Entretien avec Gabrielle Stemmer

Pointer du bout de la souris
Entretien avec Gabrielle Stemmer

(mené par mail entre novembre 2020 et janvier 2021)

Référence électronique pour citer cet article
Johan Lanoé, « Pointer du bout de la souris. Entretien avec Gabrielle Stemmer », Images secondes [En ligne], 03 | 2022, mis en ligne le 16 février 2022, URL : http://imagessecondes.fr/index.php/2022/02/16/stemmer/

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Clean With Me (After Dark) est le film de fin d’étude de Gabrielle Stemmer, étudiante du cursus montage à la Fémis. Il s’intéresse à un genre de vidéos particulièrement populaires sur la plateforme YouTube, produites par des femmes qui se filment en train de faire le ménage chez elles. Le court-métrage, qui a notamment reçu un prix au Festival international du court métrage de Clermont-Ferrand en février 2019, est un desktop film : ce genre, qui a émergé au cours de la décennie passée, intègre l’interface de l’ordinateur au langage cinématographique, rendant ainsi compte, de manière plus ou moins fictionnalisée, d’une expérience d’utilisateur·rice. On y voit le bureau, les fichiers, dossiers, applications, la souris se déplacer d’un onglet à l’autre, le navigateur s’ouvrir, Internet défiler… La cinéaste explique ici en quoi ces outils constituent « des moyens narratifs à part entière ».

Image de Clean With Me (After Dark) (2019) de Gabrielle Stemmer.

Après le succès en festivals de Clean with Me (After Dark), vous avez fait une vidéo de 4 minutes publiée sur Internet en avril 2020 sur le même sujet : Women on TikTok. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?

Women on TikTok est le pendant comique de Clean With Me (After Dark) : une blague, si l’on veut, que j’ai bricolée pendant le premier confinement, quand j’ai réalisé que le thème du ménage était très présent sur TikTok. Ça a l’avantage de montrer que cette communauté dont parlait mon premier film est aussi une communauté pleine d’humour et d’auto-dérision, et qui aborde le combat quotidien des tâches ménagères en suivant les codes propres à cette plateforme. J’ai mis la vidéo sur Facebook et YouTube, comme n’importe quelle autre vidéo de compilation – étrangement, elle a été partagée des centaines de fois sur des profils Facebook hongrois… Mystères de l’Internet.

Abordez-vous à nouveau le thème des femmes sur Internet dans votre nouveau projet ?

Effectivement, mon prochain projet est un documentaire interactif où on pourra rentrer… dans la maison d’une cleanfluenceuse1. Donc on est toujours dans le ménage jusqu’au cou. Je souhaite y conserver l’arc narratif de Clean With Me (After Dark), mais expérimenter une autre manière de raconter. Je suis très contente, car pour ce projet, je viens de gagner le prix Émergences de la SCAM. Je vais pouvoir travailler sur Sweet Home (c’est le titre du projet) le temps d’une résidence. En parallèle, je monte des films qui n’ont rien à voir avec tout ça, et je co-écris une websérie documentaire avec Titiou Lecoq, dont j’admire énormément le travail. Même s’il y aura aussi un épisode sur le ménage, ça parlera plus globalement des tendances problématiques du Youtube féminin.

Images de Women on TikTok (2020) de Gabrielle Stemmer.

Dans Sweet Home, allez-vous vous intéresser à une cleanfluenceuse qui apparaît déjà dans Clean With Me (After Dark)

Dans Sweet Home, on sera invité à entrer chez une cleanfluenceuse fictive, bien qu’inspirée des différentes femmes présentes sur YouTube et Instagram. Pour l’instant elle s’appelle Jessica, mais je vais l’appeler autrement, justement pour m’éloigner de la vraie Jessica, qui était la YouTubeuse au centre de Clean With Me (After Dark).

Ce projet sera-t-il visionnable sur Internet, ou bien va-t-il prendre la forme d’une installation vidéo ? 

En suivant un lien, on se retrouvera sur une page Internet qui hébergera Sweet Home, et on pourra entrer dans une maison – fictive elle aussi – en 3D, dans laquelle on pourra cliquer sur des éléments, de pièce en pièce, pour apprendre plus sur Jessica, sur sa famille, et sur la communauté à laquelle elle appartient. Avec le studio qui a commencé à travailler sur le projet, on pense qu’il faut développer ce projet aussi sur téléphone – mais je n’envisage pas de créer un jeu ni une application. En revanche, j’aimerais qu’on puisse explorer Sweet Home sur des bornes dans des musées, et peut-être qu’on trouvera d’autres idées en cours de route.

Cela rappelle des applis de jeux, des jeux vidéo, ou encore la plateforme Google Street View. Avez-vous le sentiment de vous aventurer en dehors du cinéma, auquel vous vous êtes formée ?

Je ne dirais pas ça, non. C’est juste une manière de raconter une histoire différente d’un film plus traditionnel et linéaire, mais qui va mobiliser les mêmes outils : écriture, image, son, montage. Avec un petit supplément d’âme technologique.

Cette dernière phrase pourrait être une brève définition de la notion de post-cinéma. Est-ce un terme qui vous semble applicable à un projet comme Sweet Home ?

J’ai un peu de mal avec ce concept de « post » : pour moi les formes peuvent cohabiter, évoluer côte à côte, sans qu’il soit question d’avant ou d’après. Je pense que Sweet Home va offrir une expérience très différente de celle d’un film traditionnel, linéaire, pas interactif, mais qu’elle relève du même art. 

