Le collectionneur de fragments cinématographiques

Alice Monin

Le collectionneur de fragments cinématographiques

Résumé

Dans ce travail, je m’intéresse à des collectionneurs peu connus, qui se distinguent par leur originalité, loin des timbres, boules à neige et bibelots en tout genre. Je pense aux collectionneurs d’extraits de films. Je me suis moi-même faite collectionneuse pour réaliser cet essai vidéo, afin de dévoiler un regard personnel et sensible à l’aide de multiples fragments filmiques. Au fil des mots et de l’enchaînement des images, mon regard résonne avec d’autres regards, en particulier avec ceux des membres du groupe Facebook La Loupe…

Mots-clés

collection, cinéma, extraits, numérique, cabinet de curiosité 

Référence électronique pour citer cet article

Alice Monin, « Le collectionneur de fragments cinématographiques », Images secondes [En ligne], 03 | 2022, mis en ligne le 16 février 2022, URL : http://imagessecondes.fr/index.php/2022/02/16/monin/

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Lien de visionnage : https://vimeo.com/469316259

Dans son article « In So Many Words », le critique de cinéma Adrian Martin écrit que « le leurre séduisant de l’essai audiovisuel, comme il nous submerge aujourd’hui, est précisément l’illusion entêtante qu’il offre, pendant quelques secondes, que tout cadre et toute situation ont disparu – que les fragments de cinéma, animés par le montage, diront tout comme par magie »1. Les fragments dont parle l’auteur sont le matériau premier de l’essai vidéo que j’ai réalisé. À la manière des mashups thématiques de l’émission d’Arte Blow Up, j’ai imaginé des « collisions d’images, des remontages »2 pour reprendre les mots de Luc Lagier, qui évoquent l’univers du collectionneur, mais pas n’importe lequel. À travers ces images, j’ai décidé de m’intéresser à celui qui collectionne des fragments cinématographiques sur son ordinateur. En effet, à l’ère du 2.0, l’accessibilité incroyable aux films dont nous bénéficions, modifie et réinvente constamment notre rapport au cinéma. 

Le groupe Facebook La Loupe qui fait partie des nombreuses initiatives cinéphiles apparues en ligne au début de la crise sanitaire, en mars 2020, a très vite attiré mon attention car il révèle d’innombrables quêtes thématiques menées par ses membres. Dans son livre consacré à la Poétique de la collection au XIXe siècle, Dominique Pety évoque le mouvement incessant de toute collection : « [elle] devra construire une logique nouvelle, sur un fond primordial de désordre, et intégrer la transformation, la circulation, le changement, comme principe de sa continuité »3. Les collections des membres de La Loupe font état de ce mouvement perpétuel. Or, loin de simplement juxtaposer des bibelots sur les étagères de sa bibliothèque, de disposer des antiquités dans son salon, ou bien de ranger et d’aligner des papillons derrière des vitrines en verre, le collectionneur d’extraits filmiques réinvente sans cesse de nouveaux rapports entre les fragments collectés, et fait jaillir un sens nouveau « comme par magie »4. Le remontage crée une nouvelle unité fragmentée dans laquelle chaque composant de la collection trouve sa place et s’articule autrement avec les autres extraits. 

Cette pratique dialogue avec la notion de post-cinéma. En effet, les posts Facebook des internautes donnent lieu à des listes non-exhaustives d’extraits filmiques référencés dans les nombreux commentaires. Les internautes deviennent des médiateurs qui créent de nouveaux points d’entrée dans les films en fonction des scènes spécifiques recherchées. Ils sont des expérimentateurs qui replongent dans leur mémoire afin de proposer des échantillons de films qui se rejoignent autour d’une même thématique. Cette constellation des motifs n’est pas sans rappeler la conception warburgienne de la résurgence des motifs passés dans des œuvres d’art plus récentes. La Loupe apparaît alors comme une sorte d’atlas mnémosyne cinématographique dans lequel les motifs entrent en résonance d’un commentaire à l’autre. Un fil invisible se tisse entre les mots, et entre les extraits cités. Ces nouveaux agencements permettent d’appréhender autrement les films évoqués. Ce ne sont plus des objets homogènes mais bien des œuvres disséquées. La notion de post-cinéma comprend ici un travail de réminiscence des extraits filmiques. Les internautes doivent d’abord se souvenir des films avant de contribuer aux listes thématiques qui apparaissent dans les commentaires, sous chaque publication.  

Un montage de textes
Figure 1. Montage réalisé à partir de commentaires de la page Facebook La Loupe. « La Loupe », Facebook [en ligne] avril-septembre. URL : https://www.facebook.com/groups/142596063746489, consulté le 10/09/2020.

Dans l’essai audiovisuel, j’ai utilisé des fragments de films qui se rapportent au monde de la collection, pour finalement les détourner grâce au montage, et à la présence de la voix off qui accompagne le défilement des images. Certains passages introduisent des écarts avec la pensée commune de ce que devrait être un parfait collectionneur, et l’humour n’est jamais très loin. Ainsi, dans l’extrait de L’Obsédé (The Collector), réalisé par William Wyler en 1965, le ravisseur Freddy Cregg (Terrence Stamp), dévoile avec fierté sa collection de papillons qui remplit son cabinet de curiosité à sa belle captive, Samantha Eggar (Miranda Grey), après avoir pris le soin de lui ligoter les mains. Plus loin, dans l’essai vidéo, alors que le dangereux micro-organisme du Mystère Andromède (The Andromeda Strain, 1971) envahit l’écran de contrôle du vaisseau, la voix off qui accompagne cet extrait évoque les curiosités filmiques que les membres de La Loupe s’échangent par publications interposées. 

"Bonsoir, je cherche l'intégrale de l'histoire du cinéma."
Figure 2. « La Loupe », art. cit.

