À l’ère du commentaire

Philipp Stadelmaier

À l’ère du commentaire.
Le Livre d’image et les Histoire(s) du (post-)cinéma de Jean-Luc Godard

Résumé

Dans notre article, nous proposons de comprendre le concept du commentaire au sens de Michel Foucault comme caractéristique central du post-cinéma. Par commentaire post-cinématique, nous comprenons une pratique esthétique et herméneutique utilisée notamment dans les essais vidéo qui complètent un texte primaire (le cinéma) en le répétant, tout en y ajoutant quelque chose de nouveau et en assurant ainsi son exégèse continuée. Afin de présenter notre approche, nous nous servons des Histoire(s) du cinéma (1988–1998) et du Livre d’image (2018) de Jean-Luc Godard. Nous montrons comment Godard, en s’appuyant sur les moyens de la vidéo et du numérique, se fait commentateur post-cinématique du cinéma qu’il transforme en un texte, un « Livre » soumis à une perpétuelle (re)interprétation.

Mots-clés

Post-cinéma, commentaire, Jean-Luc Godard, Michel Foucault, Livre d’image, Histoire(s) du cinéma

Référence électronique pour citer cet article

Philipp Stadelamier, « À l’ère du commentaire. Le Livre d’image et les Histoire(s) du (post-)cinéma de Jean-Luc Godard », Images secondes [En ligne], 03 | 2022, mis en ligne le 16 février 2022, URL : http://imagessecondes.fr/index.php/2022/02/16/stadelmaier/

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1. Après le dispositif, le commentaire

Que l’on ne se fasse pas d’illusions : on ne peut plus être sûr qu’il y ait encore « du cinéma ». C’est un soupçon qu’exprime Jean-Luc Godard dans les années 1980, à une époque où la nature médiale du monde audiovisuel se modifie profondément et où le cinéma se confronte à des régimes d’image à la fois nouveaux et de plus en plus présents dans l’espace public (télévision, publicité, vidéo domestique – Betamax, VHS – etc.). « Le cinéma n’a jamais existé », conclut Godard en 1987 dans la préface des mémoires de son ancien producteur et ami Pierre Braunberger, « il n’a été que projeté. […] Le cinéma n’a que des projets ».1

Ces propos de Godard renvoient d’abord au dispositif original du cinéma : la projection. La notion de dispositif a été introduite dans les études cinématographiques par Jean-Louis Baudry en 1975 dans son texte « Le dispositif : approches métapsychologiques de l’impression de réalité ». Pour Baudry, le dispositif du cinéma est justement lié à la projection et correspond au rapport entre projecteur et spectateur dans une salle obscure2. Aujourd’hui, définir le cinéma comme un dispositif ou un lieu (la salle de cinéma), un médium matériel (la pellicule argentique qui enregistre le réel et en conserve des traces) semble désuet. À l’ère numérique, la salle a plus que jamais cessé d’être le lieu unique et exclusif des images en mouvement, alors que le cinéma est désormais partout : à la maison, sur internet, sur tous les écrans possibles de l’espace public, dans les musées et les galeries d’art. On parle donc de « post-cinéma » au sens où les images en mouvement se sont répandues sur tous les écrans et surfaces du monde et subissent de multiples transformations, mutations, hybridations et déplacements. Néanmoins, dans ces discussions, le cinéma et son histoire sont souvent appréhendés à partir de la notion de dispositif, analysé comme un lieu qui permet une certaine expérience esthétique. Soit il est compris comme un lieu classique qui continue à affirmer son caractère unique et se distingue des autres dispositifs et des autres lieux des images en mouvement : c’est la position défendue par Jacques Aumont et Raymond Bellour3; soit il est étendu aux autres lieux, médias ou supports (le musée, le numérique, etc.) : c’est ce que propose Philippe Dubois, qui souligne que les formes du cinéma contemporain sont hybrides4. D’autres chercheur·e·s, au contraire, remettent en question le concept même de dispositif et se demandent s’il peut encore jouer un rôle dans un discours sur le post-cinéma. Pour Shane Denson, « post-cinéma » signifie une ligne de fuite, un « devenir » instable qui dépasserait des anciennes catégories de « lieu », « dispositif », « index » (l’image comme empreinte naturelle du réel) et « canon », autant que la différence entre « cinéma » et « post-cinéma »5. Pour catégoriser la diversité des phénomènes post-cinématographiques, Vinzenz Hediger et Miriam de Rosa parlent encore de « configurations des films »6 qui facilitent des expériences esthétiques spécifiques (comme dans le dispositif classique du cinéma), mais aussi des usages scientifiques, commerciaux et publicitaires de l’image en mouvement. 

