Le dos de l’avatar au cinéma

Diego Gachadouat Ranz

Le dos de l’avatar au cinéma

Résumé

Cette contribution étudie la vue TPS au cinéma comme un processus permettant aux jeux vidéo de renouveler les formes filmiques. La vue TPS entraîne la disparition du visage de l’avatar, témoignant expériences centrées sur soi proposées les jeux vidéo. Son utilisation au cinéma pose problème en termes d’identification au personnage. Néanmoins, la vue TPS dans les jeux vidéo produit un attachement puissant à l’avatar, qui offre au cinéma des solutions pour mettre en place une complicité entre spectateur et personnage. Notre étude met en lumière trois caractéristiques décisives de ce point de vue : les distances élastiques qu’il organise en posant les conditions d’un rapport empathique ; ses possibilités kinesthésiques qui favorisent des interactions sensorielles et motrices ; le faux-mouvement qu’il entraîne, branchant ainsi la situation psychique du personnage sur celle du spectateur. La notion de post-cinéma apparaît comme une possibilité du cinéma lui-même, appelé à répondre aux images vidéoludiques qui contribuent à façonner de nouvelles formes de sensibilité. Le format vidéo choisi propose de vivre ces effets optiques, ces transports kinesthésiques et ces mouvements d’affects en privilégiant une forme immédiate et incarnée.

Mots-clés

remédiation, travelling, empathie, kinesthésie, jeu vidéo

Référence électronique pour citer cet article

Diego Gachadouat-Ranz, « Le dos de l’avatar au cinéma », Images secondes [En ligne], 03 | 2022, mis en ligne le 16 février 2022, URL : http://imagessecondes.fr/index.php/2022/02/16/gachadouat-ranz/

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Lien de visionnage : https://vimeo.com/667181938

La notion de post-cinéma permet d’aborder une transformation historique qui n’empêche pas de réfléchir aux relations entre les anciens et les nouveaux régimes médiatiques. À ce titre, le cinéma comme « art impur » présente dès son origine des affinités avec d’autres arts comme la littérature ou le théâtre1. Cette proposition n’est pas nouvelle mais elle continue à nous éclairer sur le cinéma actuel transformé par l’arrivée des nouvelles images2 comme celles du jeu vidéo. Par exemple, la vue TPS désigne un point de vue conventionnel dans les jeux vidéo modélisés en 3D. Déplacé dans le champ du cinéma, cette forme devient une manière de représenter le personnage (de dos), de déployer l’espace (à partir de ce corps) et d’engager le spectateur. Quels sont les enjeux éthiques et esthétiques soulevés par la remédiation de la vue TPS au cinéma ? Nous pensons que certains outils et modèles issus des études vidéoludiques peuvent nous aider à mieux cerner les enjeux de ces transferts intermédiatiques. Notre objectif sera donc d’enquêter sur la spécificité de ces médiums autant que d’interroger les conditions de leur rencontre. 

Méthodologie

Le choix du format vidéo répond à deux objectifs. D’une part, inscrire les films et les jeux vidéo étudiés dans un champ commun d’images en mouvement afin de mieux faire émerger certaines similarités. D’autre part, permettre à l’analyse de s’appuyer sur les images afin de faire résonner le discours. En effet, nos hypothèses de départ sont ancrées dans une étude des formes visuelles et des effets d’optique qu’elles produisent. Or, ce type d’approche se heurte souvent aux cadres universitaires traditionnels consacrés à la valorisation des recherches (articles sans image, communications trop brèves pour présenter des extraits, etc.). Le format vidéo offre ici au spectateur la possibilité de voir et d’éprouver les enjeux identificatoires soulevés par la vue TPS.  

L’exposé-vidéo est organisé en trois parties reposant chacune sur une structure identique : l’affichage du titre de la partie, un point théorique permettant d’introduire une notion issue des game studies, une analyse synthétique de trois films permettant d’aborder la migration de ces enjeux dans le champ cinématographique. L’ordre des films étudiés dans chaque partie répond également à une organisation fixe. Les images des deux premiers films visent à mettre en évidence une caractéristique formelle de la vue TPS (la poursuite, le champ flou, le décollement du personnage) et ses conséquences sur la relation entre le spectateur et le personnage (prédation/empathie, mouvement partagé, identification inversée). L’analyse extensive du troisième film permet de voir comment ces questions rencontrent la trajectoire narrative du personnage. Il s’agit ainsi de comprendre comment la vue TPS permet de modéliser certains enjeux éthiques et esthétiques abordés dans le film. Chaque partie s’achève par une synthèse qui propose de ramener les éléments évoqués à une réflexion d’ensemble sur le cinéma en associant le discours à un bref montage d’extraits de films non étudiés. 

