Corentin Lê
Ville et imagerie spéculative : Naviguer parmi les flux financiers dans Wall Street : L’Argent ne dort jamais (2010)
Résumé
Ce texte ambitionne d’ausculter les différentes stratégies figuratives qu’adopte Wall Street : L’Argent ne dort jamais d’Oliver Stone (2010) pour mettre en scène les flux monétaires et établir, par le montage et le recours aux interfaces numériques, une équivalence entre la ville et l’imagerie spéculative du monde de la finance.
Mots-clés
Wall Street, trading, ville, interface, numérique
Référence électronique pour citer cet article
Corentin Lê, « Ville et imagerie spéculative : Naviguer parmi les flux financiers dans Wall Street : L’Argent ne dort jamais (2010) », Images secondes [En ligne], 04 | 2024. URL : http://imagessecondes.fr/index.php/2024/12/ville-et-imagerie-speculative-naviguer-parmi-les-flux-financiers-dans-wall-street-largent-ne-dort-jamais-2010/
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0. Introduction
Wall Street : L’Argent ne dort jamais (2010) d’Oliver Stone raconte l’ascension d’un jeune courtier, Jake (Shia LaBoeuf), et son association avec le trader Gordon Gekko (Michael Douglas), juste avant que la crise des subprimes ne vienne contrecarrer ses espoirs d’élévation dans le monde de la finance. Comme dans le premier Wall Street sorti en 1987, cette suite fait de la logique boursière un moteur narratif : le récit prend la forme d’un rise and fall (ascension et chute) où Gordon Gekko, de retour aux affaires, tutoie de nouveau les sommets avant de perdre à son propre jeu. La structure narrative de L’Argent ne dort jamais, de même que les relations qu’entretiennent les personnages les uns avec les autres épousent de cette façon les variations d’une cote boursière : tantôt les personnages gagnent en valeur, investissent les uns sur les autres ; tantôt ils perdent et tentent de se retirer de l’équation avant que la crise (financière comme narrative) ne les touche trop durement.
Le diptyque d’Oliver Stone fait de la finance non pas seulement un thème ou un univers au sein duquel réaliser un drame aux contours mafieux (les deux films évoquent la filmographie de Martin Scorsese, auteur du Loup de Wall Street en 2014), mais en tire une dynamique narrative et esthétique. À la fin du premier film, la chute de Gordon Gekko s’achevait en effet sur un plan d’ensemble du quartier Manhattan où le ciel prenait peu à peu la forme d’une matrice, la grisaille des gratte-ciels tournant quant à elle au orange. Homogénéisés par ce changement chromatique, les différents bâtiments esquissaient une ligne d’horizon semblable à un graphique évoquant là aussi l’évolution d’une cote boursière, comme si la ville de New York et les flux monétaires qu’elle accueille ne constituaient désormais plus qu’un seul et même ensemble.
Cet article ambitionne d’ausculter les différentes stratégies figuratives qu’adopte, dans la lignée du premier film, Wall Street : L’Argent ne dort jamais pour donner forme à ces flux et entretenir ces équivalences entre la ville et l’imagerie spéculative du monde de la finance. Nous verrons dans un premier temps de quelle manière cette suite élabore et enrichit l’analogie dressée à la toute fin du premier film, avant de voir ensuite dans quelle mesure cette analogie pointe vers une appréhension numérique et mathématique d’une ville financière transformée, scène après scène, en une véritable interface spéculative.
1. L’horizon spéculatif
Dans son ouvrage Form Follows Finance, l’urbaniste Carol Willis décrit les gratte-ciels comme « l’architecture ultime du capitalisme1 » et évoque à leur égard, lors d’un entretien, « l’expression de l’élan commercial et capitaliste se dressant sur l’horizon urbain2 ». Si l’analogie entre ville et graphique esquissée à la toute fin de Wall Street semblait déjà figurer à quel point la mégalopole et les flux d’argent inhérents au capitalisme financier sont destinées à se confondre au moment de contempler l’« horizon urbain », Wall Street : L’Argent ne dort jamais prolonge cette analogie en s’ouvrant là où son prédécesseur s’achevait. Le générique du film débute sur un long travelling latéral et aérien nous dévoilant une partie de Manhattan, après avoir indiqué via un intertitre l’année cruciale – 2008 – durant laquelle va se dérouler cette suite. En suivant le cours de l’Hudson River du Nord vers le Sud jusqu’à atteindre le financial district de New York, le travelling met à plat le décor urbain qui se dévoile progressivement : des gratte-ciels s’étendent à perte de vue et cassent la ligne d’horizon en une série de pics et de creux très marqués. « Money Never Sleeps » annonce alors le sous-titre du film qui se dévoile en fondu à l’issue du travelling. Le plan suivant entérine l’analogie qui semble s’être dessinée dès ce mouvement de caméra inaugural : en accéléré, une vue d’ensemble sur les terminaux de ferry où l’Est River rejoint l’Hudson, près de Wall Street, superpose l’horizon de la mégalopole avec un graphique en courbe continue.