Dans cet article, nous voudrions poursuivre le détachement conceptuel du (post-)cinéma de la notion du dispositif et appréhender le concept du post-cinéma à partir de la notion de commentaire au sens de Michel Foucault. L’auteur revient sur le commentaire dans la Naissance de la clinique (1963), les Mots et les Choses (1966) et l’Ordre du discours (1971)7. Chez Foucault, le commentaire (ou « texte second ») est une modalité de discours historiographique et épistémologique : il établit et achève un « texte primaire » en lui gardant une réserve inépuisable de significations qui assure son exégèse dans l’avenir. Le commentaire complète un texte primaire, autoritaire et lourd de signification en le répétant, tout en y ajoutant quelque chose de nouveau. Si Julia Leyda et Shane Denson proposent de comprendre le post-cinéma moins comme une rupture entre deux périodes de l’histoire du cinéma, des dispositifs et des médias, que comme une « transition indéterminée historique », une « transformation qui tour à tour abjure, émule, prolonge, pleure ou rend hommage au cinéma »8, nous proposons de comprendre le commentaire comme une caractéristique centrale du post-cinéma qui permet cette transition en assurant l’exégèse continuée d’un « texte » cinéma. Par « commentaire post-cinématique », nous comprenons une pratique esthétique et herméneutique utilisée notamment dans les essais vidéo qui, en faisant usage des logiciels de montage numériques, remontent des fragments filmiques (des images, des sons, des motifs, des séquences de montage, des éléments des œuvres de certain.e.s cinéastes, etc.), afin d’ouvrir de nouvelles perspectives sur l’histoire du cinéma avec les moyens propres du cinéma. Ainsi, le commentaire post-cinématique assure la continuité entre cinéma et post-cinéma défendue par Leyda et Denson, en transformant le cinéma en un « texte primaire » dont il multiplie les lectures, tout en le prolongeant et en lui rendant hommage.

Afin de présenter notre conception du commentaire post-cinématique, nous nous servons des Histoire(s) du cinéma (1988-1998) de Jean-Luc Godard et du Livre d’image (2018) comme des cas exemplaires. Dans sa fameuse série vidéo en huit épisodes, d’une durée totale de quatre heures et demie, Godard raconte, à partir d’un montage de multiples fragments issus de l’histoire du cinéma et de l’histoire de l’art, une histoire du cinéma « avec ses propres moyens », c’est-à-dire des images et des sons, des « bouts » de cinéma, de peinture, de musique et de photographie. Vingt ans plus tard, il reprend, dans les cinq chapitres du Livre d’image, des images, des sons et des séquences entières des Histoire(s) du cinéma, les répète et les modifie avec des outils numériques. Nous suggérons que, dans ces deux œuvres, Godard se fait commentateur post-cinématique du cinéma, en concevant le devenir et les (re)configutations du (post-)cinéma et de son histoire comme un texte, un « Livre » soumis à une perpétuelle (re)interprétation. Ainsi, dans sa pratique de vidéaste et manipulateur des images numériques, Godard dépasse l’ancien dispositif du cinéma et substitue à la projection un projet vaste et immatériel qui est projeté dans l’avenir : un agencement de significations, un texte fait d’images et de sons, un montage en perpétuel devenir. 