À partir de cette structure qui répond à un souci de lisibilité, le montage vise à remettre « du jeu » en apportant de la souplesse à l’ensemble de l’exposé. D’une part, à travers la juxtaposition sans démarcation et sans titrage des films étudiés. Le passage entre les extraits sur des cuts son et image permettent de formaliser cette idée. L’objectif est de donner l’impression d’une bande-image qui préexisterait à l’analyse. D’autre part, à travers un montage sans hiérarchie de séquences filmiques et vidéoludiques. Les points de contact entre le discours évoquant un médium et les images qui relèvent de l’autre contribuent alors à souligner certaines proximités souterraines entre cinéma et jeux vidéo. L’utilisation ponctuelle du split-screen répond à un souci de démonstration en proposant de confronter les médiums ou les séquences d’un même film afin d’en souligner certaines dialectiques. En somme, il s’agit de faire confiance aux images et au montage comme moyen complémentaire d’expression. 

Notre corpus de films appartient à un cinéma contemporain inspiré par les jeux vidéo sur le plan stylistique. Cette influence ne relève donc ici ni de l’adaptation, ni de la thématisation mais plutôt d’une hybridation formelle entre les deux médiums. C’est une influence à la fois plus souterraine et plus constitutive pour l’élaboration de ces films, attestant ainsi d’une maturité des relations entre cinéma et jeux vidéo. Ce corpus rassemble des cinéastes qui revendiquent (Gus Vant Sant) ou non (Bela Tarr) cette influence sur leurs choix de mise en scène et des films qui présentent parfois une certaine hétérogénéité formelle. La mise en lumière d’un motif commun à travers la vue TPS permet alors de faire émerger un renouvellement des formes stylistiques constitutif d’un cinéma contemporain.

Synthèse

Le travelling d’accompagnement est une forme qui traverse l’histoire du cinéma du XXe siècle3 et dont l’importance croissante accompagne le développement de la Dolly et du Steadicam. Néanmoins, dans les films du XXIe siècle, ce type de travelling devient une façon continue dans le film et récurrente au cinéma de représenter le corps, de déployer l’espace et d’impliquer le spectateur. La vue TPS qui se développe au même moment4 dans les jeux vidéo comme un mode d’accès conventionnel aux espaces virtuels modélisés en 3D constitue sa référence esthétique. Dès lors, sa migration dans le champ du cinéma apparaît comme un modèle des processus de « remédiation »5 qui permettent aux jeux vidéo de renouveler les formes filmiques contemporaines. Nous adopterons donc une perspective intermédiatique en confrontant des propositions issues à la fois des études cinématographiques et vidéoludiques afin de réfléchir aux interférences, aux convergences et aux transferts de significations, de concepts et de formes entre les médias.

La vue TPS au cinéma invite le spectateur à se lier au personnage en l’accompagnant tout en adoptant une position en retrait. Il nous a donc semblé pertinent de réfléchir aux enjeux identificatoires soulevés par cette forme filmique. À ce sujet, les caractéristiques formelles de la vue TPS mobilisent deux types de rapports distincts au dos des personnages. Le travelling de poursuite convoque un regard prédateur sur le corps exposé, sur le modèle de la vue subjective du monstre dans le cinéma fantastique ou d’horreur. Le travelling d’accompagnement relève d’un rapport empathique ancré dans une régulation constante des distances entre l’œil du spectateur et le corps détourné. En effet, le développement de l’empathie liée en psychologie à la capacité d’adopter le point de vue de l’autre repose sur la nécessité de distinguer soi et autrui6. À ce titre, ce phénomène est à distinguer de la sympathie ou de l’imitation motrice qui décrivent des étapes antérieures dans le développement du bébé marquées par l’absence des processus d’inhibition qui lui permettraient de faire cette distinction. La vue TPS offre donc une modélisation pertinente de l’empathie en proposant à la fois d’attacher (proximité) et de détacher (position en retrait) le spectateur du personnage. Cette proximité par distance met en place une relation étroite dégagée de tout idéal fusionnel. Dans les jeux vidéo, ces caractéristiques de la vue TPS permettent de réinscrire une ambivalence décisive de l’avatar – à la fois corps prothétique qui permet au joueur d’agir et corps autonome doté d’intentions et de motivations personnelles7. Au cinéma, cette ambivalence peut être soulignée par l’élasticité des distances que le plan organise entre le spectateur et le personnage. Ce rythme éthique (distances variables par rapport à l’autre) rencontre ainsi un rythme esthétique (distances variables par rapport aux images) à travers un jeu d’oscillation entre profondeur et surface. Ce sont les enjeux d’une éthique du regard appelée à s’interroger sur la « juste » distance à conserver avec l’image et le personnage.

