Marie Rebecchi
Filmcombo, Film Situationniste.
Rem Koolhaas et le groupe « 1, 2, 3 enz »
Résumé
Cet article traite de l’expérience cinématographique du célèbre architecte néerlandais Rem Koolhaas. Le « moment cinématographique » de Koolhaas remonte à sa jeunesse, lorsqu’il était membre d’un groupe de « brat packs » appelé 1, 2, 3 enz. Ce groupe, créé à Amsterdam au début des années 1960, était composé du cameraman et documentariste Frans Bromet, du futur inventeur de la boîte à outils « Rolykit » Kees (Samuel) Meyering, et du réalisateur et producteur de blockbusters hollywoodiens Jan de Bont. Dans les trois manifestes publiés en 1965 dans le troisième numéro de la revue Skoop, dédiée au cinéma néerlandais, Rem Koolhaas, Rene Daalder et Kees Meyering affirment la nécessité de repenser complètement la façon de « faire » un film. Le film doit être le résultat d’un travail collectif, où le rôle du scénariste et de l’opérateur doit être considéré comme aussi important et indispensable que celui du réalisateur et de l’acteur et où les rôles de chacun sont interchangeables. Cette méthode permettrait ainsi de réaliser des films avec un budget très limité, tout en privilégiant la spontanéité et l’irrévérence, comme dans 1, 2, 3 Rhapsody (1965) auquel nous nous intéresserons.
Mots-clés
Filmcombo, Rem Koolhaas, « 1, 2, 3 enz groupe », Cinéma expérimental, Architecture, Situationnisme.
Notre article se penche sur le rapport entre architecture et film en analysant l’expérience cinématographique du célèbre architecte néerlandais Rem Koolhaas. Avant d’entreprendre sa carrière d’architecte (ses études à l’Architectural Association School Londres de 1968 à 1972, la fondation à Londres, en 1975, avec Elia Zenghelis, Madelon Vriesendorp et Zoe Zenghelis, de l’Office for Metropolitan Architecture (OMA), qui sera ensuite déplacé à Rotterdam en 1980), Koolhaas avait envisagé la possibilité de devenir journaliste ou cinéaste. Son engagement direct dans le cinéma, en tant qu’acteur, réalisateur et scénariste, se limite à la période d’avant les études qui le mèneront, quelques dizaines d’années après, à occuper l’une des positions les plus importantes du panthéon de l’architecture contemporaine.
C’est à l’intérieur du groupe d’« enfants terribles » appelé 1, 2, 3, einz (le nom 1, 2, 3 etc. évoquant la transformation constante des membres du groupe même), formé à Amsterdam au début des années 1960, qu’il entre fortement en contact avec le cinéma. Outre Koolhaas, qui travaillait comme journaliste pour la revue allemande Haagse Post, le groupe comptait parmi ses membres le réalisateur Rene Daalder – ami et ancien camarade de classe de Koolhaas –, le caméraman et auteur de films documentaires Frans Bromet, futur inventeur de la boîte à outils « Rolykit », Kees (aujourd’hui Samuel) Meyering, ainsi que Jan de Bont, le producteur et réalisateur de blockbusters hollywoodiens tels que Speed (1994) et Twister (1996).
Koolhaas commence à travailler pour la revue Haagse Post à l’âge de dix-neuf ans, en interviewant des célébrités comme Federico Fellini[1] et notamment, Constant Nieuwenhuys, artiste et architecte qui fait partie, avec Guy Debord, des membres fondateurs du mouvement de l’Internationale Situationniste (1957), et créateur du projet utopique New Babylon.
Dans les trois manifestes simultanément publiés en 1965 dans le troisième numéro de la revue allemande de cinéma Skoop[2], Rem Koolhaas, Kees Meyering et Rene Daalder affirment la nécessité de repenser la façon dont on « fabrique » un film : le cinéma doit être conçu comme un travail d’équipe, où l’apport du scénariste, du caméraman et du scénographe n’est pas moins important et indispensable que celui du réalisateur et de l’acteur. C’est à partir de cette idée que naît l’idée du « film combo » – selon la définition de Bart Lootsma[3] –, c’est-à-dire d’un film qui soit le résultat du travail collectif d’un groupe d’auteurs, acteurs et techniciens, chacun desquels s’appliquerait aux métiers des autres aussi, et serait donc capable de jouer plusieurs rôles dans la fabrication du même film. Cette méthode permettrait de baisser les coûts du film, tout en rétablissant la juste dose de spontanéité et d’irrévérence que déclenche un degré élevé d’improvisation.
