Élodie Murtas
D’instrument d’observation à machine à convaincre. Le cas des films institutionnels des collections de l’hôpital de la Waldau (1930-1960)

Résumé
En s’appuyant sur deux réalisations filmiques tirées des collections de l’hôpital psychiatrique de la Waldau en Suisse, la première, datée des années 1930, consacrée à l’« Arbeitstherapie » (la thérapie par le travail) et la seconde portant sur la fête de l’hôpital en 1965, cet article propose de s’interroger sur les rapports entre cinéma utilitaire et images opérationnelles. Plus spécifiquement, nous proposons d’analyser l’« opérativité » du film institutionnel asilaire sur les sphères qui le produisent, s’y entrecroisent, s’y réfléchissent et sur lesquelles il agit.
Mots-clés
Cinéma utilitaire, film institutionnel, psychiatrie, Waldau, documentaire
Référence électronique pour citer cet article
Élodie Murtas, « D’instrument d’observation à machine à convaincre. Le cas des films institutionnels des collections de l’hôpital de la Waldau (1930-1960) », Images secondes [En ligne], 05 | 2025. URL : http://imagessecondes.fr/index.php/2025/11/murtas/
Dans quelle mesure le concept d’image opérationnelle peut-il aider à renouveler notre regard sur les films destinés à promouvoir une institution psychiatrique ? Quelles sont les forces performatives à l’œuvre dans ce type de films qui appartiennent à la constellation du cinéma utilitaire ? À partir de l’étude de deux films appartenant aux riches collections de l’hôpital psychiatrique helvétique de la Waldau dans le canton de Berne1, l’un tourné dans les années 1930 portant sur la thérapie occupationnelle, et l’autre daté de 1965 s’attachant à capter la fête annuelle de l’hôpital, cet article montre que les images tournées dans une institution psychiatrique sont opérationnelles, non pas en tant qu’images « invisuelles »2 (bien que les films des psychiatres et neurologues puissent parfois en contenir, comme des images tirées d’électroencéphalogrammes de patients), mais en tant qu’images participant à médiatiser et activer. C’est particulièrement le cas des films dits « institutionnels », ou plus précisément du « film institutionnel asilaire », pour reprendre la terminologie de Maike Rotzoll et Christian Bonah3 à laquelle se rattachent les deux bobines étudiées. Comme le définissent ces derniers, il s’agit d’« un film qui est initié de l’intérieur d’une institution à vocation psychiatrique [dont les] objectifs consistent à diminuer des préjugés à l’encontre de l’institution et à promouvoir l’image de celle-ci4 ». Ces productions sont ainsi à rattacher au champ du « useful cinema » ou « cinéma utilitaire », en ce qu’elles existent non pour leur dimension artistique ou de divertissement, mais dans le but « de faire quelque chose en particulier », pour reprendre l’expression Charles R. Acland et Haidee Wasson5. De plus, la visée publicitaire et propagandiste dans laquelle elles s’inscrivent tend à déplacer la force performative et opérationnelle de ces productions non plus uniquement au niveau de la production (bien que les médecins choisissent l’outil filmique pour développer un discours sur leurs pratiques et leur rôle), mais aussi au niveau de la réception. Alors que les films de recherche typiques des neurologues et psychiatres mobilisent un regard expert, les films institutionnels asilaires impliquent un regard profane, pour reprendre une distinction proposée par Scott Curtis6, et s’avèrent particulièrement propices au développement d’un discours réflexif où l’action prime sur la représentation, sur le modèle de l’image opérationnelle.
Aussi, à partir de cette affinité première, nous nous demanderons quelles articulations peuvent être envisagées entre « cinéma utilitaire » et « images opérationnelles ». Comment se saisir du concept d’« images opérationnelles » au regard du film institutionnel asilaire ? Et comment l’opérativité se déploie-t-elle au sein de ces productions particulières ?
Cinéma utilitaire et images opérationnelles
Dans le vaste champ du cinéma utilitaire, les dispositifs de captation produisant des données ne manquent pas d’agir sur les sphères qui les emploient, et ce, que l’on pense au domaine industriel, sécuritaire ou scientifique. Ils génèrent différents types d’images, visuelles et « invisuelles », qui ont en commun leur force performative. Comme l’explique Yvonne Zimmermann, « la catégorie du film utilitaire regroupe des genres cinématographiques hétérogènes qui ne se définissent pas principalement par leurs propriétés thématiques ou esthétiques, mais plutôt par leur pragmatique7 », c’est-à-dire leur contexte d’usage, les fonctions qu’ils revêtent et la réception qui en est faite. Tel est le cas des films tournés dans les institutions psychiatriques au XXe siècle par les médecins, qui attribuent au médium filmique plusieurs rôles selon les cas : documenter des pathologies rares, étudier des mouvements difficiles à percevoir à l’œil nu, démontrer l’efficacité d’une méthode thérapeutique ou créer une archive de la folie à disposition de la communauté médicale.
