Le motif de la grille dans les œuvres filmiques de Julien Prévieux

Anaïs Linares
Le motif de la grille dans les œuvres filmiques de Julien Prévieux

Résumé
À travers son œuvre, l’artiste contemporain Julien Prévieux (né en 1974) rend visibles des comportements réglés du quotidien. La grille, en tant qu’espace orthonormé et outil de mesure, apparaît de façon régulière dans ses œuvres filmiques, jusqu’à devenir un véritable motif. L’image filmée sert alors à analyser le contrôle des corps induits par la présence de la grille au sein des œuvres sélectionnées.

Mots-clés
Julien Prévieux, Grille, Motif, Scénographie, Décor, Modélisation, Capture des gestes, Gestes brevetés, Art contemporain, Vidéo.

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Quadriller les surfaces planes. Mettre au carreau les volumes. Utiliser la grille pour ce qu’elle est : une étendue qui donne des repères, cloisonne, balise. La grille apparaît régulièrement dans les œuvres de l’artiste Julien Prévieux ; notamment dans ses performances (What shall we do next ? Séquence #3, 2014 ou Of balls, books and hats, 2018) et tout particulièrement dans ses vidéos. Elle ponctue en effet l’esthétique de ses films jusqu’à devenir pure récurrence visuelle. Le projet What shall we do next ?, débuté en 2006 et développé en trois séquences, a valu à Julien Prévieux l’obtention du prix Marcel Duchamp en 2014. La vidéo constituant la Séquence #2 du projet met en scène six danseurs au sein d’un huis clos. L’espace s’organise autour d’une grille dont les lignes sont matérialisées au sol. Elle est un canevas sur lequel prennent forme les mouvements des danseurs, et devient ainsi constitutive de la scénographie. Différentes scènes de Patterns of life, vidéo de 2015 qui investit une histoire de l’enregistrement des mouvements des corps, affichent également de façon récurrente des grilles, dont la portée dépasse celle d’un simple décor. Quant à la vidéo de 2011 intitulée Anomalies construites, elle se construit sur la base de lents travellings dans une salle informatique. Des écrans d’ordinateurs affichent des images de logiciels de conception en trois dimensions dans lesquels des grilles de composition sont omniprésentes. Ces logiciels sont au repos ; en attente d’une main qui viendrait « pousser et étirer des surfaces et des arêtes », comme annoncé en voix-off par le premier personnage de l’œuvre, qui façonne des modèles architecturaux pour Google Earth.

La grille est donc un élément visuel récurrent des œuvres filmiques de Julien Prévieux. Tantôt érigée dans l’espace scénographique, tantôt aplatie au sol ou infinie sur la surface d’un écran, elle est protéiforme. Cette grille se présente comme une matrice à partir de laquelle toute idée voit le jour sous forme de modélisation numérique. Elle est également le soubassement tangible des gestes, déplacements et actions des danseurs présents dans les films, en tant qu’espace quadrillé, cloisonné. Cette grille est donc multiple, aussi bien par sa matérialisation que par les récits qu’elle raconte. Ramenée à la pratique artistique globale de Julien Prévieux, elle devient un espace révélateur de l’organisation et de la structuration de la société ; l’artiste s’attachant à signifier « l’envers déshumanisé des appareils de contrôle social[1] ».

La grille : esthétique de la modélisation

Si la grille est visible au sein des trois vidéos évoquées et se fond dans les décors de façon quasi systématique, sa matérialisation au sein des images diffère en fonction des projets. Avec Patterns of life, la grille est disséminée et comme démultipliée dans la vidéo, apparaissant et disparaissant au gré des différentes scènes présentées. Cette grille est tantôt constituée de petits carrés composant une structure métallique à claire-voie, tantôt aplanie comme un motif sur une surface posée à la verticale dans l’espace. Elle est aussi distendue, irrégulière, lorsqu’elle apparait sous forme d’ossature fixée au sol et devient un décor praticable.

Fig. 1 : Julien Prévieux, Patterns of Life, 2015. 
Vidéo HD, couleur, sonore, 15’30’’ (photogramme) © Julien Prévieux.
Fig. 2 : Julien Prévieux, Patterns of Life, 2015. 
Vidéo HD, couleur, sonore, 15’30’’ (photogramme) © Julien Prévieux.
Fig. 3 : Julien Prévieux, Patterns of Life, 2015. 
Vidéo HD, couleur, sonore, 15’30’’ (photogramme) © Julien Prévieux.
Fig. 4 : Julien Prévieux, Patterns of Life, 2015. 
Vidéo HD, couleur, sonore, 15’30’’ (photogramme) © Julien Prévieux.

Dans cette œuvre, la grille accompagne et sert la dramaturgie, Julien Prévieux proposant une réinterprétation visuelle de recherches théoriques et scientifiques autour du corps et de la capture de ses mouvements, de la deuxième moitié du XIXe siècle à nos jours. Des travaux de Jacques-Louis Soret autour du mouvement gracieux des danseurs, à l’analyse de comportements jugés anormaux dans l’espace urbain en passant par la chronophotographie d’Eadward Muybridge[2], Julien Prévieux sélectionne plusieurs épisodes de cette histoire qu’il donne à voir sous la forme de six scènes au sein desquelles évoluent cinq danseurs de l’Opéra de Paris. Dans ce scénario, la grille fait donc directement écho à ces recherches et aux moyens mis en œuvre pour étudier les corps. L’artiste amène une réflexion sur la nature des gestes, qui sont comme extraits des individus eux-mêmes, décortiqués, décomposés, et examine le cheminement historique qui conduit vers une modélisation des corps. Il se concentre par exemple sur les travaux de Lilian et Frank B. Gilbreth au début du XXe siècle, qui se sont attachés à vouloir rendre les corps au travail plus performants, afin d’améliorer leur rapidité d’exécution :

Autour des années 1910, Lilian et Frank B. Gilbreth qui étaient tous deux les promoteurs d’un management scientifique et rivaux de Frederick Winslow Taylor (le leader américain partisan de techniques scientifiques de management pour accroître l’efficacité des travailleurs), ont appliqué ces méthodes d’enregistrement des mouvements à des travailleurs. Chaque diagramme produit par le « chronocyclographe » permettait de visualiser les mouvements d’une tâche spécifique : si la ligne était longue et s’enroulait, le mouvement manquait d’efficacité. En se basant sur ces diagrammes, les outils et gestes des travailleurs pouvaient être optimisés pour augmenter leur productivité[3].