Dans les courts-métrages recueillis sous le titre 1, 2, 3 Rhapsody, un essai filmique de 1965, réalisé et joué par Jan de Bont, Frans Bromet, René Daalder, Rem Koolhaas et Kees Meyering, tous les participants échangent leurs rôles (réalisateur, acteur, caméraman) à chaque épisode. Mais l’atmosphère d’improvisation et le grotesque qui enveloppent le film ne sont pas des symptômes d’un manque d’ambition ou d’un projet modeste : dans cette nouvelle méthode de fabrication du film, le groupe voyait, au contraire, une façon de s’opposer au cinéma hollywoodien et au cinéma d’auteur français.
Le « film combo » 1, 2, 3 Rhapsody est donc la mise en œuvre la plus efficace des principes théoriques tracés dans les trois manifestes parus dans la revue Skoop. Dans ces quelques pages, Kees Meyering expose un nouveau concept de réalisation, loin de l’idée du cinéma comme expression du personnalisme d’un seul auteur qu’incarnent, par exemple, Michelangelo Antonioni ou des cinéastes tels que Godard, Buñuel ou Fellini. Si Rene Daalder souligne la potentialité créatrice de l’acteur, Koolhaas met plutôt en évidence l’importance du scénario, dont la fabrique narrative organise et tient le film. Comme l’observe Bart Lootsma (cf. Bart Lootsma, Koolhaas, Constant and Dutch culture in the 1960’s), Koolhaas, dans son manifeste, souligne notamment que le cinéma allemand montre plus de points en commun avec la culture et le cinéma anglais qu’avec la Nouvelle Vague française, tout en évoquant l’importance du travail théâtral de Harold Pinter et du « théâtre de l’absurde ». En effet, le film résiderait précisément dans l’acte même de sa réalisation collective, dans les situations comiques et grotesques – les gags – qui se produisent dans le plateau, dans la liberté de mouvement absolue, celles-ci étant des conditions qui en facilitent la création.
Koolhaas, Constant, Debord. Film Situationism. La place de la dérive et du délire
La réalisation du « film combo » 1, 2, 3 Rhapsody par le groupe « 1, 2, 3, einz » a lieu dans un carrousel où chacun des participants siège et occupe différents rôles : scénariste, réalisateur, acteur. Cet espace de création collective peut donc être lu comme un laboratoire de la création filmique, une option alternative aux politiques de paternité de l’œuvre soutenues par la Society of the Spectacle ou par la Nouvelle Vague française. Comme le démontre l’intérêt du jeune Koolhaas envers les idées « utopiques révolutionnaires » de l’architecte Constant Nieuwenhuys, plus connu comme Constant, le modèle de film factory du groupe « 1, 2, 3, einz » a sans doute été puissamment influencé par les idées de l’Internationale Situationniste.
Par rapport à l’expérience de ce mouvement, né en 1957, le groupe de Koolhaas présente son propre potentiel de jeu et de créativité dans le cadre d’une « film factory » qui est en effet une construction de situations, soit des moments de vie collective où, à travers l’emploi créatif de différents moyens d’expressions (cinéma, architecture, musique, peinture, poésie, etc.), on peut s’épanouir dans une pratique de libre contestation du modèle social dominant. Nous tenons particulièrement à relever l’importance qu’aura le mouvement Situationniste dans l’expérience de Koolhaas comme réalisateur, puis dans sa carrière d’architecte. En effet, pour les situationnistes, une critique radicale des conditions contemporaines de la vie sociale devient une attitude critique systématique à la fois de l’urbanisme et de la culture des médias.