À cet égard, les films de psychiatres et neurologues s’inscrivent dans une constellation de pratiques médicales où les images issues de microscopes, d’appareils à rayon X, d’électrocardiogrammes, d’électroencéphalogrammes, ou encore de scanners et IRM, pour ne citer que quelques exemples, participent à la construction du savoir scientifique. Comme ces instruments avant et après lui, le film a pour objectif, dès son incursion dans la sphère asilaire, de fournir des données objectives sur un fait, à l’instar d’une pathologie, et s’inscrit ainsi dans l’idéal d’objectivité mécanique qui sous-tend les sciences naturelles au XIXe siècle. En effet, comme l’ont montré Lorraine Daston et Peter Galison, dès la moitié du XIXe siècle, les savants se lancent dans un « combat éthico-épistémique contre une subjectivité insidieuse8 » qui parasite leurs recherches. Le recours à la photographie et à son modèle de captation du réel semble alors apporter des réponses à ce besoin de pratiquer « une vision aveugle, un regard sans inférence, sans interprétation, sans intelligence9 ».
Neurologues et psychiatres mobilisent l’appareil photographique, le chronographe et le cinématographe avec ce même idéal en tête : produire des preuves concrètes des phénomènes observés, principalement des troubles nerveux et psychiques et de leurs manifestations somatiques. En cela, ils adhèrent à la méthode anatomoclinique décrite par Michel Foucault comme l’un des instruments du biopouvoir qui se met en place dès l’époque moderne10, tout en témoignant, à travers leurs pratiques filmiques, du tournant positiviste pris par les sciences. Cette quête d’objectivité mécanique par le truchement de technologies optiques entraîne un changement dans les modes de visualisation et de représentation du corps, comme l’explique Lisa Cartwright11.
Cependant, la valeur scientifique des images fabriquées par les psychiatres à l’aide d’appareils d’enregistrement ne va pas de soi, rappelle Andreas Killen, car nombre d’éléments échappent au contrôle du corps médical, à commencer par les patient·es elleux-mêmes12. Loin d’être une simple prothèse oculaire, la caméra engendre des images polysémiques et complexes, révélatrices d’un éthos médical. En effet, les médecins ne cessent de mettre en scène leur savoir et leurs pratiques pour affirmer leur autorité et leur expertise, comme l’a montré Georges Didi-Huberman avec l’iconographie de la Salpêtrière13.
Parallèlement, l’emploi du dispositif filmique au sein des hôpitaux psychiatriques inspire d’autres applications que le film de recherche. Il se prête à des usages documentarisant et propagandiste au sein d’un nouveau « genre » de films psychiatriques : le « film institutionnel asilaire ». Comme nous l’avons évoqué, celui-ci développe un discours tant au niveau esthétique que narratif qui doit s’envisager comme un métadiscours complexe sur l’institution et qu’il convient de saisir à l’aune du contexte historique et social dans lequel il s’inscrit et sur lequel il opère14. Le film institutionnel asilaire est ainsi un chaînon au sein d’une sphère agissante plus vaste, invitant à observer la dimension « opérationnelle » qu’il recèle, ou pour le dire autrement à analyser l’« opérativité » de ses images. Comme l’a montré notamment Aud Sissel Hoel, bien que la notion d’« images opérationnelles » puisse se rattacher à des strates conceptuelles diverses, tant en termes d’objet qu’en matière de théorie de l’image, celle-ci se caractérise d’une part par son « utilité », mais surtout par sa qualité intrinsèque d’« action »15. À cet égard, le film utilitaire en psychiatrie, en s’emparant de la notion « opérationnelle », ne doit pas se limiter à être considéré dans une pure fonction d’instrument de communication (ou, dans d’autres cas, d’instrument scientifique), ou par le prisme du but qui est le sien. Celui-ci recèle aussi une force performative qui agit au sein d’une infrastructure plus large où, justement, il devient une opération. Comme nous le verrons, bien que s’ancrant dans la visualité, il déploie son « action » dans un réseau de concepts et de savoirs, les influence, et participe à les construire.