La finalité de ces recherches est de créer des modèles de gestes qui soient performants et opérants. Il s’agit de distinguer des schèmes de gestes au travail qui devraient être appliqués de ceux qui ne le devraient pas. L’une des dernières séquences de la vidéo Patterns of life reprend des recherches contemporaines concernant le domaine militaire et issues de l’agence américaine National Geospatial-Intelligence Agency. Julien Prévieux met en scène des « inconnus inconnus » au sein d’un groupe. Le philosophe Grégoire Chamayou – qui a co-écrit le scénario de Patterns of life avec l’artiste – explique cette ambition du renseignement militaire de distinguer l’anomalie parmi la norme :

Le mystère est le suivant : comment découvrir des « inconnus inconnus » (sic) ? […] Un inconnu inconnu est celui qui échappe à la fois à une identification singulière et à une identification générique : on ne sait ni qui il est (on ignore son nom, voire son visage), ni ce qu’il est (son profil d’activité ne correspond pas à ceux déjà catalogués).

La solution vers laquelle on se tourne alors est d’une certaine manière comprise dans l’énoncé du problème : pour pouvoir repérer des formes inconnues, il faut logiquement déjà disposer d’un répertoire de formes connues. L’idée est donc de cerner le typique pour repérer l’atypique. On développe alors des « schémas de vie (patterns of life) permettant d’identifier les activités normales et les activités anormales[4] ».

Fig. 5 : Julien Prévieux, Patterns of Life, 2015. 
Vidéo HD, couleur, sonore, 15’30’’ (photogramme) © Julien Prévieux.

Dans cette scène, les danseurs sont accompagnés d’autres figures tandis que la voix-off fait état de ces recherches du renseignement militaire. Ce groupe se déplace sur de larges dalles qui rappellent le béton de l’espace public et qui façonnent une large grille composée de formes rectangulaires aux dégradés de gris. L’artiste s’intéresse ainsi à la définition de ce que peuvent être des agissements anormaux et la façon dont il est possible de les définir et de les distinguer dans une foule. Ces « schémas de vie » donnent leur nom à la vidéo, pour mieux mettre en lumière des processus de normalisation des comportements, façonnés par des dispositifs de contrôle. La grille se fait donc ici le reflet des différents outils de mesure des corps qui se succèdent depuis le XIXe siècle pour aboutir à des recherches contemporaines.

Les grilles présentes dans Anomalies construites sont quant à elles d’une autre nature. Cette vidéo a été tournée dans une salle multimédia de l’École Spéciale d’Architecture à Paris[5]. Des écrans d’ordinateurs, alignés en file sur des bureaux, sont les sujets principaux filmés par la caméra. Chaque écran affiche un logiciel de dessin et modélisation numérique type SketchUp, AutoCAD ou ArchiCAD, dont l’esthétique est toute particulière : grilles, abscisses et ordonnées ; l’espace des écrans oscille ainsi entre infini et cloisonnement.

Fig. 6 : Julien Prévieux, Anomalies construites, 2011.
Vidéo HD, couleur, sonore, 7’41’’ (photogramme) © Julien Prévieux.

Ces éléments visuels servent de points de repères et permettent une mise à l’échelle pour construire virtuellement architectures et objets. Ce type de logiciels est aujourd’hui omniprésent dans le domaine de l’architecture, influençant tant la conception des projets que leur esthétique, tout comme celle des vidéos promotionnelles et maquettes virtuelles[6]. Mais ici, nulle construction n’est en cours. Une voix-off, monocorde, nous expose deux récits l’un à la suite de l’autre ; celui de « super-modélisateurs » pour Google Earth. L’activité centrale de ces personnages hors-champ est la fabrication de modèles en trois dimensions, tels que des maisons, bâtiments et gratte-ciels, qui sont ensuite mis en ligne. Ils « créent » ainsi le monde Google Earth, construisent des décors, mettent en scène leurs monuments au sein d’une trame numérique. Ils participent à un projet global de modélisation des territoires.

Dans What shall we do next ? (Séquence #2) enfin, les thématiques de la capture des mouvements et de la modélisation numérique trouvent leurs points de contact à travers la grille. Depuis 2006, Julien Prévieux réalise une « archive de gestes à venir[7] » ; gestes déposés auprès de l’agence américaine United States Patents and Trademark Office (USPTO) par des entreprises du numérique pour faire fonctionner différentes technologies (smartphones, montres ou lunettes connectées, etc.). Cette vidéo s’inscrit dans un vaste projet de l’artiste intitulé What shall we do next ? et développé sous forme de trois séquences : la première (2006-2011) est un film d’animation donnant à voir des mains modélisées qui effectuent ce type de gestes brevetés, tandis que la troisième séquence (2014-2016) est une performance dont la problématique centrale est l’attribution d’une paternité à certains gestes. La Séquence #2 est directement liée à cette troisième séquence puisqu’il s’agit d’une vidéo découlant de la performance ; Julien Prévieux souhaitant utiliser une caméra pour rendre compte d’une gestuelle effectuée par ses danseurs qui pourrait disparaitre dans un rapport scène-spectateur lors de la performance[8]. L’œuvre What shall we do next ? (Ultimate Pinch-to-Zoom) (2018) s’ajoute à cette série ; il s’agit d’une impression Duratrans montrant une main contrainte par un dispositif à exécuter le geste « Pinch to zoom» (pincer pour zoomer) ; geste devant être effectué sur une surface numérique tactile et qui a été au coeur d’une série de procès entre Apple et Samsung[9].

Dans la vidéo What shall we do next ? (Séquence #2), six danseurs se déplacent sur une grille. Ils réalisent des séries de gestes brevetés, prélevés par l’artiste dans les archives de l’USPTO. L’esthétique de cette grille, créée à partir de simples lignes droites blanches matérialisées au sol, renvoie directement aux grilles de composition d’interfaces de logiciels de modélisation type SketchUp.