Pouvez-vous nous en dire plus sur la série documentaire que vous écrivez avec Titiou Lecoq ? S’agira-t-il d’un format plus traditionnel ou souhaitez-vous poursuivre vos expérimentations formelles ?

Ce sera très différent au niveau du rythme et du ton, mais ça se passera toujours sur un écran d’ordinateur et – pour l’instant – sans voix-off. C’est un long travail d’écriture qui dure depuis plus d’un an, avec beaucoup d’allers-retours entre la chaîne, la production, Titiou Lecoq, et moi. Parce que, justement, étant donné cette forme encore inhabituelle, tout est ouvert. C’est tout l’enjeu de cette série en vérité : quelle narration choisir ? On est passé par plusieurs états, avec voix-off, sans voix-off, un personnage par épisode, un personnage pour toute la série… Et tout est encore en train de bouger, justement parce qu’on se retrouve à la croisée d’une forme expérimentale et d’une exigence télévisuelle, ce qui rend les choses compliquées. 

Avec Clean With Me (After Dark), j’avais travaillé dans ma bulle, ce qui permettait de garder un cap. Là je trouve ça plus dur, et en même temps ça permet de renouveler ma manière de faire. Et je suis super contente de travailler avec Titiou, qui est d’un grand soutien et qui apporte des éclairages différents sur les problématiques dont il est question. Mais en tout cas, ce sera 100 % desktop et 80 % YouTube ! Chaque épisode s’attaquera à un type de vidéo – et il y aura bien sûr un épisode ménage.

Ce projet est-il destiné à une diffusion télé ou à une mise en ligne sur le site d’une chaîne de télé ?

C’est un projet que je mène depuis la fin de Clean With Me (After Dark), et je suis en développement pour Arte Creative, avec Haut et Court Doc. Ce serait donc diffusé sur leur site Internet et leurs différentes plateformes. Pour l’instant, on est au stade du pilote donc ce n’est que du conditionnel, rien n’est fait. Mais on envisage 6 épisodes de 10 minutes. Pas de diffusion prévue à l’antenne, c’est vraiment un projet modelé pour le web.

Le remploi de matériau provenant de YouTube dans cette websérie soulève-t-il plus de difficultés que dans votre film de fin d’étude, fait au sein de la bulle protectrice de l’école, puis diffusé dans le milieu restreint des festivals ? Cela vous pose-t-il des problèmes, éthiques, moraux, ou bien juridiques ?

Concernant le réemploi des vidéos, la principale différence, c’est qu’il y aura beaucoup de vidéos françaises : j’imagine qu’elles répondront davantage à mes demandes d’autorisation, et donc qu’il y aura peut-être plus de choses à gérer à ce niveau-là, mais je serai aussi mieux entourée, et des personnes seront en charge de cet aspect juridique et économique. Sur le plan éthique, je veille toujours à ne pas franchir la ligne qui nous ferait passer de l’observation, de la compilation, de la mise en relation, au jugement ou à la moquerie. Moi, je ne fais que pointer du doigt – ou du bout de la souris – les absurdités liées aux modèles qu’on nous propose au quotidien. Ce ne sont pas les femmes qui relaient ces modèles qui sont en cause, ce sont les schémas dans lesquels elles sont prises. Comme dans Clean With Me (After Dark).

Pour pointer ces absurdités, vous utilisez le desktop film, contrairement à de nombreuses autrices et auteurs comme Éléonore Weber (Il n’y aura plus de nuit, 2020) ou Denis Parrot (Coming Out, 2018). Qu’est-ce qui vous séduit dans cette forme ?

Je dirais que ce sont avant tout ces éléments (bureau, fenêtres, souris) qui m’ont intéressée et donné envie de réaliser le film. Ce sont des moyens narratifs à part entière, là où les images seules, décontextualisées, rejoignent le « simple » statut de rushes. Comme Clean With Me (After Dark) est une enquête documentaire, les actions de la souris et les lettres tapées sur le clavier remplacent la voix, induisent la pensée du narrateur silencieux (ou de la narratrice) à mesure qu’elle progresse. Selon la rapidité des clics, les hésitations de la souris ou du scroll, on peut même suggérer des émotions : circonspection, excitation, inquiétude, stupéfaction… De la même manière, un zoom très lent sur les images suggère une fascination, alors qu’au contraire un zoom très brusque signifie la surprise ou l’emballement. Donc c’est en fait très construit et narrativisé. 

Pour ce film il ne s’agit pas d’un souci de transparence, car ce n’est pas la manière dont j’ai découvert tout ça. Tout est reconstruit selon un arc narratif écrit, fictif, le plus à même de faire passer les informations ou le « message », si l’on veut. En parallèle, le fait qu’on puisse voir les titres des vidéos et leurs nombres de vues, les liens des YouTubeuses entre elles, sont des éléments documentaires eux aussi, et qu’il me semblait juste de conserver et d’utiliser. En revanche, vis-à-vis du net found footage, la démarche inverse est particulièrement intéressante également – je pense à Vie et Mort d’Oscar Perez de Romain Champalaune (2018), où les images sont utilisées sans aucune interface. La seule contextualisation réside dans le format d’image, indice du réseau social dont chaque image provient. Cette démarche radicale interroge d’autant plus la nature des images postées sur Internet, et leur nature profondément politique. Et puis esthétiquement, c’est très beau, je trouve, ces images encadrées par du noir, arrachées à leur contexte de publication.


  1. Ce néologisme désigne les personnalités les plus populaires parmi celles qui produisent des médias en ligne autour de leurs activités ménagères.