Aussi, en tirant parti de la manière dont Jussi Parikka considère l’articulation entre les registres de la « visualité », de l’« invisualité » et de l’« agentivité »16, nous proposons de développer une étude de cas afin de questionner l’« opérativité » du film institutionnel asilaire dans le contexte qui le produit, le diffuse et s’y réfléchit.
Des collections : de la clinique à la propagande
Au regard des recherches sur le cinéma utilitaire dans le domaine de la psychiatrie et de la neurologie, un constat s’impose : peu de films ont émergé jusqu’aujourd’hui des sous-sols des asiles. Ces films ont soit été détruits, car jugés peu pertinents pour la mémoire clinique, soit demeurent encore des témoignages historiques cachés et ignorés. À cet égard, les rares collections filmiques de l’hôpital de la Waldau sont particulièrement exceptionnelles, tant dans leur dimension que dans la variété des productions qui les composent. Émanant principalement de l’institution, les plus de 200 films tournés par différent·es psychiatres suisses ou étranger·ères entre les années 1920 et 1970 permettent de mettre en évidence certaines tendances dans l’usage du dispositif filmique, tendances déterminées par une multiplicité de facteurs : recherches en psychiatrie, affinités entre personnes, proximité géographique, synergie avec le monde pharmaceutique ou l’industrie technologique, et plus généralement circulation des savoirs qui animaient ces groupes de professionnel·les. Par leur densité, elles offrent aussi la possibilité de mettre au jour certaines pratiques historico-esthétiques liées au film neuropsychiatrique. À cet égard, bien que ce corpus soit composé de films aux formes et aux fonctions variées et multiples, il est majoritairement constitué de films de recherche qui montrent des patient·es atteint·es de troubles neurologiques, psychiatriques ou neuropsychiatriques. Ces films saisissent des individus entravés dans leurs mouvements fonctionnels à cause de la maladie, avec parfois la présence du corps médical qui interagit avec eux, soit pour les maintenir dans le champ de la caméra, soit pour mettre en lumière leurs symptômes. Certains films proposent parfois également une résolution curative des symptômes par le truchement du montage, selon le principe de l’« avant / après ».




Figure 1. « Avant / après » dans Parpanitwirkung auf extrapyramidalmotorische Störungen (Hôpital psychiatrique de la Waldau, 1945-46). © Musée de la psychiatrie, Berne / Collection Cinémathèque suisse.
Outre ces films de recherche, le très riche patrimoine que représentent les collections de la Waldau compte également des films plus marginaux qui mettent en avant le bien-être des patient·es et les valeurs humanistes des nouvelles thérapies à l’œuvre dans les hôpitaux psychiatriques suisses. D’un point de vue formel et discursif, ces productions éclairent un autre pan de la pratique filmique des médecins en contexte asilaire, qui nous invite à élargir la métaphore de la caméra comme prothèse oculaire de l’œil expert. Dans les deux cas de figure qui nous intéressent, le film devient une machine au service d’une rhétorique destinée à décrire, démontrer et convaincre17 ; une machine opérationnelle qui participe donc à la production du savoir tant institutionnel que sociétal et à une action sur celle-ci. En effet, par leur caractère performatif et leur potentiel de diffusion, notamment hors des murs de l’institution psychiatrique, ces films ont aussi agi sur la conceptualisation de la folie (et aussi à la conception du rôle de l’institution qui l’encadre), afin de contribuer à sa déstigmatisation. Cette action permise par les films institutionnels asilaires de la Waldau découle notamment, comme nous allons le voir, de la fonction qu’on leur prête puisqu’il s’agit de s’adresser à un public plus large que celui de l’enceinte de l’hôpital et des seul·es spécialistes.