Fig. 7 : Julien Prévieux, What Shall We Do Next? (Sequence #2), 2014.
Vidéo HD, couleur, sonore, 16’47” (photogramme) © Julien Prévieux.
Fig. 8 : Julien Prévieux, What Shall We Do Next? (Sequence #2), 2014.
Vidéo HD, couleur, sonore, 16’47” (photogramme) © Julien Prévieux.

Fig. 9 : Dépôt de brevet d’Apple n° US 8,046,721 B2, 25 octobre 2011. Brevet expliquant comment, par le geste, déverrouiller une image sur un écran.
« Unlocking a device by performing gestures on an unlock image » [En ligne], s.d..

Fig. 10 : Conseils d’Apple pour l’utilisation d’un pavé tactile
« Use Multi-Touch gestures on your Mac » [En ligne], s.d.
L’esthétique des logiciels de modélisation architecturale influe directement sur celle d’Anomalies construites et What shall we do next ? (Séquence #2). En plus de la grille de composition en elle-même (cf. Fig. 6), des échos visuels à ces logiciels sont également présents. La voix-off d’Anomalies construites explique : « Quand il n’y a rien dans Sketchup, il y a ce sol plat très vert, le dégradé de bleus du ciel et les axes x, y et z[10] ». L’espace géométrique de What shall we do next ? (Séquence #2) est lui-même animé par des bandes de couleurs, ici grises, vertes et bleues, qui se répètent sur les murs (cf. Fig. 7). Les mouvements de caméra souhaités par l’artiste pour la réalisation d’Anomalies construites reprennent également l’iconographie des logiciels et la manière dont un usager peut bénéficier d’une navigation fluide au moment de son utilisation[11] : la vidéo se construit sur la base de longs travellings, la caméra glisse lentement dans l’espace pour fournir des images lisses, créant un effet de contemplation. Quant aux danseurs de What shall we do next ? (Séquence #2), ils semblent eux-mêmes comme modélisés, de la même façon que le logiciel 3D Warehouse propose un catalogue de personnages que les utilisateurs peuvent créer et déposer ou télécharger librement pour les insérer dans SketchUp. Julien Prévieux joue alors sur une mise en abyme : les œuvres elles-mêmes s’apparentent à un logiciel de modélisation ; les films deviennent des surfaces dans lesquelles les spectateurs plongent, de la même façon que les personnages d’Anomalies construites racontent en voix-off leur immersion dans un travail de modélisation fluide via l’interface.

Espaces et personnages « cadrés »

À l’intérieur de cette image-écran qu’est la vidéo Anomalies construites, chaque ordinateur apparaît comme une petite boîte qui affiche l’interface d’un logiciel. Et c’est dans l’une de ces boîtes que paraissent enfermés les performers de What shall we do next ? (Séquence #2).

Fig. 11 : Julien Prévieux, Anomalies construites, 2011.
Vidéo HD, couleur, sonore, 7’41’’ (photogramme) © Julien Prévieux.
Fig. 12 : Julien Prévieux, What Shall We Do Next? (Sequence #2), 2014.
Vidéo HD, couleur, sonore, 16’47” (photogramme) © Julien Prévieux.

Julien Prévieux, partant de l’environnement des logiciels de modélisation en trois dimensions avec Anomalies construites, se dirige ensuite avec What shall we do next ? (Séquence #2) au-dessus de la grille de composition, puis se concentre sur l’observation de plusieurs voire d’un seul espace carré. Chaque carreau issu du traçage de la grille au sol représente une année de brevet pendant laquelle un geste d’interaction numérique a été déposé. Les danseurs y circulent et se positionnent à l’intérieur ou sur les lignes droites. Ils énoncent régulièrement cette année à voix haute avant d’engager dans l’espace la réalisation du geste concerné : par exemple des gestes d’activation de Google Glass (une paire de lunettes avec réalité augmentée) ou de Leap Motion (dispositif de reconnaissance des mouvements des mains). Chaque carré constitue donc une cellule à l’intérieur d’une grille, elle-même à l’intérieur d’un huis clos, dans lequel les danseurs sont enfermés. Ces derniers évoluent la plupart du temps seuls dans chaque case, comme figés dans leurs gestes. Les regards sont fixes, dirigés vers le lointain, les dialogues inexistants, et les actions paraissent mécaniques. Dans leur analyse de l’œuvre, Catherine Duchesneau et Magali Uhl reviennent sur la présence physique des danseurs :

Des voix sans émotion, des gestes précis, des déplacements mesurés dans l’espace en guise d’interaction sociale. L’humain à venir pourrait ainsi agir comme l’automate ou le robot dont les mouvements, décortiqués et programmés […], seraient les prémices d’interactions sociales faites de distance et d’évitement[12].

L’humain est donc robotisé, il répète inlassablement des gestes conçus pour lui, voit le monde à travers des technologies numériques. Cet effet est d’autant plus présent avec la bande-son : électronique, répétitive, ainsi que la voix-off, blanche et monocorde.

Avec Patterns of life, la scénographie est également développée sous forme de cellules dans lesquelles évoluent les personnages. Dès la première scène, l’artiste joue sur le montage de la vidéo en introduisant deux images simultanées. Ce compartimentage n’est pas sans faire écho aux travaux de décomposition du mouvement d’Etienne-Jules Marey et Eadweard Muybridge[13].

Fig. 13 : Julien Prévieux, Patterns of Life, 2015. 
Vidéo HD, couleur, sonore, 15’30’’ (photogramme) © Julien Prévieux.