Sur la base de l’orientation que prend le modèle de la pratique urbaine promu par la section française de l’Internationale Situationniste entre 1957 et 1960 (avant la démission de Constant en 1960), on peut comprendre le concept central du modèle de « factory of film » créé par Koolhaas et son groupe ; il faut toutefois souligner que la critique de Koolhaas contre le spectacle et le capitalisme n’est pas aussi radicale que chez les Situationnistes. Quelques années plus tard, l’architecte présentera cette critique d’une manière différente, par exemple en inventant le terme « Junkspace[4] » pour décrire le labyrinthe artificiel qui corrompt les « contenants » modernistes tels les aéroports ou les centres commerciaux, pour accueillir des boutiques, des restaurants, etc.
Or, en principe, le modèle de pratique urbaine que promouvait l’Internationale Situationniste, compris dans le concept d’« urbanisme unitaire », résultait notamment de la collaboration entre Guy Debord, figure principale de l’Internationale Situationniste, et Constant. La notion d’« urbanisme unitaire » est formulée en 1958 dans les statuts collectifs de la section hollandaise de l’Internationale Situationniste, de la manière suivante : « L’urbanisme seul pourra devenir cet art unitaire qui répondra aux exigences d’une créativité dynamique, la créativité de la vie[5] ».
L’activité de Constant, à la fois pendant et après son engagement avec l’IS, était centrée autour de New Babylon, un projet pour une nouvelle forme de vie urbaine qui envisageait de remplacer le plan urbain utilitaire par un nouvel urbanisme mobile fondé sur le jeu. La critique situationniste de l’urbanisme et de l’architecture allume la question politique essentielle de la participation populaire dans un état d’urbanisation avancée. Sous cet aspect, moins qu’une théorie de l’urbain, l’IS offrait principalement des modèles et des formes de pratique urbaine critique. Car en fin de compte la politique urbaine établit qui a le droit d’apparaître dans l’espace public et quelles activités y sont considérées comme légitimes.
Après sa démission de l’Internationale Situationniste, Constant intensifie son travail autour d’une utopie architecturale sous la forme de son projet New Babylon (d’abord nommé Dériville) : inspiré du théoricien d’histoire culturelle allemand Johan Huizinga et notamment de sa notion de homo ludens[6], le projet d’urbanisme radical de Constant envisage une structure environnementale idéale, qu’il élabore et illustre à travers des croquis et des maquettes au cours des quinze années suivantes. Son travail, entrepris en 1959, fera l’objet d’une exposition aux Pays Bas en 1974. Dans l’essai intitulé New Babylon, qu’il écrit pour le catalogue de l’exposition, publié par le Gemeentemuseum de La Haye, Constant affirme à propos de la pratique ludique :
« Notre modèle social sera, en effet, essentiellement différent des modèles précédents ; en plus, il sera qualitativement supérieur. Commençons par les bases : […] La propriété collective du sol et les moyens de production et de rationalisation de la production de biens de consommation, facilite la transformation de cette énergie en activité créatrice. […] Comme modus vivendi, l’Homo Ludens demandera, d’abord, qu’il corresponde à son besoin du jeu, de l’aventure, de la mobilité, et de toutes les conditions susceptibles de faciliter la libre création de sa propre vie. […] Alors, l’exploration et la création de l’environnement coïncideront, car, tout en créant son domaine à explorer, l’Homo Ludens s’appliquera à explorer sa propre création. Nous produirons ainsi un procès incessant de création et recréation, soutenu par une créativité générale qui se manifestera dans tous les domaines de nos activités ».
Bien que la critique de l’urbanisme ne prenne un véritable essor que dans le texte situationniste le plus célèbre de Debord, La Société du spectacle, paru en 1967 puis adapté pour le cinéma en 1973 – où Debord, tout en faisant allusion à Constant et à son projet New Babylon, nomme entre autres le tableau de Bruegel le Vieux, La Tour de Babel (Rotterdam, 1563) –, à l’origine la pratique contre-urbaniste d’un « espace mobile de jeu » prenait la forme de la dérive et d’autres éléments qui caractérisaient, déjà depuis 1953, le groupe pré-situationniste de l’Internationale Lettriste. Dans un texte paru pour la première fois en 1956, puis inclus dans le deuxième numéro de la revue de l’IS, Debord trace les lignes essentielles du concept de dérive urbaine : « Une ou plusieurs personnes se livrant à la dérive renoncent, pour une durée plus ou moins longue, aux raisons de se déplacer et d’agir qu’elles connaissent généralement, aux relations, aux travaux et aux loisirs qui leur sont propres, pour se laisser aller aux sollicitations du terrain et des rencontres qui y correspondent[7] ».