Un renouvellement thérapeutique, un renouveau discursif
Les deux premières pellicules qui vont nous occuper sont en fait les deux parties d’une même réalisation tournée dans les années 1930, certainement en 35 mm, dont seules des copies 16 mm ont été conservées et d’une durée totale d’une vingtaine de minutes. Portant sur la thérapie occupationnelle (Beschäftigungstherapie) en général, et sur la thérapie par le travail (Arbeitstherapie) en particulier comme l’inscription sur la bobine nous le souligne, les informations concernant ce film demeurent largement obscures en raison du manque d’archives et de sources. Tout au plus, pouvons-nous émettre l’hypothèse que celui-ci a été réalisé à l’initiative du psychiatre suisse Max Müller (1894-1980) à l’hôpital de Münsingen. Müller participe alors à introduire la thérapie occupationnelle au sein de l’institution au tournant des années 1930, d’abord en tant que chef de clinique puis en tant que directeur. Appelé à la clinique de la Waldau pour en prendre la direction en 1954, le psychiatre a probablement emporté une copie du film avec lui, ce qui expliquerait sa présence dans les collections de l’institution bernoise. Si l’énigme entourant cette réalisation appelle une nécessaire résolution, elle ne constitue néanmoins pas un obstacle épistémologique, car le film s’inscrit dans une tendance thérapeutique se diffusant à la même époque sur la majorité du territoire helvétique grâce aux théories développées par le psychiatre allemand Hermann Simon (1867-1947)18. De fait, tant dans les institutions de Münsingen que celle de la Waldau, on entrevoit la thérapie occupationnelle comme une découverte majeure pour le renouveau de la prise en charge des patient·es psychiatriques. Bien que déjà éprouvée depuis longtemps dans le fonctionnement quotidien des asiles, notamment par la mise au travail des patient·es, celle-ci s’envisage dorénavant comme une thérapie à part entière auréolée du sceau de la modernité et teintée d’humanisme. En témoigne notamment le titre d’un article tiré d’une conférence de l’une des rares femmes psychiatres de la Waldau, Marie von Ries (1880-1942), en 1933 : « Le traitement moderne des malades mentaux » (« Die Neuzeitlich Behandlung der Geisteskranken »)19. À la lecture d’un article de Max Müller paru en 1931 dans la presse bernoise à propos de l’Arbeitstherapie, il est particulièrement frappant de constater un renouvellement terminologique qui déplace les notions positivistes liées à la démonstration de l’efficacité des traitements psychiatriques vers des notions d’action et d’activité des malades psychiques. Müller revendique aussi la nécessité d’une approche thérapeutique bienveillante se construisant autour de valeurs marquées par un certain humanisme20. Plus encore, c’est l’ensemble de l’institution et de ses usager·ères, qu’iels soient patient·es ou soignant·es, qui se voient repensé·es face à la thérapie occupationnelle, laquelle s’inscrit dans un programme de soin global, comme le souligne Marie Von Ries :
Nous devons utiliser tous les outils que la médecine scientifique a à nous offrir. La thérapie occupationnelle doit aller main dans la main avec la psychothérapie. L’esprit du patient ne doit pas être oublié. Malgré tout, le principal secret de réussite du traitement du malade mental est toujours le contact personnel.21
Si le principe du traitement moral existe depuis longtemps dans le domaine de la psychiatrie, la théorie du psychiatre Hermann Simon le renouvelle en profondeur en cherchant à soigner non plus uniquement le ou la malade, mais également l’institution et ses professionnel·les. Le ou la patient·e n’est plus seulement un individu à qui l’on prodigue des conseils paternalistes ; iel n’est plus seulement un instrument d’investigation-expérimentation aux mains des médecins. Dans le cadre de la thérapie occupationnelle, iel devient acteur·ice de sa propre guérison. Cette technique déjoue ainsi les schématiques rapports de pouvoir régissant de facto l’internement psychiatrique22, sans pour autant les remettre complètement en question.
Cette « nouvelle » considération du ou de la malade psychique et de son « lieu de vie » engendre des transformations dans la manière d’utiliser le dispositif filmique, tant au niveau esthétique que discursif, notamment dans sa capacité à se saisir de l’action. Le regard posé sur ces patient·es à travers l’objectif de la caméra s’émancipe du regard médical au sens foucaldien du terme, c’est-à-dire se distingue du regard réifiant et déshumanisant à l’œuvre dans de nombreux films de recherche. Un regard nécessairement engagé et orienté, posé par l’institution sur l’institution, ses employé·es et ses résident·es, un regard partagé par les spectateur·ices, un regard au sein d’un dispositif « opérant » qui laisse transparaître les fondements idéologiques qui sous-tendent leurs réalisations, et les influent en retour.
Une rhétorique de l’action
Comme évoqué, un large pan des films neuropsychiatriques que l’on peut qualifier de films de recherche s’est construit autour du principe supposé d’objectivité mécanique du dispositif cinématographique. Dans ce type de production, l’esthétique et le discours du film sont orientés vers la démonstration et la preuve tant au niveau profilmique que dans les modalités de sa production. Cherchant à saisir par l’image en mouvement les tressaillements des corps pathologiques sous l’influence des dysfonctionnements neuropsychiques, la mise en scène se caractérise usuellement par des plans fixes dépeignant un·e patient·e isolé·e sur un fond neutre, parfois en gros plans pour attirer l’attention sur les signes « déviants », ou sur les techniques de test effectuées, mais aussi sur les améliorations obtenues par le biais des traitements principalement pharmacologiques. Parfois, les patient·es sont accompagné·es de médecins ou d’infirmier·ères chargé·es de leur faire performer leurs pathologies ou de les conditionner à rester dans le champ de la caméra. L’usage du dispositif filmique pourrait s’apparenter, ici, à une dissection clinique vivante et visuelle marquée par le sceau de la scientificité qui pourrait, en vain, faire l’impasse, comme l’aurait secrètement désiré Jean-Martin Charcot (1825-1893), sur les aléas inhérents à l’imprévisibilité de l’humain23.