D’autre part, chaque scène du film est rattachée à un dispositif spécifique, au sein d’un grand espace noir créant ici aussi un effet de huis clos. Le lieu de tournage est fragmenté, compartimenté. Chacun des danseurs se situe donc dans un espace cadré, construit spécifiquement pour lui, comme un petit laboratoire. Tout au long du film, c’est la grille elle-même qui bien souvent façonne ces cellules. Un jeu de lumière favorise la création d’îlots dans lesquels les danseurs mettent en œuvre leurs actions. En recourant à cette scénographie, Julien Prévieux ouvre plusieurs « fenêtres », parfois simultanément sur un même plan, comme un rideau levé sur des espaces de l’observation, de l’analyse, de la découpe des gestes. Cette mise-en-scène rejoint les propos de Grégoire Chamayou dans son analyse des clichés des Gilbreth :

Mais il est également vrai que ce procédé de visualisation recouvre une opération concomitante d’invisibilisation ou d’effacement. Sur le cliché des Gilbreth, le corps du travailleur se floute en un halo indistinct à l’arrière-plan. Le corps disparait littéralement derrière les lignes de son geste. Du corps évanescent, il ne reste plus que le fossile éblouissant de ses mouvements passés[14].

En ce sens, alors que les travaux historiques dont fait état Julien Prévieux dans cette vidéo ont pour objet de rendre visible le mouvement en le décomposant, Grégoire Chamayou insiste sur un effet inverse : celui de la dissolution du corps dans les images (cf. Fig. 17). Via cette scénographie sous forme de cellules, Julien Prévieux donne à voir des figures qui continuent leurs actions en arrière-plan. Comme cette danseuse qui déroule un rouleau de scotch le long d’une structure pénétrable qui ressemble à une grille distendue. Cette scène se réfère en fait aux études de Paul-Henry Chombart de Lauwe qui, dans les années 1950, examine les déplacements d’une jeune fille vivant dans le XVIe arrondissement de Paris[15]. En matérialisant ses mouvements par l’utilisation du scotch, la danseuse laisse une trace, une « ligne de ses gestes » et ses « mouvements passés ». Plus tard dans la vidéo, elle sera submergée par ces lignes de scotch, avant de finalement disparaître de cet îlot.

Fig. 14 : Julien Prévieux, Patterns of Life, 2015. 
Vidéo HD, couleur, sonore, 15’30’’ (photogramme) © Julien Prévieux.
Fig. 15 : Julien Prévieux, Patterns of Life, 2015. 
Vidéo HD, couleur, sonore, 15’30’’ (photogramme) © Julien Prévieux.
Fig. 16 : Julien Prévieux, Patterns of Life, 2015. 
Vidéo HD, couleur, sonore, 15’30’’ (photogramme) © Julien Prévieux.

Par ailleurs, dans son analyse du jeu-vidéo intitulé Framed (2014), dont le héros est « enfermé » dans des cases s’apparentant à celles d’une bande-dessinée ou d’un story-board, Anna Caterina Dalmasso précise le sens du terme « framed » et le traduit par « encadré », mais aussi par « piégé », « enfermé[16] » : « c’est bien le sens figuré qu’évoque encore le mot framed, renvoyant à l’acte d’enfermer, piéger, emprisonner, ou bien d’être victime d’un coup monté[17] ».

Cette définition s’accorde avec le compartimentage des danseurs de Patterns of life. Par une mise en abyme du cadre – cadre de la caméra d’abord, mais aussi de la scénographie sous forme de huis clos, puis le cloisonnement des actions des personnages par le biais du montage ou de la scénographie – Julien Prévieux semble vouloir raconter une histoire : ces corps cloisonnés, ce sont des corps « encadrés », qui font état de leur mise en données. De la même façon que les danseurs de What shall we do next ? (Séquence #2) sont comme modélisés, ceux de Patterns of life sont soumis à une analyse de leurs gestes ; gestes pensés comme des données à exploiter. En se faisant scénographie, la grille permet un encadrement physique des personnages. La grille qui modélise, qui établit donc un modèle, permet de rendre compte de cette bascule vers la dissolution des corps pour tendre vers une normalisation et standardisation des comportements, que ce soit au travail, dans l’espace public, ou en répétant inlassablement une chorégraphie de schèmes de gestes brevetés permettant de faire fonctionner des technologies numériques.

La grille comme métonymie

À travers ces trois vidéos, Julien Prévieux fait état d’un monde dans lequel l’humain se transforme en corps modulable, en donnée à exploiter. La grille est ce qui rend ce phénomène visible, palpable ; elle devient le symbole d’une réification et mise à profit des gestes. La vidéo Anomalies construites produit cet éclairage en se concentrant sur des gestes en interaction avec les technologies numériques. Les deux récits en voix-off nous permettent en effet de considérer la grille sous deux angles : d’un côté sous l’angle du plaisir ressenti par un utilisateur de logiciels de modélisation lorsqu’il interagit avec une grille de composition qui guide ses gestes et son regard, et de l’autre des pratiques d’optimisation des gestes de la part d’entreprises du numérique qui transforment cette grille en piège.

La fluidité des mouvements de l’image que l’on retrouve dans ces logiciels de modélisation, mise en lumière par la caméra de Julien Prévieux, renvoie vers le plaisir de l’interaction avec des outils numériques que développent concepteurs et designers. Ces derniers doivent en effet convoquer un mode d’emploi simple et efficace, générer un ensemble de stimuli chez les utilisateurs. L’ouvrage destiné aux designers d’interfaces et intitulé Brave NUI world. Designing natural user interfaces for touch and gesture de Daniel Wigdor et Dennis Wixon, apparaît comme un véritable mode d’emploi pour la création d’une gestuelle efficace à mettre en œuvre avec une interface. NUI, signifiant Natural User Interface, ou Interface Utilisateur Naturelle, correspond à l’ensemble des techniques de conception mises en œuvre par les designers pour créer des interfaces agréables à utiliser. Pour cela, Daniel Wigdor et Dennis Wixon valorisent la nécessité de construire des interactions dont l’apprentissage par les utilisateurs sera rapide :

Pour nous, une Interface Naturelle Utilisateur est une interface qui fournit un chemin d’accès clair et agréable pour engendrer une utilisation experte irréfléchie. Elle fait paraitre naturels des comportements qualifiés dans un apprentissage et une pratique experte. Elle rend l’apprentissage joyeux et élimine la corvée distrayante d’une pratique qualifiante. Elle peut faire de vous un praticien qualifié qui aime ce qu’il est en train de faire. Ici, naturel ne signifie pas brut, primitif ou simplifié. Le terme trouve sa meilleure signification dans la phrase « cette personne agit naturellement ». Quand on entend parler d’une personne de cette façon, on a le sentiment que sa performance est idéale et qu’elle paraît sans effort et gracieuse[18].

