Œil pour œil

Ariane Papillon

Œil pour œil

Résumé

Œil pour œil est un essai vidéo de vingt-cinq minutes proposant une réflexion sur l’utilisation cinématographique d’images de vidéo-surveillance, en particulier lorsqu’elles rencontrent, au montage, des images qui renvoient à ce que je qualifie de « régime amateur ». L’essai interroge les manières dont le cinéma permet de penser ces deux types d’images et met en question l’idée selon laquelle leur mise en relation serait forcément de l’ordre de l’opposition. 

Mots-clés

amateur, surveillance, montage, images opératoires, contre-visualité,  documentaire

Référence électronique pour citer cet article

Ariane Papillon, « Œil pour œil », Images secondes [En ligne], 03 | 2022, mis en ligne le 16 février 2022, URL : http://imagessecondes.fr/index.php/2022/02/16/papillon/

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Lien de visionnage : https://vimeo.com/666172695

Méthodologie

Ce travail d’analyse est performé par le biais d’une voix-off qui accompagne le spectateur ou la spectatrice dans la découverte d’extraits d’un corpus de films récents utilisant des images de vidéo-surveillance, et en particulier deux films, Selfie d’Agostino Ferrente (2019) et Les Sauteurs de Moritz Siebert, Estephan Wagner et Aboubakar Sidibé (2016). La voix-off retrace en l’actualisant un travail de recherche qui croise différentes approches. En effet, le texte que l’on entend mobilise aussi bien les outils de l’analyse filmique et de l’esthétique que des éléments d’investigation sur les processus de fabrication des films, en s’appuyant notamment sur des entretiens : un morceau d’enregistrement audio d’une discussion avec Estephan Wagner est par exemple intégré à la bande sonore. L’essai convoque également des références à d’autres films, d’autres types d’images, ainsi qu’à des écrits théoriques. Enfin, je fais appel à une expérience personnelle de mise en scène en présentant deux courts-métrages qui déclinent par la fiction une réflexion sur les deux types d’images qui font l’objet de cet essai. L’Étrangère (2020) mêle en effet des images filmées par les personnages et des images de vidéo-surveillance dans le cadre d’un récit d’anticipation qui pousse à son paroxysme l’obsession de l’hyper-visibilité dans un monde sans angle mort. Register Only (2019) hybride la caméra de surveillance et la caméra amateur en mettant en scène un personnage qui installe une caméra cachée dans une chambre d’hôtel et monnaye les images à caractère pornographiques ainsi produites. 

C’est donc en faisant appel aux méthodes de la recherche-création que j’ai conçu Œil pour œil, en pensant ensemble différents enjeux de mise en scène, tant du point de vue des intentions et de la fabrication que de la réception. La voix-off permet de fluidifier la circulation entre ces enjeux et leur transmission. Le montage vidéo met au travail différents matériaux sonores et visuels et propose aux spectateurs et spectatrices de s’appuyer sur des images pour suivre un raisonnement fondé sur l’étude et la fabrication d’images. Cette méthode place la pensée des images de cinéma au cœur d’une approche plus large, considérant qu’il est pertinent de « se servir du cinéma pour questionner les autres images – et vice versa », pour reprendre l’expression de Serge Daney1. En outre, les split-screens permettent d’expliciter formellement une recherche qui s’attache justement à penser la juxtaposition. Aussi, je prolonge les gestes des cinéastes qui offrent une expérience cinématographique fondée sur le montage et parfois sur le remploi d’images hétéroclites, en superposant ou faisant s’enchaîner des extraits de films, des extraits de mes courts-métrages ou encore des images issues d’Internet. Certains extraits sont des enregistrements d’écran, et apparaissent des morceaux d’interface de visionnage (notamment YouTube et Viméo), ce qui me permet à la fois de légender les extraits, mais aussi de rendre visible le contexte dans lequel je les ai vus, tout en replaçant ces matériaux dans le processus d’une collecte et d’une recherche effectuées principalement à travers un ordinateur. L’argumentaire est alors performé2 aussi bien par la voix que par l’enchaînement et la juxtaposition des extraits, qui reviennent parfois plusieurs fois pour être questionnés différemment.