A contrario, les films institutionnels psychiatriques, et ceux de la Waldau en particulier, développent une rhétorique active et esthétisante se rapprochant du documentaire classique. Dans le cas de la réalisation bernoise sur la thérapie occupationnelle, il s’agit aussi de glorifier les valeurs humanistes et bienveillantes, réelles ou supposées, de l’institution, tout en démontrant l’efficacité des techniques de soin employées. Sans forcer une dichotomie qui serait nécessairement artificielle, nous pouvons néanmoins faire le constat que le film de Max Müller s’érige sur des principes quasiment opposés aux films de recherche. Aux cadrages serrés et fixes sur les malades isolé·es des films de recherche, se substituent des plans larges, souvent en extérieur, de groupes de patient·es actif·ves et productif·ves. Ces images, cherchant à rendre compte des applications et bienfaits de la thérapeutique, mettent ainsi à mal les préjugés sur la passivité et sur l’inutilité des interné·es.



Figure 3. « Thérapie par le travail et occupation des patient·es » dans [Arbeitstherapie + Beschäftigung v. Patienten] (c. 1930s). © Musée de la psychiatrie, Berne / Collection Cinémathèque suisse.
Accentuant cette impression d’appartenance à un monde qui dépasse l’enceinte physique et restreinte de l’asile, la caméra panote pour saisir les patient·es-travailleur·ses s’attelant à la tâche dans les champs ou transportant le bois qui servira à chauffer, ce qui peut désormais se définir comme leur domicile. Plus importantes encore sont les valeurs données à la vie en communauté et à la socialisation des résident·es, symbolisées à l’écran par des séquences montrant des groupes de personnes délestées des stigmates de la pathologie. Les patient·es se distinguent par leur apparente « normalité », réuni·es non seulement par leurs nouveaux rôles au sein de cette microsociété, mais aussi par des activités de loisir ordinaires, voire festives. Des danseur·ses déambulent en rythme dans les couloirs ou les jardins de l’institution ou prennent part à des excursions touristiques aux alentours. Les prises de vues et le montage, qui permettent de reconsidérer le ou la malade psychique via des notions de socialisation et d’action, définissent le ou la patient·e dans son rôle d’acteur·ice, placé·e dans une double position de celle·lui qui reçoit du soin et qui prend soin des autres. Non seulement le ou la patient·e contribue à sa communauté en effectuant des tâches courantes, mais iel se spécialise également, comme le souligne l’usage du gros plan, qui déplace le regard clinique sur le mouvement pathologique typique des films de recherche – qui fragmentent le corps à des fins démonstratives – vers la démonstration de la dextérité manuelle de ces nouveaux artisans confectionnant divers objets voire créant des œuvres d’art. Les malades deviennent des individus qui apportent leur contribution à la communauté, au même titre que le personnel soignant. Cette reconsidération des rapports entre soigné·es, soignant·es et institution est aussi largement appuyée par les cartons s’insérant ponctuellement entre les séquences pour souligner, dans un but pédagogique, le bienfait et la joie des activités proposées aux patient·es, mais aussi leur utilité pour l’institution et, plus globalement, pour la société, à l’instar de la fabrication de maquettes pour l’élaboration future d’établissements psychiatriques présentées à l’Hyspa, l’exposition pour l’hygiène et le sport qui s’est tenue à Berne en 1931.