L’UX design, soit le design d’expérience utilisateur (User eXperience) joue également un rôle dans cette attractivité. Ce sont ici les schémas cognitifs de l’utilisateur que l’on cherche à approcher. L’objectif est de créer une navigation simple au sein des produits, mais aussi de susciter du plaisir chez le consommateur. Le manuel de Sylvie Daumal intitulé Design Experience Utilisateur. Principes et méthodes UX définit ses principes :[le design d’expérience] cherche surtout à créer une expérience avec de l’émotion et du réenchantement[19]. Une véritable relation physique et psychique se crée donc entre l’utilisateur et l’objet numérique. SketchUp joue d’ailleurs sur cette image de plaisir et de facilité d’utilisation dans sa présentation du logiciel sur son site Internet :

Les meilleurs outils sont ceux que vous êtes impatient d’utiliser. Ils vous permettent de très très bien faire une chose (voire deux). Ils vous permettent de faire ce que vous voulez sans que vous ayez à déterminer comment le faire. Avec ces outils, les tâches difficiles ou ennuyeuses deviennent un jeu d’enfant, vous permettant ainsi de vous concentrer sur l’aspect créatif et sur votre productivité, ou sur les deux à la fois. Et ils sont, à leur manière, magnifiques[20].

La mise en lumière de la grille de composition dans Anomalies construites permet ainsi à Julien Prévieux de rendre sensibles ce plaisir et cette facilité de l’interaction ; la grille étant un « outil », un repère orthonormé, un moyen pour l’œil et la main de s’orienter. Le témoignage du premier personnage d’Anomalies construites décrit en ce sens une certaine délectation à se concentrer sur le travail de modélisation qu’il effectue :

Je pense avoir trouvé dans la fabrication de modèles 3D pour Google Earth une manière de me réaliser. […] j’aime cette impression de comprendre comment s’organisent les monuments, les bâtiments, les villes. Pourquoi les choses sont telles qu’elles sont. C’est une vraie solution quand on se sent submergé ; une thérapie architecturale en quelque sorte[21].

Mais si le premier personnage de l’œuvre décrit un « sentiment d’euphorie » dans son utilisation du logiciel SketchUp et la mise en ligne de monuments sur Google Earth, le second témoignage d’un « super-modélisateur » porte un regard plus critique. Il raconte en effet la façon dont il se fait « piéger » ou est « victime d’un coup monté » pour reprendre l’expression d’Anna Catarina Dalmasso dans sa définition du mot framed[22]. Il se met à travailler gratuitement pour Google Earth en étant super-modélisateur bénévole, tout comme l’ensemble d’une communauté :

Bon, c’est pas qu’on était vraiment conscients de pourquoi on faisait les choses avant, ni qu’on consentait vraiment à les faire, mais là sans contrainte, sans qu’on nous force, sans salaire, on s’est mis à travailler vraiment intensément[23].

Le personnage prend ensuite l’exemple d’une forme de travail rémunéré quelques centimes par Amazon via le programme Mechanical Turk, permettant aux internautes de réaliser des tâches plus ou moins longues et complexes :

Ce genre de marchés était devenu la norme, les entreprises utilisaient Mechanical Turk pour nous faire travailler à bas prix et des dizaines d’activités pénibles avaient été transformées en jeu pour qu’on travaille sans le savoir[24].

Il s’agit ici pour l’artiste d’aborder une forme de digital labor. Camille Alloing et Julien Pierre donnent une définition de cette notion dans leur ouvrage intitulé Le web affectif. Une économie numérique des émotions :

L’expression digital labor désigne l’activité des utilisateurs ainsi exploités (que nous proposons de traduire en « travailleurs du clic ») : contributeurs de wiki, auteurs de commentaires, initiateurs et relais de réputation, créateurs de contenus pour les médias sociaux, ouvriers réalisant à la chaîne ce que les algorithmes ne peuvent encore industrialiser (à la manière du service Mechanical Turk d’Amazon, du reCaptcha de Google et des fonctionnalités de taxinomie sociale) et bien entendu tous les internautes dès lors qu’ils cliquent simplement sur un like, un cœur, etc. Le labeur effectué consiste en une activité de faible intensité et requérant une faible expertise tout en produisant par l’industrialisation de ce processus appliqué aux millions d’utilisateurs une forte valeur économique au bénéfice exclusif du propriétaire de la plateforme numérique. Et cela sans rétribution pour l’internaute-opérateur (si ce n’est l’usage d’un service gratuit ou des formes de reconnaissance symbolique)[25].

Le piège se referme. La présence de la grille dans Anomalies construites joue ainsi sur une ambiguïté : elle facilite une utilisation experte accessible au plus grand nombre, mais sa forme elle-même, comme une surface qui enferme, cloisonne, permet également de rendre visible une forme de dérive présente dans l’utilisation du numérique. Elle devient ainsi métonymie, l’expression visuelle d’un fonctionnement du monde basé sur une exploitation des gestes. Cette ambivalence était particulièrement présente dans l’exposition « Double jeu » au Fonds Régional d’Art Contemporain (FRAC) Centre-Val de Loire en 2014. Répondant à une invitation du FRAC, Julien Prévieux expose Anomalies construites en résonance avec une sélection de projets architecturaux de Jean-Louis Chanéac (1931-1993)[26]. Cet architecte développe entre autres ce qu’il nomme l’architecture insurrectionnelle :

L’idée centrale était de favoriser l’intervention de l’usager dans la création de son environnement ; une architecture qui serait à l’image de la vie […] donnant à ses habitants « les moyens de réaliser leurs rêves et leurs besoins du moment, de recréer un univers poétique (Chanéac[27]) ».

Chanéac créé par exemple des Cellules-parasites, structures destinées à venir se greffer sur des habitats et utilisables par tout un chacun, augmentant les espaces de vie de façon rapide, directe et sans intermédiaire. Face à cette utopie architecturale des années 1960-1970, Julien Prévieux met l’accent sur un discours d’autonomisation des technologies numériques biaisé : le slogan de SketchUp « 3D modelling for everyone » [la modélisation 3D pour tous] est voilé par le concept de travail quasi bénévole et d’économie digitale qui transparaissent derrière Anomalies construites. La proposition d’accomplissement individuel semble alors avoir été détournée, déviée.