En conclusion, les activités de la dérive, telles que les présente ici Debord, identifient un modèle spatial de société où la factory of film du groupe 1, 2, 3 einz pourrait reconnaître et occuper une place importante : la pratique ludique et collective de la réalisation d’un film. 1, 2, 3 Rhapsody trouve en effet sa place dans un espace extrêmement fluide où tous les rôles sont interchangeables et où le mouvement de l’acteur, la position du caméraman et la présence du réalisateur et du scénariste, sont tous laissés à l’improvisation. Il n’y a pas de trajectoire déjà préalablement tracée, et le passage d’un plateau à un autre, ainsi que celui d’un rôle à l’autre, pourrait en effet se référer au modèle debordien de la dérive. En plus, les « effets psycho-géographiques » de la dérive paraissent anticiper l’idée de délire qui deviendra centrale dans Delirous New York, le célèbre « manifeste rétroactif » publié par Koolhaas en 1978[8].
Nous pouvons conclure en affirmant que l’idée de délire, le célèbre malaise new-yorkais, étymologiquement interprété comme ce qui dépasse les lirae, les sillons, ou les limites imposées par le projet, était déjà présent dans le concept ludique de forme cinématographique du groupe 1, 2, 3 enz ainsi que dans sa mise en scène excessive. Néanmoins, même après avoir mondialement reconnu Koohlaas en tant qu’architecte, on n’a que rarement mentionné le rôle qu’ont joué, dans sa formation, le climat culturel allemand des années 1960, ses relations avec l’Internationale Situationniste, son expérience de journaliste dans le Haagse Post et ses incursions dans le cinéma en tant que « réalisateur de films combos » : or, cette période a indubitablement et puissamment marqué la formulation théorique des textes et des projets de Koohlaas.
[1] Une partie du long article que Koolhaas publie dans le Haagse Post en 1965, après avoir interviewé Federico Fellini à l’époque de la sortie de son film Giulietta degli Spiriti (1965), trace quelques-uns des éléments clefs qui caractérisent l’exubérance du long-métrage onirique, surréel et scandaleux intitulé L’Esclave Blanche / De Blanke Slavin (1969), écrit par Koolhaas en collaboration avec Rene Daalder. Cf. R. Koolhaas et L. Veenman, “Film. Een dag Fellini”, Haagse Post, n. 24, décembre 1965.
[2] K. Meyering, “Naar een V.rit.”; R. Daalder, “Naar een kompromisloze bioskoopfilm-avantgarde”; R. Koolhaas, “Een Delftsblauwe toekomst”, Skoop, n. 1, mai 1965.
[3] B. Lootsma, “Koolhaas. Constant and Dutch culture in the 1960’s”, Hunch, n. 1, Amsterdam, The Berlege Institute 1999.
[4] R. Koolhaas, Junkspace. Repenser radicalement l’espace urbain, Paris, Payot, 2011.
[5] Internationale situationniste, n. 3, décembre 1959.
[6] J. Huinzinga, Homo ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu [1951], Paris, Gallimard 1988.
[7] G. Debord, « Théorie de la dérive», Les lèvres nues, n. 9, novembre 1956.
[8] R. Koolhaas, New York Délire. Un manifeste rétroactif pour Manhattan [1978], Marseille, Éditions Parenthèses, 2002.
Référence électronique, pour citer cet article
Marie Rebecchi, « FilmCombo, Film situationniste. Rem Koolhaas et le groupe 1, 2, 3 enz », Images secondes. [En ligne], 02 | 2020, mis en ligne le 26 février 2020, URL :
http://imagessecondes.fr/index.php/2020/02/21/rem-koolhaas-et-le-groupe-1-2-3-enz/