D’abord, l’essai vidéo présente les deux régimes d’images dont il sera question à travers leur présence au sein du film Les Sauteurs. Je qualifie d’amateur cette esthétique en utilisant notamment le terme bodymages inventé par la chercheuse Ulrike Lune Riboni pour désigner les vidéos réalisées pendant le soulèvement populaire tunisien en 2011. Le terme, forme contractée des mots anglais body et images, désigne en effet des « images-corps » « où le tremblé s’apparente à une palpitation »3. Pour la chercheuse, ces plans impliquent l’impossibilité « d’oublier que quelqu’un est là et tient l’appareil, si le plan tremble, c’est un corps qui tremble, si l’appareil semble tomber, c’est un corps qui s’écroule »4. Le terme « amateur », qui s’oppose à « professionnel », qualifie les faiseurs d’images. Pourtant, je propose de le penser à partir d’une esthétique et notamment par la notion de point de vue. En effet, dans Les Sauteurs comme dans Selfie, il est impossible « d’oublier que quelqu’un est là et tient l’appareil » puisque c’est justement parce que ce sont les protagonistes qui filment que les images prennent sens. Le caractère « imparfait » des images, leur tremblé caractéristique, participe de ce qui se noue entre les spectateurs et spectatrices et les personnages-filmeurs. J’utilise le terme d’« images amateur » en référence à ce qui, justement, les oppose aux images de surveillance. Il s’agit ici de leur place sur la scène (conflictuelle) du visible : les images amateur sont mobilisées contre le pouvoir, contre les institutions coercitives qui possèdent leurs propres systèmes de fabrication d’images (l’État à travers sa police – c’est le cas précisément pour Selfie et Les Sauteurs : pour le premier, le récit s’articule autour d’un événement tragique, le meurtre du jeune Davide Bifolco, tué par un policier ; pour le second, il est question de la répression subie par les personnes exilées traquées et battues à la frontière espagnole). C’est ce que Steve Mann et d’autres après lui nomment la « sousveillance », une pratique de production d’images citoyenne5. C’est à l’aune de ce qu’Emmanuel Alloa nomme « la nouvelle guerre du storytelling »6 que je propose de penser les deux types d’images, c’est-à-dire que je les pense l’un par rapport à l’autre, l’un en fonction de l’autre.

C’est d’abord à partir d’une rhétorique du conflit que je propose d’analyser ces images et leur rencontre au cinéma. D’abord, je rappelle que l’image de surveillance, en tant qu’« image opératoire »7, sert des opérations techniques et politiques qui outrepassent leur fonction représentative. Les images amateur peuvent donc être vues comme un contre-pouvoir exercé par une visibilité dissensuelle. La juxtaposition des images de surveillance et des images filmées par Aboubakar Sidibé ou Alessandro et Pietro, les protagonistes de Selfie, permet de mettre en valeur leurs radicales différences esthétiques que je résume par la formule suivante : « l’humain contre la machine ». Aussi, dans une première lecture, je montre comment la rencontre de ces deux types d’image permet de re-jouer au cinéma une conflictualité qui existe ailleurs, notamment dans le contexte des mobilisations citoyennes exhortant à utiliser la vidéo comme outil de lutte8

Dans un second temps, je montre comment le cinéma permet justement de déplacer ces images sur la scène du visible : d’abord, en les sortant de leur contexte, elles changent de régime attentionnel9; ensuite, la confrontation avec les images dites « amateur » permet de porter un autre regard sur elles. Ce détournement ou « retournement » répondrait au vœu formulé par Gilles Deleuze lorsqu’il écrit qu’il importe d’« aller au cœur de la confrontation, [en se demandant] si le contrôle ne peut pas être retourné, mis au service de la fonction supplémentaire [c’est-à-dire esthétique] qui s’oppose au pouvoir »10. Ce « retournement de l’ennemi sur son propre terrain » utilise ses images (même si elles sont feintes, dans le cas de Selfie) pour les éclairer d’un nouveau jour grâce aux images filmées par les mêmes corps qui sont contrôlés par les caméras de surveillance. Elles ne sont alors plus seulement mises au service d’opérations de répression mais servent plutôt la « fonction supplémentaire » grâce à ce système de dialectique des images que j’ai cherché à décrire dans l’essai vidéo.