Une réflexivité agissante
Face à une telle réalisation, nous sommes porté·es à nous interroger sur la dimension « opérationnelle » qu’elle recèle et, plus globalement face aux films institutionnels dans le champ psychiatrique, sur la portée effective d’une telle rhétorique filmique, tant dans la pratique psychiatrique que dans la considération sociétale de la maladie psychique. Pour y répondre, il convient d’abord de ne pas nier le processus de construction subjective du réel qu’implique intrinsèquement l’usage du dispositif cinématographique. Dans notre étude de cas, où les films sont souvent supervisés voire tournés par des psychiatres, il est certain que ces réalisations sont marquées par une volonté d’idéaliser le lieu où se déploie le savoir et les pratiques de ces praticien·nes. De ce fait, elles revêtent nécessairement une tonalité propagandiste qui justifie leur existence même. Néanmoins, il nous paraît essentiel de prendre aussi en considération la dimension réflexive mise en jeu par le dispositif filmique. Ainsi, en mettant en scène les pratiques thérapeutiques occupationnelles, l’institution et les médecins participent, comme nous l’avons vu, à une reconsidération du ou de la malade psychique. Celle·lui-ci n’est pas un simple matériau clinique, iel est intégré dans un réseau de relations sociales et socialisantes. Au croisement entre production, monstration et construction de la pratique psychiatrique un nouveau regard s’impose ; le film institutionnel n’est plus seulement « utilitaire », il est aussi « opérationnel ». Plus encore, les films institutionnels ne vont pas agir uniquement au cœur de l’institution, mais, même si les sources sont rares sur ce sujet, nous pouvons supposer qu’ils étaient projetés lors de diverses manifestations intra et extrahospitalières pour sensibiliser un public plus ou moins familier de la question asilaire, aussi en impliquant le ou la spectateur·ice, souvent profane, ils participent également à une tentative de déstigmatisation sociétale de la folie, permise par la déconstruction visuelle de préjugés associés à la maladie psychique. Le film de 1965 portant sur la fête annuelle de l’hôpital : la Waldaufest est emblématique à cet égard.

Pouvant s’apparenter à un film de famille, cette réalisation concentre son attention sur une journée peu ordinaire du fonctionnement institutionnel, une journée de liesse qui, selon la tradition, permet de réunir les patient·es, leurs familles, mais aussi le personnel soignant et certain·es représentant·es étatiques pour des joutes, des danses et autres moments conviviaux. À l’écran, les patient·es sont libres de toutes contraintes, s’exprimant pleinement sur la piste de danse, par exemple, au point de brouiller la limite entre le normal et le pathologique et d’abstraire le cadre de l’action que seules quelques blouses blanches tendent à rappeler. Les choix de mise en scène dessinent de nouvelles relations interpersonnelles par l’intermédiaire de plans moyens et larges où l’ensemble des acteur·rices d’un jour forme un groupe homogène. Le film produit ainsi un discours qui oblige à repenser les hiérarchies communément admises entre patient·es et soignant·es et, plus globalement, le fonctionnement même de l’institution.

Conclusion
L’analyse formelle et discursive des deux films institutionnels de la Waldau dessine un faisceau de relations et d’influences qui laisse transparaître les « traces des formes d’organisation sociale et [institutionnelle] qu’ils ont servies »24. Loin de se limiter à des objets purement représentationnels, ils portent en eux et exposent les structures qui s’y déploient, qui les commandent et sur lesquelles ils opèrent. Ils s’érigent ainsi en médiateurs et propagateurs de savoirs et d’imaginaires, mais surtout en entités agissantes qui donnent à voir et définissent les réseaux de concepts des institutions qui les créent, des usager·ères qui les fréquentent et des spectateur·rices qui les envisagent.
En outre, au regard de la thématique même de ces films, ils embrassent pleinement, comme point central de leur « opérativité », la notion d’action qui définit l’« image opérationnelle ». En effet, la thérapie occupationnelle et la fête de l’hôpital activent les patient·es ; la caméra active, par sa mise en mouvement, l’institution et ses usager·ères ; le film, par sa nature performative et réflexive, active ses spectateur·ices ; et, plus largement, le dispositif filmique active « une chaîne de liens opérationnels dans un système infrastructurel », pour reprendre les termes de Jussi Parikka25.
Ainsi, à l’aune du concept d’ « images opérationnelles », le film institutionnel psychiatrique, à l’instar d’autres réalisations peuplant le cinéma utilitaire, dépasse des fonctions purement propagandistes qui lui sont communément assignées, pour s’ériger en instrument réflexif, mais également opérationnel, né de la rencontre entre l’œil, la machine et surtout, eu égard à notre sujet, de l’humain, où s’entrecroisent, s’influencent, s’activent et agissent les multiples regards qui s’y incarnent et s’y réfléchissent.
Remerciements à Mireille Berton pour sa relecture engagée.
Bibliographie sélective
Charles R. Acland, Haidee Wasson (dir.), Useful Cinema, Durham et Londres, Duke University Press, 2011.
Mireille Berton, « Staging Madness: Neuropsychiatrist as Filmmaker in the Early Twentieth Century », dans Scott Curtis, Oliver Gaycken et Vinzenz Hediger (dir.), Epistemic Screens: Science and the Moving Image, Amsterdam, Amsterdam University Press (à paraître).