Dans les jeux vidéo, la vue TPS accompagne le passage d’une perspective statique sur l’image à une « perspective mobile »8 dans un environnement devenu navigable. Dès lors, l’avatar m’amène à éprouver ses mouvements et ses déplacements dans l’espace virtuel. Ces possibilités kinesthésiques dans les jeux vidéo éclairent la façon dont le cinéma peut également mobiliser le corps du spectateur. La notion d’« accordage »9 chez Raymond Bellour permet justement de réfléchir aux relations étroites que le film organise entre les corps respectifs du spectateur, du film et du personnage. Pour Raymond Bellour, l’émotion au cinéma réside avant tout dans la capacité du spectateur à éprouver intérieurement tous les mouvements du film à travers une empathie de base. Le film est ainsi capable de regrouper des modalités d’intensités, de rythmes et de formes dans un geste ressenti par le spectateur comme énergique. À ce titre, la vue TPS au cinéma accompagne le passage d’un « espace optique » (représenté) à un « espace kinesthésique »10 (vécu) qui relie le spectateur au personnage dans un mouvement partagé vers l’avant. Pour Antoine Gaudin, cette imitation motrice peut être mise au service du partage d’un vécu affectif en inscrivant dans le corps du film l’essence d’un rapport à l’espace du monde qui caractérise le personnage. Autrement dit, le travelling d’accompagnement est en mesure de décrire un rapport au monde (intérieur) au moyen d’une poétique de l’espace (extérieur). Il est possible de prolonger cette intuition en la rapportant aux caractéristiques formelles de la vue TPS qui contient à la fois des éléments traditionnels subjectifs (« attachement spatio-temporel »11, alignement du regard, mouvement partagé vers l’avant) et des éléments traditionnels objectifs (présence du personnage dans le champ). Cette observation permet ainsi de prolonger notre réflexion sur les enjeux éthiques et esthétiques de la vue TPS au cinéma. En effet, l’accès aux états psychiques du personnage parvient ici à se dégager des formes conventionnelles de la subjectivité au cinéma au profit d’un accordage du spectateur aux effets sensibles produits par la mise en scène.

La vue TPS fixe l’avatar dans le champ et renverse la mobilité générale de l’image au profit d’un « mouvement de monde »12. C’est l’espace tout entier qui remonte sous les pas de l’avatar et vers l’œil du joueur. Dans les jeux vidéo, cet effet d’optique est essentiellement compensé par le passage à l’action sur lequel repose le médium. Au contraire, le cinéma a la possibilité de révéler ce faux-mouvement qui pourra ensuite être renforcé par différents choix de mise en scène. Le personnage apparaît alors comme décollé par rapport à un espace « affiché » sur un écran face à lui. Cette impression est en mesure de rendre compte d’un rapport partagé au monde de la fiction. À ce titre, Lev Manovich13 associe les nouveaux objets médiatiques à un régime esthétique particulier fondé sur une oscillation constante entre la production d’une illusion et sa mise en abyme, entre l’immersion totale et l’impératif d’en sortir pour agir. Néanmoins, il ne faudrait pas réduire l’expérience vidéoludique à une opposition sèche entre ces deux modalités d’implication variable dans le monde virtuel. Rune Klevjer propose ainsi la notion de « fiction étendue »14 pour décrire la façon dont les mondes du jeux vidéo parviennent à repousser les limites du faire-semblant afin d’inclure certains aspects de la réalité du joueur. Du côté des études cinématographiques, Emmanuel Siety propose la notion voisine de « fiction élargie »15 pour décrire la façon dont le rappel du dispositif dans certaines images filmiques peut être doté d’une fonction symbolique dans le cadre narratif d’ensemble. Il fait ici référence à l’analyse de La Maison du Docteur Edwards par Dominique Païni16 remarquant comment un trucage manifeste (une transparence17 « grossière ») permet de brancher le spectateur (invité à cesser de refouler le dispositif de la projection) sur la position psychique du personnage (cessant à cet instant de refouler le trauma autour duquel l’intrigue est construite). Le faux-mouvement de la vue TPS associé à certains choix de mise en scène (couleurs, cadrages, agencement des volumes et des surfaces dans l’image) peut ainsi contribuer à ramener dans l’image la présence de l’écran de projection. Le film rend alors compte d’un point de vue partagé – c’est-à-dire ici d’une conscience, d’un rapport au monde ou d’une manière d’adhérer ou non aux choses.