Dans un troisième temps, je développe l’hypothèse principale de mon essai, qui nuance l’idée selon laquelle le cinéma permettrait de révéler une ontologie des images ou de lutter contre les images du contrôle, en privilégiant la formulation suivante : le cinéma met en lumière et en scène des opérations de regard. D’abord, l’interview d’Estephan Wagner permet de remettre au cœur de la réflexion la dimension politique et circonstancielle du regard posé sur les images. Les mêmes images, toujours polysémiques, peuvent en effet être vues et considérées par différentes personnes ou entités de manière radicalement différentes. En ajoutant une vidéo promotionnelle de la guardia civil trouvée sur YouTube, je prolonge cette réflexion en provoquant un choc : dans Les Sauteurs, puisque nous sommes en empathie avec le personnage d’Abou, la guardia civil ne peut être qu’une entité à craindre, une menace, tandis que la vidéo met en scène avec force d’effets (musique martiale, ralentis, contre-plongées…) son rôle protecteur et bienfaiteur. Puis, je propose de voir que le cinéma, plus que de mettre en scène les images pour elles-mêmes, met en scène les opérations de regard qu’il déploie par leur mise-en-film. J’exemplifie cela en convoquant d’autres films : La Mer du milieu, de Jean-Marc Chapoulie (2019), Ailleurs partout, de Vivianne Perelmuter et Isabelle Ingold (2020) et Il n’y aura plus de nuit, d’Eléonore Weber (2021).

Enfin, je poursuis ma réflexion en proposant de remettre en cause l’hypothèse de départ consistant à considérer la rencontre des images de surveillance et des images amateur comme la manifestation d’un conflit, comme deux régimes de visibilité se faisant face. Des extraits notamment de Les Misérables, de Ladj Ly (2019), Transformers: the Premake, de Kevin B. Lee (2014) et Clean with me (after dark) de Gabrielle Stemmer (2019) mettent en avant les possibles accointances entre les usages et stratégies filmiques des « amateurs » et l’idée de surveillance globale. Notamment, je m’appuie sur l’expression de « permutabilité des positions de surveillant et de surveillé »11 formulée par Éric Sadin pour interroger les images amateur comme une forme potentielle de participation des acteurs surveillés à leur propre surveillance, ce que Dominique Quessada nomme « sousveillance »12. Je montre notamment que les deux types d’images que j’opposais jusqu’alors peuvent servir un dessein commun : celui de rendre visible ce qui pourrait ne pas l’être, alimentant une tentation d’hyper-vsibilité qui peut être considérée comme un péril. Je mobilise la notion de pulsion scopique, que Jean-Louis Comolli notamment décrit comme constitutive de l’expérience humaine et de l’histoire des évolutions des machines de vision13. Grâce à l’exemple d’Il n’y aura plus de nuit et Register Only, je propose de considérer la rencontre des deux régimes d’image étudiés via une image de contrôle non-machinique, orchestrée par un œil humain, ce qui remet en question la notion d’image opératoire, celle-ci sous-entendant la disparition d’un sujet. Ces exemples invitent à relire les analyses précédentes à la lumière des notions de points de vue et d’« opération de regard ». 

Je propose à la fin de l’essai vidéo de considérer la possibilité que ces deux types d’images se rejoignent voire se complètent, en ce qu’elles permettent de recouvrir des champs du visible et des champs de l’expérience sensible différents, qui seraient réunis au cinéma pour proposer ce que je nomme « une vision totale », c’est-à-dire qui associerait une sensation d’objectivité, d’omniscience, à une sensation de subjectivité. La résistance serait alors à chercher du côté d’une fuite, d’un refus de ce qu’Yves Citton et Emmanuel Alloa nomment « la tyrannie de la transparence » fondée sur la « shareveillance » (surveillance en partage) et contre laquelle il faudrait opposer un « droit à l’opacité », expression qu’ils reprennent à Édouard Glissant14. Le cinéma est donc pris dans la tension entre l’invisibilité des êtres (qui peut être vécue comme une invisibilisation politique, et c’est contre elle que des films comme Les Sauteurs ou Selfie entendent agir) et « la  sur-exposition dans la lumière de leur mise en spectacle », pour reprendre une expression de Georges Didi-Huberman15. Une voie parallèle à cette « guerre du storytelling » avec laquelle j’ouvrais Œil pour œil pourrait être une stratégie de dissimulation. Rendre cette stratégie soluble dans un travail audiovisuel peut être paradoxal, c’est pourquoi la réflexion reste à poursuivre.