Christian Bonah, Maike Rotzoll, « Psychopathologie en mouvement : Histoire des films psychiatriques à Strasbourg et Heidelberg », dans Christian Bonah et al., Le Pré-Programme. Film d’enseignement, film utilitaire, film de propagande, film inédit dans les cinémas et archives de l’Interrégion du Rhin Supérieur, 1900-1970. Une étude comparée franco-allemande, Heidelberg/Strasbourg, Editions A 25 RhinFilm, 2015.
Lisa Cartwright, Screening the Body. Tracing Medicine’s Visual Culture, Minneapolis et Londres, University of Minnesota Press, 1995.
Scott Curtis, « Images of Efficiency: The films of Frank B. Gilbreth » dans Vinzenz Hediger et Patrick Vonderau (dir.), Films that Work. Industrial Film and the Productivity of Media, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2009, pp. 85-99.
Scott Curtis, « Between Observation and Spectatorship: Medicine, Movies and Mass Culture in Imperial Germany », dans Film 1900: Technology, Perception, Culture, Klaus Kreimeier and Annemone Ligensa (dir.), New Barnett, John Libbey, 2009, pp. 87-98.
Lorraine Datson, GALISON, Peter, Objectivité, Dijon, Les presses du Réel, 2012.
Georges Didi-Huberman, Invention de l’hystérie. Charcot et l’Iconographie photographique de la Salpetrière, Paris, Éditions Macula, 1982.
Michel Foucault, Naissance de la Clinique, Paris, Presses Universitaires de France, 2012 [1963].
Vinzenz Hediger, Patrick Vondereau, « Introduction », dans Vinzenz Hediger, Patrick Vonderau (dir.), Films That Work: Industrial Film and the Productivity of Media, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2009.
Aud Sissel Hoel, « Operative Images: Inroads to a New Paradigm of Media Theory », dans Luisa Feiersinger, Kathrin Friedrich et Moritz Queisner (dir.), Image-Action-Space: Situating the Screen in Visual Practice, Berlin et Boston, Walter De Gruyter, 2018, p. 11-27.
Andreas Killen, « Psychiatry and Its Visual Culture in the Modern Era » dans Greg Eghigian (dir.), The Routledge History of Madness and Mental Health, Londres, Routledge, 2017, pp. 172-190.
Max Müller, « Arbeitstherapie bei Geisteskranken », Der Bund, 27 août 1931.
Francesco Panese, « Décrire et convaincre : rhétoriques visuelles de la cinématographie médicale », Gesnerus, n° 66, 2009, pp. 40-66.
Jussi Parikka, Operational Images. From the Visual to the Invisual, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2023.
Hermann Simon, Aktivere Krankenbehandlung in der lrrenanstalt, Berlin, Walter de Gruyter, 1929.
Marie von Ries, « Die neuzeitliche Behandlung der Geisteskranken », Organ der Schweizer Geminnützigen Frauenvereins, 20 mars 1933, pp. 53-61.
Yvonne Zimmermann, « On the (Un-)Productivity of Epistemic Images as Sources for Film Historiography », dans Hannes Rickli (dir.), Videograms: The Pictorial Worlds of Biological Experimentation as an Object of Art and Theory, Zürich, Scheidegger & Spiess, 2011, pp. 40-42.