Cette forme de réflexivité-distance qui s’actualise par le décalage entre le son et l’image et par la pratique du remontage m’amène à questionner le rapport qu’entretient le collectionneur de fragments cinématographiques avec les multiples extraits de films qu’il rassemble. Que cherche-t-il à saisir ? Comment sélectionne-t-il les plans ? Dans un texte publié en ligne, Catherine Grant revient sur l’essai vidéo qu’elle a réalisé sur le fondu enchaîné, et explique que « les aspects critiques [de l’essai vidéo] sont indissociables des enjeux créatifs et affectifs, et se prêtent alors extrêmement bien au type d’exploration que Susan Sontag aurait pu encourager lorsqu’elle écrivit : “il faut remplacer l’herméneutique par l’érotique de l’art” »5. Loin de simplement produire un « leurre séduisant » ou une « illusion entêtante », l’essai vidéographique, avec ses multiples remontages, introduit une dimension à la fois critique mais aussi affective. S’approprier le matériau filmique ne suffit pas, il faut nécessairement l’apprivoiser. Au même titre que la plupart des collectionneurs du dimanche sur les brocantes, la notion de désir, de proximité avec l’objet voulu, est essentielle. Le plaisir de pouvoir jongler avec les images en dehors de « tout cadre et toute situation » donne lieu à une forme d’exhaustivité filmique évoquée par Martin, mais rend surtout compte d’une dimension affective, qui va de pair avec la figure du collectionneur. Le processus de sélection des images résulte d’un temps d’apprivoisement, au cours duquel le collectionneur prend le temps d’être habité par les images, et les images acceptent d’être regardées. Une relation de proximité se noue finalement entre le collectionneur et les plans qu’il rassemble. 

Au fil du montage de cet essai vidéo, je me suis donc mise dans la peau d’une internaute-collectionneuse de La Loupe. J’ai redécouvert certaines des publications en arpentant la page à l’aide de ma molette. Beaucoup des extraits que j’ai choisis sont passages de films cités sur la page Facebook. Le choix de l’essai vidéo m’a permis de me mettre « à la place de », afin de donner forme à un agencement imaginaire, qui se veut comme l’un des résultats potentiels et imaginaires de l’une des nombreuses listes thématiques conçues collectivement sur La Loupe. Le mashup textuel devient alors un mashup cinématographique. 

La phase d’apprivoisement entre un collectionneur et les différents fragments est possible grâce à de multiples visionnages. Un écran d’ordinateur est donc indispensable. L’expérience esthétique n’a plus rien à voir avec une projection dans une salle de cinéma, mais elle ouvre d’autres potentialités. Elle permet de se familiariser davantage avec les images qui deviennent accessibles et manipulables. Le fait de collectionner des extraits vidéo peut être mis en parallèle avec un tout autre type de collection, elle aussi numérique. Je pense aux tableaux numérisés, visibles sur certains sites de musées, comme sur le site de la National Gallery. En effet, une loupe virtuelle permet de pénétrer à l’intérieur des tableaux pour en découvrir leurs moindres détails. De la même manière, l’accumulation d’extraits de films permet finalement de s’attarder et d’explorer à l’infini le défilement des images qui s’enchaînent sous nos yeux. Le fait de collectionner des fragments cinématographiques ne remplace pas l’expérience de projection dans une salle de cinéma. Il s’agit finalement d’un moyen qui permet de questionner et de mettre à distance les images, tout en vivant une expérience esthétique au plus près d’elles, en tant que collectionneur. 

Fin du groupe.
Figure 3. « La Loupe », art. cit.

* Cet article a été écrit lorsque le groupe Facebook « La Loupe » existait encore. Ce dernier a été supprimé le 12 juillet 2021. Le nouveau groupe Facebook « Cinema » a été créé afin de prendre la relève. Il se veut comme un lieu virtuel d’échanges autour des films et des réalisateurs mais ne permet plus le partage de fichiers de film.


Alice Monin

Alice Monin est étudiante à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm. Elle est titulaire d’un master d’études cinématographiques de l’université Sorbonne Nouvelle – Paris 3. Dans ce cadre elle a rédigé un mémoire de recherche sur les scènes d’immersion dans l’eau au cinéma sous la direction d’Antoine de Baecque. 


  1. Adrian Martin, « In so Many Words » [en ligne], Film and Moving Image Studies Re-Born Digital?, Frames Cinema Journal n°1, 2012. URL : http://framescinemajournal.com/article/in-so-many-words/, consulté le 7 avril 2021. Citation non-traduite : « The seductive lure of the audiovisual essay, such as it sweeps over us at present, is precisely the heady illusion it offers, for a moment or two, that all frames and contexts have dissolved – that fragments of cinema, sparked into life by our montage of them, will magically “say it all” ».
  2. Luc Lagier, « Luc Lagier : “Blow Up” peut continuer encore longtemps » [en ligne], entretien accordé au CNC, 2021. URL : https://www.cnc.fr/series-tv/actualites/luc-lagier–blow-up-peut-continuer-encore-longtemps_1388087
  3. Dominique Pety, Poétique de la collection au XIXe siècle. Du document de l’historien au bibelot de l’esthète, Nanterre, Presses universitaires de Paris Ouest, 2010, pp. 179-180.
  4. Adrian Martin, op. cit
  5. Catherine Grant, « Dissolves of Passion » [en ligne], The Videographic Essay (3/8), 2019. URL:  http://videographicessay.org/works/videographic-essay/dissolves-of-passion-1#_edn44. « The critical aspects of the work are inseparable from the creative, affective ones , and lend themselves so well, then, to the kind of exploration that Susan Sontag might have been calling for when she wrote: “In place of a hermeneutics we need an erotics of art”».