2. Les Histoire(s) et le vidéo-commentaire du cinéma

« Le cinéma seul », tel est le titre de l’épisode 2a. Dans celui-ci, Godard raconte la préhistoire de l’invention du cinématographe par les frères Lumière. Une anecdote relate la « vraie origine » de la projection, son invention par un officier français (de l’armée de Napoléon), Jean-Victor Poncelet (1788-1876), dans une prison à Moscou, qui « projette » les souvenirs de ses études en mathématiques sur les murs de sa cellule. De plus, des extraits de Night of the Hunter (la Nuit du chasseur, 1955) de Charles Laughton et du poème de Baudelaire le Voyage, récité par Julie Delpy, semblent tout droit sortis de la mémoire d’un spectateur qui aurait effectué un voyage imaginaire dans une salle de cinéma et qui aurait été entraîné de l’autre côté de l’écran durant la projection. Ainsi, le thème de la projection est central dans cet épisode. Comme le souligne Michael Witt, le cinéma est une machine de montage qui réalise le travail d’un historien, présentant ses montages à un public lors de la projection dans une salle de cinéma9. Dans le contexte des Histoire(s), Witt voit la projection comme la métaphore du dispositif classique du cinéma, i.e. la projection des films dans une salle obscure et les souvenirs de ces projections10.

Mais si la projection n’est ici qu’une métaphore, celle-ci ne rend pas seulement hommage au dispositif du cinéma comme lieu de projection ; ce lieu et donc la projection elle-même se transforment aussi en métaphore. La projection indique, au sens métaphorique, un projet de cinéma au-delà de son lieu et de son dispositif traditionnel, un projet raconté par des films et des textes, par un agencement de significations en perpétuel devenir comparable au voyage des deux enfants qui s’enfuient sur leur barque dans la Nuit du chasseur ou au destin des voyageurs du poème baudelairien : « Singulière fortune où le but se déplace / Et, n’étant nulle part, peut être n’importe où ! ».

Figures 1, 2. Jean-Luc Godard, Histoire(s) du cinéma, Épisode 2a. © 1988 / 1998 Gaumont. © 2008 Gaumont Vidéo.

Le cinéma est un projet épistémologique provisoire et préconçu, qui n’a pas encore été pleinement réalisé, puisqu’il est fait, dans le cas des Histoire(s), avec les moyens de la télévision et de la vidéo qui ne projettent plus (au sens technique du terme). Dans les Histoire(s), le vidéo-commentaire reprend des fragments de l’histoire du cinéma sans pouvoir reproduire la projection originale du cinéma. Godard le dit lui-même, dans l’épisode 2a où il reprend des extraits d’une conversation avec Serge Daney enregistrée en vidéo, dans une pièce au fond de laquelle on aperçoit une télévision et des magnétoscopes sur une étagère : la « grande histoire » du cinéma, celle « qui peut se projeter », « ne peut se faire qu’à la télé », et c’est la télévision (ou plutôt la vidéo) qui peut fabriquer un « souvenir » de cette histoire projetable. 

Figure 3. Jean-Luc Godard, Histoire(s) du cinéma, Épisode 2a. © 1988 / 1998 Gaumont. © 2008 Gaumont Vidéo.

On peut dire avec André Habib que la vidéo confirme « la fin d’un certain cinéma » (de celui qui se projette dans les salles), « tout en garantissant la possibilité de son historisation »11. Mais cette historisation, comme nous voudrions ajouter, doit par conséquent porter la marque d’une perte. Godard achève l’art de la projection par les moyens de la télévision et de la vidéo, mais cet achèvement va de pair avec une perte de projection et donc d’achèvement, l’achèvement étant différé et n’ayant lieu que dans l’avenir (dans lequel il se projette). 

La tension entre achèvement et réouverture indique que Godard utilise la vidéo comme le ferait un·e commentateur·e pour qui le cinéma (et sa projection) est un projet textuel : un texte primaire répété par le commentaire, établi à force d’être répété et jamais vraiment achevé, puisque les discours à l’origine du commentaire foucaldien « sont dits, restent dits, et sont encore à dire »12. Ainsi, tous les éléments filmiques, textuels et littéraires (l’anecdote sur Poncelet, les titres et extraits des films, le poème de Baudelaire, la Nuit du chasseur) qui racontent l’histoire de la projection peuvent être compris comme des commentaires, tandis que le cinéma devient un discours récité et répété, encore et encore, de la même façon que Delpy récite le poème de Baudelaire ou que Godard répète le film de Laughton. De cette façon, le commentateur Godard assure que l’on se rappelle le cinéma non seulement comme un lieu de projection, mais aussi comme un projet, un récit, un texte à répéter et à compléter, et qui continue d’exister même si le lieu traditionnel des images en mouvements disparaît. 