- Cet article s’inscrit dans un projet de recherche financé par le Fonds national de la recherche scientifique suisse (FNS) à l’Université de Lausanne (UNIL) en collaboration avec la Cinémathèque suisse (CS) dirigé par Mireille Berton (UNIL) : « Cinéma et (neuro)psychiatrie en Suisse : autour des collections Waldau (1920-1970) » (2021-2025). Voir notamment le blog : Carnet Hypothèses, https://waldau.hypotheses.org. ↩︎
- Une image « invisuelle » peut être définie comme une image détachée de sa fonction première de représentation, qui s’inscrit dans une infrastructure plus vaste où elle existe en tant que donnée. Jussi Parikka, Operational Images. From the Visual to the Invisual, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2023. ↩︎
- Christian Bonah, Maike Rotzoll, « Psychopathologie en mouvement : Histoire des films psychiatriques à Strasbourg et Heidelberg », dans Christian Bonah et al., Le Pré-Programme. Film d’enseigement, film utilitaire, film de propagande, film inédit dans les cinémas et archives de l’Interrégion du Rhin Supérieur, 1900-1970. Une étude comparée franco-allemande, Heidelberg/Strasbourg, Editions A 25 RhinFilm, 2015, p. 256. ↩︎
- Ibid. ↩︎
- Charles R. Acland, Haidee Wasson (dir.), Useful Cinema, Durham et Londres, Duke University Press, 2011, p. 3. ↩︎
- Scott Curtis, “Images of Efficiency: The films of Frank B. Gilbreth”, dans Vinzenz Hediger et Patrick Vonderau (dir.), Films that Work. Industrial Film and the Productivity of Media, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2009, p. 90-91. Voir aussi Scott Curtis, « Between Observation and Spectatorship: Medicine, Movies and Mass Culture in Imperial Germany », dans Film 1900: Technology, Perception, Culture, Klaus Kreimeier and Annemone Ligensa (dir.), New Barnett, John Libbey, 2009, pp. 87-98. ↩︎
- « The category of utility film unites heterogeneous film genres that do not define themselves primarily by way of thematic or aesthetic properties, but rather through their pragmatics, that is through the modalities of their use” (Yvonne Zimmermann, “On the (un-)productivity of epistemic images as sources for film historiography”, dans Hannes Rickli (dir.), Videograms: The Pictorial Worlds of Biological Experimentation as an Object of Art and Theory, Zürich, Scheidegger & Spiess, 2011, p. 40). ↩︎
- Lorraine Daston, Peter Galison, Objectivité, Dijon, Les Presses du Réel, 2012, p. 222. ↩︎
- Ibid., p. 25. ↩︎
- Michel Foucault, Naissance de la Clinique, Paris, Presses Universitaires de France, 2012 [1963]. ↩︎
- Lisa Cartwright, Screening the Body. Tracing Medicine’s Visual Culture, Minneapolis et Londres, University of Minnesota Press, 1995. ↩︎
- Voir Andreas Killen, « Psychiatry and Its Visual Culture in the Modern Era » dans Greg Eghigian (dir.), The Routledge History of Madness and Mental Health, Londres, Routledge, 2017, p. 172. ↩︎
- Georges Didi-Huberman, Invention de l’hystérie. Charcot et l’Iconographie photographique de la Salpetrière, Paris, Éditions Macula, 1982. Voir aussi Mireille Berton, « Staging Madness: Neuropsychiatrist as Filmmaker in the Early Twentieth Century », dans Scott Curtis, Oliver Gaycken et Vinzenz Hediger (dir.), Epistemic Screens: Science and the Moving Image, Amsterdam, Amsterdam University Press (à paraître). ↩︎
- Vinzenz Hediger, Patrick Vonderau, « Introduction », dans Vinzenz Hediger, Patrick Vonderau (dir.), Films That Work: Industrial Film and the Productivity of Media, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2009, p.11. ↩︎
- Aud Sissel Hoel, « Operative Images: Inroads to a New Paradigm of Media Theory », dans Luisa Feiersinger, Kathrin Friedrich et Moritz Queisner (dir.), Image-Action-Space: Situating the Screen in Visual Practice, Berlin et Boston, Walter De Gruyter, 2018, p. 11-27. ↩︎
- Jussy Parikka, op. cit., p. 27. ↩︎
- Francesco Panese, « Décrire et convaincre : rhétoriques visuelles de la cinématographie médicale », Gesnerus, n° 66, 2009, pp. 40-66. ↩︎
- Ceci notamment par l’entremise de sa monographie pionnière consacrée à la thérapie dite active : Hermann Simon, Aktivere Krankenbehandlung in der lrrenanstalt, Berlin, Walter de Gruyter, 1929. ↩︎
- Marie von Ries, « Die neuzeitlich Behandlung der Geisteskranken », Organ der Schweizer. Geminnützigen Frauenvereins, 20 mars 1933, pp. 53-61. ↩︎
- Max Müller, « Arbeitstherapie bei Geisteskranken », Der Bund, 27 Août 1931, pp. 7-8. ↩︎
- Marie von Ries, op.cit., p. 58 [Notre traduction]. ↩︎
- Il est important de relever que la thérapie par le travail d’Hermann Simon inspira, notamment, le psychiatre François Tosquelles (1912-1994) qui œuvra pour la création de l’humanisante psychothérapie institutionnelle. ↩︎
- Sur ce sujet, notamment : Georges Didi-Huberman, op. cit. ↩︎
- Vinzenz Hediger, Patrick Vonderau, op. cit. ↩︎
- « The operation is situated at one instance of perception-action and across a chain of operational links in an infrastructural system. » (Jussy Parikka, op. cit., p. 75.) ↩︎