La grille, entre archéologie visuelle et terrain de jeu

Le travail de recherche réalisé par Julien Prévieux sur la capture des gestes inscrit l’artiste dans une histoire de l’art du XXe siècle liée aux études autour de la décomposition du mouvement. L’artiste en donne un aperçu dans son texte « The new graphic method » en évoquant Marcel Duchamp et Man Ray et des mouvements artistiques comme le futurisme ou l’Internationale situationniste[28]. Mais avec ces trois œuvres, c’est la grille elle-même qui devient un élément visuel subtilement référencé. En effet, la grille apparait comme un élément visuel récurrent de l’histoire de l’art, par son rattachement aux travaux sur la perspective tout d’abord, mais aussi à l’art moderne. Ce motif a fait l’objet d’une étude par Rosalind Krauss, qui affirme à son sujet :

Apparue dans la peinture cubiste d’avant-guerre pour devenir toujours plus rigoureuse et manifeste, la grille annonce, entre autres choses, la volonté de silence de l’art moderne, son hostilité envers la littérature, le récit et le discours. […] La grille proclame d’emblée l’espace de l’art comme autonome et autotélique.[…] Il faut remonter loin dans l’histoire de l’art pour trouver des exemples de grilles : aux XVe et XVIe siècles, dans les traités sur la perspective et dans ces délicates études faites par Uccello, Léonard, Dürer, où le réseau perspectif s’inscrit sur le monde représenté comme s’il était l’armature de son organisation[29].

L’historien de l’art Éric de Chassey poursuit cette archéologie de la grille dans l’art en analysant également son rôle dans la peinture tout au long du XXe siècle, du cubisme au post-modernisme, en passant par des artistes expressionnistes abstraits ou le travail de Support(s)-Surface(s), tout en la reliant au rationalisme en urbanisme et en architecture[30]. L’utilisation de la grille comme élément structurant de ses scénographies permet à Julien Prévieux de faire des renvois à cette histoire de l’art. Au sein de plusieurs scènes de Patterns of life par exemple, la grille fait tout d’abord office de rappel historique ; elle accompagne un déroulé chronologique par une sélection de travaux de recherche spécifiques. Ainsi, l’artiste réinterprète visuellement les travaux de Lilian et Frank B. Gilbreth notamment. Pour leurs expérimentations, ces derniers utilisent des lampes placées sur les mains des travailleurs, une grille en arrière-plan ainsi qu’un chronomètre. Julien Prévieux reprend l’iconographie de ces travaux en rendant seulement visibles certains éléments choisis du processus, telle que la grille.

Fig. 17 : Frank B. Gilbreth, Motion efficiency study, c. 1914, Collection du National Museum of American History, Washington. © Droits réservés.
Fig. 18 : Julien Prévieux, Patterns of Life, 2015. 
Vidéo HD, couleur, sonore, 15’30’’ (photogramme) © Julien Prévieux.

Mais dans cette scène, cette grille fait aussi écho au pouvoir de sa forme même dont parle Éric de Chassey :

La grille est ainsi, dès son origine, liée à une volonté paradoxale : système de totalisation, de compréhension globalisante du monde, ici encore essentiellement plastique, elle est aussi outil de destruction […] sinon de négation. Ce deuxième aspect existe sans doute essentiellement parce que l’application à la nature en montre de fait l’opposition, l’anti-naturalisme[31].

Il ajoute en citant la critique d’art Amy Goldin :

« La grille n’offre rien de plus (ou de moins) que l’expérience continue d’un espace mesuré, l’expérience de l’ordre visuel en lui-même ». Il faut insister fortement sur le rôle principal que joue la grille en peinture : celui d’attirer l’attention – avec plus ou moins de vigueur – sur le fait que l’on se trouve devant un objet artificiel, ayant ses caractéristiques propres qui le mettent à part du monde des objets[32].

En construisant sa scénographie à partir de cellules, comme de petits laboratoires, Julien Prévieux renvoie vers un effacement des spécificités du mouvement humain, une construction rationnelle de la mise en données des gestes qui supprime d’emblée la nature intime du geste. Cependant, si, chez Julien Prévieux, la grille figure de façon directe des outils d’optimisation des gestes ou de leur contrôle, sa récurrence au sein des vidéos la transforme en motif, c’est-à-dire en élément visuel qui se répète. Elle est également un simple décor, qui participe de la scénographie des vidéos. Ses lignes droites, ses carrés, ses angles, deviennent des éléments de construction et de composition des images. La tangibilité de sa forme, qui renvoie aux phénomènes de mises en données du monde, se transforme alors en abstraction, en espace « autotélique »[33]. En réactivant sans cesse cette grille dans son œuvre, l’artiste la renverse, la fait basculer dans le champ de l’art, la détourne. L’exposition monographique de l’artiste intitulée « Des corps schématiques » au Centre Pompidou en 2015-2016 rend particulièrement compte de ce processus. La grille est d’ailleurs au centre de la scénographie, sous forme d’installation cette fois, avec l’œuvre intitulée Anthologie des regards. Le commissaire de cette exposition Michel Gauthier affirme :

L’artiste met en jeu des procédures, des instruments participant à la marchandisation et à la surveillance de la société. Il mobilise un contre-emploi en les transformant en pure forme. […] On retombe sur des formes utilisées par la modernité tout au long du XXe siècle. […] Julien [Prévieux] réussit au fond à montrer la charge critique, le pouvoir politique de la pure forme[34].

Le commissaire parle également en ce sens d’un « jeu de rapports entre le pouvoir politique de l’art et le pouvoir de la forme »[35]. Ces références implicites à la grille dans l’histoire de l’art deviennent comme un jeu de cache-cache qui la fait basculer du champ de la modélisation à celui de l’art, la renvoie à sa plasticité : tantôt carrée ou rectangulaire, resserrée ou distendue, érigée dans l’espace ou plaquée au sol. D’autres objets et décors présents dans Patterns of life viennent renforcer cet effet : les petites sculptures en fil de fer par exemple, jouent sur une ambivalence entre les travaux de Gilbreth – qui reproduit en trois dimensions les lignes des mouvements des sujets étudiés – et des formes sculpturales de l’art moderne. Le mouvement réifié se transforme alors en une composition plastique exposée.