De plus, pour Godard, l’originalité du cinéma réside dans le montage, « qui n’aura jamais vraiment existé, comme une plante qui n’est jamais vraiment sortie de la terre […] »13

Figure 4. Jean-Luc Godard, Histoire(s) du cinéma, Épisode 3a. © 1988 / 1998 Gaumont. © 2008 Gaumont Vidéo.

Si Godard définit le cinéma à partir du montage, comme avant lui Griffith, Vertov ou Eisenstein, auxquels il rend hommage dans ses Histoire(s), il ne le réduit pas à une pratique ou une opération esthétique. Selon Godard, Griffith, Vertov et Eisenstein ont cherché le montage sans jamais le trouver. Godard continue donc cette recherche, faisant du montage (et de l’histoire du cinéma) la quête de quelque chose (du montage, justement) jamais réalisée. C’est donc au montage (introuvable, irréalisable)14 que Godard accorde une place tout à fait particulière dans l’histoire du cinéma ; et c’est par les capacités du montage électronique de la vidéo que Godard devient un historien du cinéma – « cinema historian », comme disait Michael Witt, qui a retracé méticuleusement la genèse de l’opus magnum godardien15. Si l’on se réfère à cette définition godardienne – le cinéma comme recherche du montage qu’on n’a jamais trouvé –, le projet mentionné plus haut pourrait à son tour être défini comme « projet de montage » : un projet qui, par nature, ne peut être achevé. Ainsi, la structure du commentaire devient encore plus claire : chez Godard, le montage (vidéo) fonctionne comme un commentaire post-cinématique, un « texte second », qui répète et établit un « texte primaire » (le cinéma et son essence, le montage) jamais achevé – tant que le montage reste l’essence et l’originalité non-réalisée du cinéma.

3. Le Livre d’image et le commentaire numérique du post-cinéma

Quand Godard achève ses Histoire(s) en 1998, la parution de l’œuvre sur divers supports médiatiques (cassette vidéo, DVD, livre, CD-audio…) témoigne de la migration des images du cinéma dans d’autres contextes et lieux, dont le musée : en 2006, il prépare pour le Centre Pompidou le projet d’exposition Collages de France, archéologie du cinéma d’après JLG (qui deviendra Voyages en utopie, Jean-Luc Godard 1946-2006) censé déplacer et prolonger les montages filmiques des Histoire(s) dans l’espace muséal16. Vingt ans après l’achèvement de la série vidéo, Godard y revient encore avec le Livre d’image où il reprend, dans les cinq chapitres du film, des images, des sons et des séquences entières des Histoire(s). Si celles-ci constituent un commentaire du cinéma en vidéo, elles deviennent maintenant elles-mêmes un texte primaire s’offrant à un nouveau commentaire, numérique cette fois, alors que le Livre d’image devient, à son tour, un texte qui donne lieu à plusieurs manifestations post-cinématiques qui le reprennent et le commentent. En 2019, le film a été projeté au Théâtre des Amandiers à Nanterre, dans une salle de spectacle, à côté d’autres œuvres du cinéaste et de ses collaborateurs réguliers (comme Anne-Marie Miéville ou Fabrice Aragno)17 ; la même année, Godard a créé une installation pour le festival Visions du Réel à Nyon, Sentiments, signes, passion – à propos du Livre d’image, dans laquelle il a soustrait les différentes parties du film à leur disposition filmique linéaire pour les présenter séparément et sous une forme différente18

Au-delà de ces déplacements entre cinéma, théâtre et lieux d’expositions, le titre du film affirme déjà la volonté de ne pas réduire le cinéma à un seul dispositif et proclame un dépassement. Dans la bande-annonce ainsi que dans le générique du film, Godard liste les noms des artistes et œuvres qu’il cite. Au-dessus s’inscrivent en lettres capitales les noms des médias utilisés : « Textes », « Films », « Tableaux », « Musique », « Eux Tous ». 

Figures 5, 6. Jean-Luc Godard, Le Livre d’image. © 2018 Casa Azul Films, Ecran Noir Productions, Wild Bunch, Arte France. 