Dans l’introduction à l’ouvrage Post-cinéma: Theorizing 21st-century Film, Shane Denson et Julia Leyda affirment que la notion de post-cinéma nous invite à observer comment les médias du XXIe siècle aident à façonner et à refléter de nouvelles formes de sensibilités. À ce titre, les jeux vidéo participent pleinement à l’élaboration de nouvelles structures d’affect pouvant irriguer le cinéma contemporain à travers des stratégies formelles spécifiques et des manières d’impliquer le spectateur autrement. C’est le cas de la vue TPS au cinéma, qui accompagne la remédiation de certains régimes perceptifs, émotifs et cognitifs mobilisée par les jeux vidéo afin de mettre en place une complicité étroite entre le spectateur et le personnage.


Diego Gachadouat Ranz

Diego Gachadouat Ranz est doctorant en études cinématographiques à l’Université de Paris et membre du Centre d’Études et de Recherches Interdisciplinaires de l’UFR Lettres, Arts, Cinéma (CERILAC). Sa thèse dirigée par Emmanuelle André s’intitule Le Partage du regard : pour une approche esth-éthique du point de vue au cinéma et dans les jeux vidéo. Les cours qu’il donne à l’Université de Paris et à l’Université Gustave Eiffel portent notamment sur les rapports entre cinéma et jeux vidéo.


  1. André Bazin, « Pour un cinéma impur – Défense de l’adaptation » dans Qu’est-ce que le cinéma ?, Paris, éditions du Cerf, 1976.
  2. Dork Zabunyan, « Le cinéma, un art impur ? » dans Jérôme Baron (dir.), D’autres continents mouvances du cinéma présent, Warm, 2018.
  3. Depuis Friedrich Wilhelm Murnau (L’Aurore, 1927) ou Jean Cocteau (Orphée, 1950) jusqu’à Stanley Kubrick (Shining, 1980) ou Martin Scorsese (Les Affranchis, 1990).
  4. C’est Tomb Raider (Core Design, 1996) qui va contribuer à généraliser l’usage de la vue TPS dans les jeux vidéo.
  5. Jay David Bolter et Richard Grusin, Remediation: Understanding New Media, Cambridge, MIT Press, 1999.
  6. Alain Berthoz et Gérard Jorland (dir.), L’Empathie, Paris, Odile Jacob, 2004.
  7. Jessica Aldred, « Characters », dans Bernard Perron et Mark J.P Wolf (dir.), The Routledge Companion to Video Game Studies, New York, Routledge, 2014.
  8. Elsa Boyer, « Cut-scenes : l’image entrecoupée » dans Elsa Boyer et al. (dir.), Voir les jeux vidéo : Perception, construction, fiction, Montrouge, Bayard, 2012.
  9. Raymond Bellour, Le Corps du cinéma : hypnoses, émotions, animalité, Paris, P.O.L., Coll. « Trafic », 2009.
  10. Antoine Gaudin, L’Espace cinématographique : Esthétique et dramaturgie, Paris, Armand Colin, 2015.
  11. Murray Smith, Engaging Characters: Fiction, Emotion, and the Cinema, Oxford, Clarendon Press, 1995.
  12. Gilles Deleuze, L’Image-mouvement. Cinéma 1, Paris, Éditions de Minuit, 1983.
  13. Lev Manovich, Le Langage des nouveaux médias, Dijon, Presses du réel, 2010.
  14. Rune Klevjer, What is the Avatar? Fiction and Embodiment in Avatar-Based Singleplayer Computer Games, thèse de doctorat dirigée par Jostein Gripsrud, Université de Bergen, Norvège, 2006.
  15. Emmanuel Siety, Fictions d’images : essai sur l’attribution de propriétés fictives aux images de films, Rennes, Presses Universitaires, 2009.
  16. Dominique Païni, « Les égarements du regard : à propos des transparences chez Hitchcock » dans Hitchcock et l’art, coïncidences fatales, Paris, Centre Georges Pompidou, 2001.
  17. La transparence désigne une technique consistant à projeter une image derrière les acteurs sur un écran qui sert de fond.