Fig. 19 : The original films of Frank B. Gilbreth, 1945, Society for the Advancement of Management (photogramme). © Droits réservés
Fig. 20 : Julien Prévieux, Patterns of Life, 2015.
Vidéo HD, couleur, sonore, 15’30’’ (photogramme) © Julien Prévieux.

En outre, avec les œuvres What shall we do next ? (Séquence #2) et Patterns of life, Julien Prévieux s’inscrit également dans l’histoire de la danse. Les déplacements des danseurs de What shall we do next ? (Séquence #2) ne sont pas sans rappeler par exemple le travail de l’artiste, chorégraphe et membre du Bauhaus Oskar Schlemmer. Avec son Ballet Triadique (1922) Oskar Schlemmer mène, entre autres, une réflexion sur la géométrisation des corps et des espaces[36]. Des références à la danse postmoderne et minimaliste des années 1960-1970, qui questionnent le geste dans ce qu’il a de plus quotidien, sont également visibles dans le travail filmique de Julien Prévieux. Le film Hand movie (1966) d’Yvonne Rainer, qui propose un gros plan sur la main de la chorégraphe, résonne avec ces gestes brevetés exécutés sans relâche par les danseurs et parfois montrés en gros plan dans What shall we do next ? (Séquence #2). Le travail chorégraphique de Lucinda Childs se fait également sentir dans les deux œuvres filmiques. La pièce chorégraphique Dance (1979), conçue pour dix-sept danseurs en collaboration avec Philip Glass et Sol LeWitt, propose un dispositif scénique autour d’une grille[37], tandis que la chorégraphie Calico Mingling (1973) « présente quatre danseuses effectuant des gestes élémentaires et des trajectoires simples répétées à l’infini, sur un sol quadrillé qui souligne une gestuelle géométrique »[38]. Julien Prévieux reprend l’esthétique de cette chorégraphie – filmée en 1973 par Babette Mangolte dans l’espace public – par une matérialisation de la grille au sol, ou encore le positionnement des danseurs à l’intérieur et en-dehors des carrés de la grille et leurs trajectoires. Julien Prévieux choisit donc de s’inscrire dans le champ chorégraphique, et explique ce positionnement lors d’une rencontre au MAC VAL de Vitry-sur-Seine en 2016 : le recours à la danse pour aborder la thématique de la propriété des gestes est selon lui une façon d’apporter de légères variations à ces gestes propriétés. Par toute sa culture chorégraphique, son parcours, son histoire, le corps du danseur n’est pas un simple interprète. Comme tout un chacun, il transporte avec lui une façon spécifique de faire le geste. Mais la maitrise particulière qu’un danseur possède de son corps lui permet d’introduire des variations légères, conscientes et non conscientes, d’amener une singularité de l’exécution. Julien Prévieux parle d’un « grain », qui permet « d’accélérer ou de distendre le geste », de « l’amener ailleurs » [39]. De plus, si les danseurs de What shall we do next ? (Séquence #2) doivent reproduire des gestes brevetés, ils jouent aussi à s’en échapper. Ainsi, pendant un court instant, ils répondent à une consigne de l’artiste : tenter de se dérober du « champ de vision » de capteurs ou détecteurs de mouvement. En rythme avec la musique particulièrement marquée et cadencée sur ce plan-séquence, les danseurs sont en dehors de chaque case de la grille ; ils ne font que les traverser, leur échapper, effectuent des mouvements sur place, ou se soustraient à une ligne pour atteindre rapidement une nouvelle. Les gestes sont plus amples, saccadés, les membres se déploient. Souvent le visage est dissimulé, voilé par une main, un bras, ou la tête penchée en avant, sur le côté. Les corps qui se dérobent échappent pour un instant fugitif à l’œil de la caméra. Ainsi, entre deux séries de gestes contrôlés, Julien Prévieux introduit des failles, certes fugaces, comme une brève tentative, mais bien présentes dans l’œuvre. C’est donc en passant par une pensée réflexive sur le champ artistique que l’artiste détourne l’instrumentalisation du corps qui retentit à travers les trois œuvres sélectionnées : il provoque des déviations, de subtils pas de côté sur une grille déjouée.

Conclusion 

Cette grille est donc un motif familier pour toute personne qui pose son regard sur les œuvres de Julien Prévieux. Elle est d’ailleurs de nouveau visible dans la dernière production vidéo de l’artiste intitulée Where Is My (Deep) Mind ? (2019). De la permanence de la grille dans les images de Julien Prévieux découle une esthétique issue de références historiques liées à l’étude des mouvements du corps et à l’exploitation des gestes dans l’utilisation du numérique. La grille joue alors son rôle de trame directrice aussi bien que celui d’outil de mesure, jusqu’à devenir espace-cellule. Cependant, par sa récurrence et la diversité de ses formes, cette grille devient aussi abstraction visuelle, Julien Prévieux jouant sur sa matérialité et sa plasticité, pour finalement la transformer en figure artistique autoréflexive. À la fois décor, motif, accessoire, la grille est investie d’une nouvelle puissance qui la fait basculer dans le champ de l’art.

Touché, coulé.

L’auteure remercie Julien Prévieux pour l’entretien accordé dans le cadre de la rédaction de cet article.


[1] Elie During, « Julien Prévieux ou la reconnaissance des formes », dans Dario Cimorelli, Giacomo Merli (dir.), Le prix Marcel Duchamp 2014 : Théo Mercier, Julien Prévieux, Florian et Michaël Quistrebert, Evariste Richer, Milan, Silvana Editoriale, 2014, p. 20.

[2] Julien Prévieux retrace un historique de la capture des corps dans « The new graphic method », publié dans The Elements of Influence (and a Ghost) à l’occasion de son exposition à la Blackwood Gallery en 2017. Cf. Julien Prévieux, « The new graphic method », The Elements of Influence (and a Ghost), Mississauga, Blackwood Gallery, 2017. Disponible en ligne. URL : http://blackwoodgallery.ca/exhibitions/2017/Influence.html

[3] Julien Prévieux, Ibid., p. 13. Traduction de l’auteure.