Godard élève le cinéma de l’ère numérique au rang d’un grand « livre d’images », qui tend vers l’image (vers les images du cinéma), précède tous les autres arts et médias et les contient tous. Plus que jamais, le commentaire godardien fait du cinéma un « Livre » après le cinéma, un texte primaire qui a besoin d’être commenté et complété et qui assure la survie du cinéma et de son histoire dans des conditions post-cinématographiques. 

Dans le Livre d’image, le commentaire godardien met en œuvre, ainsi que l’annonce le titre du premier chapitre du film, des remakes des Histoire(s). En particulier, Godard reprend la récitation du poème baudelairien par Delpy (voir supra) et la situe dans un nouveau contexte visuel : ici, le voyage se fait en train, à travers une séquence de The General (Le Mécano de la Générale, 1926) de Buster Keaton, où Keaton et sa compagne essaient de passer du toit d’un wagon à un autre alors que le train est en marche. 

Si le train reste une métaphore puissante pour évoquer les débuts du cinématographe (L’Arrivée d’un train en gare de La Ciotat, projeté par les Frères Lumière en 1896), le projet de montage qui prend la place du dispositif de projection demeure également présent. Au début du film, une image en noir et blanc montre un index tendu vers le haut. 

Figure 7. Jean-Luc Godard, Le Livre d’image. © 2018 Casa Azul Films, Ecran Noir Productions, Wild Bunch, Arte France. 

Ce détail du tableau Saint-Jean Baptiste de Léonard de Vinci ornait en 1947 la couverture de l’édition originale du Musée imaginaire d’André Malraux. Ce dernier est souvent cité comme un précurseur important des Histoire(s), en tant que « monteur » qui montre l’histoire de l’art à l’aide de moyens purement visuels (des reproductions photographiques d’œuvres d’art) ; ainsi, dans les Histoire(s), le rapport godardien au musée s’exprime avant tout par le montage, qui crée un musée imaginaire du cinéma19. Malraux était très présent dans les Histoire(s), et l’on trouve beaucoup de mains et de doigts dans les Histoire(s) et dans l’œuvre de Godard en général. Néanmoins, l’index de Saint-Jean Baptiste ne faisait pas encore partie de la série vidéo. Godard nous le montre quand même comme si on l’avait déjà vu, comme, pour reprendre Foucault, « le rêve d’une répétition masquée » à l’horizon de laquelle « il n’y a peut-être rien d’autre que ce qui était son point de départ, la simple récitation »20. Souvent, le commentateur rajoute ce qui était déjà présent entre les lignes (et les images), mais pas encore pleinement donné. C’est notamment le cas de la fameuse conversation entre Johnny et Vienna dans Johnny Guitar (Johnny Guitare) de Nicholas Ray (1954)21 : alors que dans l’épisode 1b des Histoire(s), Godard n’avait retenu que le son du dialogue (et un plan sur Johnny à cheval), il rend maintenant l’image au son (Sterling Hayden en amorce en face de Joan Crawford). 

Figure 8. Jean-Luc Godard, Histoire(s) du cinéma, Épisode 1b. © 1988 / 1998 Gaumont. © 2008 Gaumont. 
Figure 9. Jean-Luc Godard, Le Livre d’image. © 2018 Casa Azul Films, Ecran Noir Productions, Wild Bunch, Arte France.

Là encore, on retrouve le geste du commentateur qui dit « pour la première fois ce qui cependant avait été déjà dit » tout en répétant « inlassablement ce qui pourtant n’avait jamais été dit »22. Godard avait déjà « dit » le dialogue de Johnny Guitar dans les Histoire(s) (et même redit, puisqu’il s’agissait d’une citation du film de Ray) ; pourtant, dans le Livre d’image, c’est dit pour la première fois comme ça, parce que montré avec des images. 

Le film de Ray invite à percevoir encore une autre dimension importante du remake et du commentaire godardien. Le cinéaste présente le travail critique et cinématographique de la Nouvelle Vague, à laquelle il a appartenu, comme étant déjà un travail de commentateur. Après Johnny Guitar, Godard enchaîne avec un extrait de son propre film Bande à part (1964). Godard et ses amis ont fait des remakes des cinéastes admirés (surtout américains) de la génération précédente – à laquelle appartenait Nicholas Ray – et ils les ont commentés : d’abord dans leurs critiques, ensuite dans leurs films.