Ariane Papillon

Ariane Papillon est diplômée en cinéma et audiovisuel de l’École Normale Supérieure de Lyon et de l’École Nationale Supérieure d’Audiovisuel de Toulouse, et est titulaire d’un diplôme spécialisé sur le monde arabe de l’Institut d’Études Politiques de Lyon. Depuis 2016, elle a vécu principalement à Tunis, où elle a notamment travaillé au service de coopération et d’action culturelle de l’ambassade française. Elle est lauréate du CAPES de Lettres modernes en 2019. Aujourd’hui elle enseigne en Licence Cinéma à l’Université Paris VIII où elle prépare un Doctorat de recherche-création autour des dispositifs de partages de la mise-en-scène et de délégation de la caméra dans le cinéma documentaire, sous la direction de Dork Zabunyan (laboratoire ESTCA). Elle réalise dans ce cadre deux projets documentaires, À nos amies (soutenu par la SCAM et le CNC) et Dream City (produit par Backstory.Media et soutenu par le CNC).


  1. Serge Daney, La Maison cinéma et le monde, t. 4, Paris, P.O.L., 2015, p. 23.
  2. Sur la question de l’essai vidéo comme « recherche performative » voir Catherine Grant, « The audiovisual essay as performative research », Necsus, décembre 2016.  URL : https://necsus-ejms.org/the-audiovisual-essay-as-performative-research/.
  3. Ulrike Lune Riboni, « Juste un peu de vidéo » : la vidéo partagée comme langage vernaculaire de la contestation. Tunisie 2008-2014, Thèse de doctorat, Université Paris-8-Vincennes-Saint-Denis, 2016, p. 261. 
  4. Ibid., p. 261.
  5. Steve Mann, Jason Nolan, Bary Welmann, « Sousveillance: inventing and using wearable computing devices for Data collection in Surveillance environments », Surveillance and Society, vol 1, n°3, 2005, pp. 331-355.
  6. Emmanuel Alloa, « La transparence dans le viseur américain », Libération, 30 décembre 2014.
  7. C’est le terme employé par Harun Farocki et qu’il étudie à travers ses films, notamment Images du monde et inscription de la guerre (1989) et Auge/Maschine (2001). Voir également le texte « La guerre trouve toujours une issue », HF/RG, catalogue d’exposition, éd. Black Jack/Galerie nationale du Jeu de paume, 2009, publié en 2005 dans Cinéma magazine sous le titre « La guerre trouve toujours un moyen ».
  8. Voir à ce propos les travaux d’André Gunthert, notamment les textes publiés sur son blog Imagesociale (https://imagesociale.fr/) ou publiés dans L’Image conversationnelle : l’image partagée, la photographie numérique, Paris, Textuel, 2015. Voir aussi ceux d’Alain Bertho (notamment « Énoncés visuels des mobilisations : Autoportraits des peuples », Anthropologie et Sociétés, vol. 40, n°1, 2016, pp. 31-50), ou encore de Dork Zabunyan, L’Insistance des luttes : images, soulèvements, contre-révolutions, Paris, De L’incidence, 2016.
  9. Voir Yves Citton, Pour une écologie de l’attention, Paris, Seuil, 2014, et Francesco Casetti, The Lumière Galaxy: seven key words for the cinema to come, New York, Columbia University Press, 2015.
  10. « Lettre à Serge Daney : optimisme, pessimisme et voyage », cité par Dork Zabunyan, « Le cinéma comme art du contrôle : stratégies de retournement », dans Anne Querrien, Anne Sauvagnargues et Arnaud Villani (dir.), Agencer les multiplicités avec Deleuze, Paris, Hermann, 2019.
  11. Éric Sadin, Surveillance globale, Enquête sur les nouvelles formes de contrôle, Paris, Climats, 2009.
  12. Dominique Quessada, « De la sousveillance. La surveillance globale, un nouveau mode de gouvernementalité », Multitudes, vol. 40, n°1,2010, pp. 54-59.
  13. Voir notamment l’introduction de Corps et cadre, Paris, Verdier, 2012.
  14. Emmanuel Alloa et Yves Citton, « Tyrannies de la transparence », Multitudes n°73, 2018.
  15. « Les peuples sont exposés à disparaître parce qu’ils sont […] sous-exposés dans l’ombre de leur mise sous censure ou […] sur-exposés dans la lumière de leur mise en spectacle ». George Didi-Hubermann, Peuples exposés, peuples figurants, Paris, Les Éditions de Minuit, 2012, p.15.