[4] Grégoire Chamayou, « Avant-propos sur les sociétés de ciblage. Une brève histoire des corps schématiques », Jef Klak [En ligne], mis en ligne le 21 septembre 2015. URL : http://jefklak.org/avant-propos-sur-les-societes-de-ciblage/

[5] Entretien accordé à l’auteure par Julien Prévieux le 7 novembre 2018.

[6] Antoine Picon analyse l’apparition du numérique dans le champ architectural dans Antoine Picon, Culture numérique et architecture. Une introduction, Bâle, Birkäuser, 2010.

[7] Elie During, Julie Pellegrin, Julien Prévieux, Gestion des stocks, Lyon, ADERA, 2009, p. 49.

[8] Entretien accordé à l’auteure par Julien Prévieux le 7 novembre 2018.

[9] Clémence Dunand, « Brevet : Apple ne détient toujours pas le « pincer pour zoomer » », Les Echos [En ligne], mis en ligne le 30 juillet 2013. URL : https://www.lesechos.fr/2013/07/brevet-apple-ne-detient-toujours-pas-le-pincer-pour-zoomer-342350

[10] Retranscription d’un extrait du texte de l’œuvre Anomalies construites.

[11] Entretien accordé à l’auteure par Julien Prévieux le 7 novembre 2018.

[12] Catherine Duchesneau, Magali Uhl, « Gestes « de l’air » et autres mouvements du corps à venir. La fiction prospective et l’incorporation des technologies chez Julien Prévieux », Inter Art Actuel, 128, janvier 2018, p. 31.

[13] Marta Braun analyse les images de découpe des mouvements dans une grille orthonormée par Muybridge dans Marta Braun, « Muybridge le magnifique », Études photographiques, 10, 2001 [En ligne], mis en ligne le 10 septembre 2008. URL : http://journals.openedition.org/etudesphotographiques/262

[14] Grégoire Chamayou, « Avant-propos sur les sociétés de ciblage. Une brève histoire des corps schématiques », op.cit.

[15] Julien Prévieux, « The new graphic method », op. cit., p.14.

[16] Anna Catarina Dalmasso, « L’écran c’est le corps. Penser le cadre sans bords », Mauro Carbone, Anna Catarina Dalmasso, Jacopo Bodini, (dir.), Vivre par(mi) les écrans, Dijon, Les presses du réel, 2016, p.171.

[17] Anna Catarina Dalmasso, Ibid., p. 184.

[18] Daniel Wigdor, Dennis Wixon, Brave NUI world. Designing natural user interfaces for touch and gesture, Burlington, Morgan Kaufmann, 2011, p. IX. Traduction de l’auteure.

[19] Sylvie Daumal, Design Experience Utilisateur. Principes et méthodes UX, Paris, Eyrolles, 2012, p.12

[20] Site Internet de SketchUp. URL : https://www.sketchup.com/fr

[21] Retranscription d’un extrait du texte de l’œuvre Anomalies construites.

[22] Anna Catarina Dalmasso, « L’écran c’est le corps. Penser le cadre sans bords », op.cit., p. 184.

[23] Retranscription d’un extrait du texte de l’œuvre Anomalies construites de Julien Prévieux.

[24] Ibid.

[25] Camille Alloing, Julien Pierre, Le web affectif, une économie numérique des émotions, Bry-sur-Marne, INA, 2017, p. 33.

[26] Cf. Présentation de l’exposition sur le site Internet du FRAC Centre-Val de Loire. URL : http://www.frac-centre.fr/expositions/dans-les-murs/double-jeu-582.html

[27] Christel Frapier, « Chanéac », dans Brayer Marie-Ange, Migayrou Frédéric (dir.), Architectures expérimentales 1950-2000. Collection du FRAC Centre 2003, Orléans, HYX, p. 144.

[28] Julien Prévieux, « The new graphic method », op. cit.

[29] Rosalind Krauss, « Grilles », L’originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, Paris, Macula, 1993, pp. 93-94.

[30] Eric de Chassey, « Après la grille », in Bernard Ceysson, Eric de Chassey, Camille Morineau( dir.), Abstractions / abstractions : géométries provisoires, Saint-Etienne, Musée d’art moderne, 1997.

[31] Éric de Chassey, « Après la grille », op.cit., p. 14.

[32] Éric de Chassey, Ibid., p.11.

[33] Rosalind Krauss, « Grilles », op.cit., p. 94.

[34] Retranscription d’un extrait de la bande-annonce de l’exposition. URL : https://www.centrepompidou.fr/cpv/ressource.action?param.id=FR_R-b98da7b41b51f1961fc2dba53b1141&param.idSource=FR_E-e205258085cce335a427e2ea3991a

[35] Ibid.

[36] Pour une réflexion sur l’œuvre d’Oskar Schlemmer, voir Claire Rousier (dir.), Oskar Schlemmer ; l’homme et la figure d’art, Pantin, Centre National de la Danse, 2002.

[37] Julia Caniglia, « Dancing in Sol LeWitt’s Expanding Grid », Sightlines, Walker Reader [En ligne], mis en ligne le 17 février 2011. URL : https://walkerart.org/magazine/sol-lewitts-expanding-grid

[38] Texte extrait du cartel de la vidéo Calico Mingling de Lucinda Childs présenté dans le cadre de l’exposition « Coder le monde » au Centre Pompidou, du 15 juin au 27 août 2018.

[39] Rencontre avec Julien Prévieux au MAC VAL dans le cadre du festival « Bis repetita placent », intitulée « Reprise, réactivation du geste », 2 avril 2016.


Référence électronique, pour citer cet article

Anaïs Linares, « Le motif de la grille dans les œuvres filmiques de Julien Prévieux », Images secondes. [En ligne], 02 | 2020, mis en ligne le 21 février 2020, URL :

http://imagessecondes.fr/index.php/2020/02/21/le-motif-de-la-grille-dans-les-oeuvres-filmiques-de-julien-previeux/