De plus, le bleu des yeux et le rouge des lèvres de Crawford ont été intensifiés numériquement. Le commentateur Godard travaille comme un peintre qui se sert des techniques de manipulation numérique des images pour jouer avec les couleurs et les contrastes, en pratiquant un art d’étalonnage poétique23. Ce qui vaut pour les couleurs vaut également pour les formats. Très souvent, Godard amplifie l’ancien 4:3 des Histoire(s) pour en donner une version tordue et déformée en 16:9, format typique de la haute définition. Les nouveaux agencements numériques faussent les créations vidéo qui étaient, par leur rapport hauteur/longueur, plus proches de la pellicule et du montage classique du cinéma.

Aujourd’hui, à l’ère du post-cinéma, la mémoire du cinéma n’existe plus en dehors de ce commentaire numérique et post-cinématique qui lui donne une apparence grotesque et déformée, intensifiée et saturée. De cette manière, devenue plus fluide, fragmentée et opaque que jamais, elle ne cessera pas d’être commentée, à son tour, à l’avenir, par des nouvelles images qui ne tarderont pas de la rejoindre.

Figure 10. Jean-Luc Godard, Le Livre d’image. © 2018 Casa Azul Films, Ecran Noir Productions, Wild Bunch, Arte France.

Philipp Stadelmaier

Philipp Stadelmaier est écrivain, critique de cinéma et docteur en études cinématographiques (Goethe Universität de Francfort et Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis). Sa thèse porte sur le post-cinéma, Serge Daney et les Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard. En tant que critique, il contribue notamment aux pages culturelles de la Süddeutsche Zeitung ainsi qu’à d’autres journaux et revues de cinéma. Auteur de deux livres, il a été récompensé du prix littéraire Clemens Brentano de la Ville de Heidelberg pour son essai Die mittleren Regionen. Über Terror und Meinung (2018). Il est actuellement en train d’écrire son deuxième roman.


  1. Jean-Luc Godard, « Préface de « Cinémémoire » de Pierre Braunberger » (1987), dans Alain Bergala (dir.), Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, Tome 2 : 1984 – 1998, Paris, Cahiers du cinéma, 1998, pp. 209-210.
  2. Jean-Louis Baudry, « Le dispositif : approches métapsychologiques de l’impression de réalité », Communications, n°23, 1975, pp. 58-59.
  3. Jacques Aumont, Que reste-t-il du cinéma ?, Paris, Vrin, 2012. Raymond Bellour, « Querelle », dans La Querelle des dispositifs, Paris, P.O.L., 2012, pp. 13-47. Ce dernier recueil était – comme avant lui L’Entre-images et L’Entre-images 2 – pourtant consacré non seulement aux nouvelles alliances et hybridations entre cinéma, photographie, vidéo et art contemporain, mais aussi aux relations entre mots et images.
  4. Philippe Dubois, « Introduction / Présentation », dans Philippe Dubois, Lúcia Ramos Monteiro, Alessandro Bordina (dir.), Oui, c’est du cinéma / Yet, it’s Cinema. Formes et espaces de l’image en mouvement / Forms and Spaces of the Moving Image, Pasian di Prato, Campanotto Editore, 2009, pp. 7-8.
  5. Shane Denson, « Speculation, Transition and the Passing of Post-Cinema », dans Cinema & Cie, vol. XIV, n°26-27, 2016, pp. 21-32. URL : https://www.academia.edu/31924653/Post-What_Post-When_Thinking_Moving_Images_Beyond_the_Post-Medium_Condition, consulté le 28 octobre 2020.
  6. Miriam De Rosa, Vinzenz Hediger, « Post-what? Post-when? A Conversation on the « Posts » of Post-media and Post-cinema », dans Cinema & Cie, vol. XIV, n°26-27, 2016, pp. 15-18. URL : https://www.academia.edu/31924653/Post-What_Post-When_Thinking_Moving_Images_Beyond_the_Post-Medium_Condition, consulté le 28 octobre 2020.
  7. Michel Foucault, Naissance de la clinique, Paris, PUF, 1963, pp. XII-XIII. Michel Foucault, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, pp. 93-95. Michel Foucault, L’Ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971, pp. 24-28.
  8. Shane Denson, Julia Leyda, « Perspectives on Post-Cinema: An Introduction », dans Post-Cinema. Theorizing 21st-Century film, Sussex, Reframe Books, 2016, sans indication de pages. URL : http://reframe.sussex.ac.uk/post-cinema/introduction/, consulté le 25 avril 2021. « Accordingly, post-cinema would mark not a caesura but a transformation that alternately abjures, emulates, prolongs, mourns, or pays homage to cinema. Thus, post-cinema asks us to think about new media not only in terms of novelty but in terms of an ongoing, uneven, and indeterminate historical transition. »
  9. Michael Witt, Jean-Luc Godard Cinema Historian, Bloomington, Indianapolis, Indiana University Press, 2013, p. 28.
  10. Ibid., p. 63.
  11. André Habib, « Mémoire d’un achèvement. Approches de la fin dans les « Histoire(s) du cinéma », de Jean-Luc Godard », dans Cinémas : Revue d’études cinématographiques / Journal of Film Studies, vol. 13, n°3, 2003, pp. 9-31 ; ici : p. 14.
  12. Michel Foucault, L’Ordre du discours, op. cit., p. 24.
  13. Jean-Luc Godard, « Le montage, la solitude et la liberté » (1989), dans Alain Bergala (dir.), Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, Tome 2 : 1984 – 1998, op. cit., p. 242. Il s’agit d’une conférence de Godard donnée à La Fémis à Paris. Voir aussi l’entretien entre Serge Daney et Godard, dont Godard reprend des extraits vidéo dans l’épisode 2a des Histoire(s), et que Daney a publié sous une forme abrégée dans Libération : « Godard fait des histoires » (1988), dans ibid., pp. 161-173.
  14. Serge Daney, Jean-Luc Godard, ibid., p. 164 : « Mais le montage, le cinéma ne l’a jamais trouvé. »
  15. Michael Witt, Jean-Luc Godard Cinema Historian, op. cit., pp. 1-2.
  16. Du projet original de Godard reste un film de Godard et Miéville, Reportage amateur (maquette expo) (2006), dans lequel Godard effectue une visite guidée virtuelle dans la maquette de l’exposition. Pour l’histoire du fameux échec de Collages de France, voir i.e. Nicole Brenez, David Faroult, Michael Temple, Michael Witt (dir.), Jean-Luc Godard Documents, op. cit., ainsi que le film-essai Jean-Luc Godard, le désordre exposé (2012) de Céline Gailleurd et Olivier Bohler, dans lequel André S. Labarthe commente les traces audiovisuelles et matérielles de l’exposition de Godard.
  17. URL : https://www.festival-automne.com/edition-2019/jean-luc-godard-le-theatre-nanterre-amandiers-ouvre-le-livre-dimage-de-jean-luc-godard, consulté le 22 octobre 2020.
  18. URL : https://www.chateaudenyon.ch/fr/expositions/sentiments-signes-passions-une-exposition-de-jean-luc-godard-458, consulté le 22 octobre 2020.
  19. Pour les rapports entre Godard, Malraux (et Henri Langlois), voir i.e. Antoine de Baecque, « Godard in the Museum », dans Michael Temple, John S. Williams, Michael Witt (dir.), For Ever Godard, London, Black Dog Publishing, 2007, pp. 118-125, ou encore les propos de Labarthe dans le film-essai de Gailleurd et Bohler, Jean-Luc Godard, le désordre exposé (voir supra).
  20.  Michel Foucault, L’Ordre du discours, op. cit., pp. 27-28.
  21. « Don’t go away. » – « I haven’t moved. »  – « Tell me something nice. » – « Sure, what do you want to hear? » – « Lie to me. »
  22. Michel Foucault, L’Ordre du discours, op. cit., pp. 27-28.
  23. Pour les rapports de Godard à la peinture et des interprétations de Godard comme peintre, voir i.e. Jacques Aumont, « Godard peintre », dans Revue belge du cinéma, n°22-23, 1988, pp. 41-46, et Daniel Morgan, Late Godard and the Possibilities of Cinema, Berkeley, University of California Press, 2013.