Le graphique en question épouse les lignes verticales des gratte-ciels tout en mentionnant le plus vieil indice boursier du monde de la finance : le Dow Jones Industrial Average, qui renvoie à la capitalisation boursière des trente plus grosses entreprises cotées au New York Stock Exchange. Plusieurs dates y sont inscrites (du 2 au 30 juin 2008), et si les barcharts correspondant à l’évolution de l’indice sur cette période ne se superposent pas parfaitement à la forme des bâtiments, le film semble nous mettre d’emblée sur la voie d’une correspondance visuelle entre les représentations graphiques caractéristiques de la spéculation financière et l’horizon de la ville elle-même. Au gré d’un fondu enchaîné, un nouveau plan sur la mégalopole, cette fois près de l’Empire State Building, confirme cette piste : les lignes graphiques du plan précédent évoluent pour épouser celle du plan présent, légèrement différent. La mention de l’indice boursier n’importe plus : chaque plan d’ensemble sur la ville de New York renverra dès lors implicitement à la forme d’une courbe continue – comme celles qui s’affichent sur n’importe quel display dans une salle de marchés financiers. Les bâtiments et les gratte-ciels, que l’architecte et théoricien Rem Koolhaas décrit comme des « unités d’ego urbanistique3 », ne cesseront d’indiquer et de rappeler au courtier qui les observe l’objectif à atteindre pour sa réussite personnelle : l’élévation en flèche, quitte à risquer la chute.
L’analogie ville-spéculation ne s’arrête toutefois pas là et le générique du film se poursuit en transformant cette fois la manière de parcourir la ville en une figuration dynamique des fluctuations boursières4. Dans le plan précédemment évoqué, sur la vitre à travers laquelle est filmé l’Empire State Building, une série de calculs semble esquisser diverses stratégies financières. En un mouvement de caméra balayant l’appartement des deux personnages principaux – le couple constitué de Jake et Winnie Gekko (Carey Mulligan) – plusieurs éléments renvoient à la fois au monde de la finance et à la question de l’aménagement urbain. Des graphiques boursiers côtoient, sur le bureau central, des cartes, des photographies et des plans de construction accrochés à des grilles d’exposition qui ressemblent en tout point aux immeubles aperçus à l’extérieur, au début du même mouvement de caméra.
Les deux personnages entament alors leur journée de travail. Jake est trader chez Keller Zabel Investments et apprend à la télévision la sortie d’un livre sur le monde de la finance signé Gordon Gekko, sorti de prison depuis 2001 et qui n’est autre que le père de Winnie. Sur sa moto, Jake dépose Winnie en partance pour Washington avant que le jeune trader, entre deux plans d’ensemble sur le financial district qui s’éveille, ne contacte par téléphone l’un de ses clients. La circulation de Jake à bord de sa moto est alors montée en alternance avec la marche du Dr. Masters, aux commandes d’un projet de fusion nucléaire que le trader souhaite soutenir et financer. La conversation débute sur un gros plan de Jake à bord de sa moto, suivi d’un second s’ouvrant sur une vitre coupée en deux, annonçant le split screen qui s’apprête à se mettre en place. Figure de montage caractéristique de la conversation téléphonique, la scission de l’écran s’additionne ici à une série de jumelages et de dédoublements à l’intérieur du cadre : deux réacteurs apparaissent dans le même plan, la moto de Jake se reflète sur la vitre d’un immeuble ou encore une passerelle se retrouve scindée en deux par les délimitations d’une surface vitrée.
Comme un « point d’échange5 », la scission du cadre et des motifs à l’écran renvoie ainsi, tout au long de la scène, à la transaction financière qui s’opère (le Dr. Masters demande à Jake la possibilité d’obtenir 100 millions de dollars de financements pour accélérer le projet). C’est en circulant dans la ville à bord de sa moto que le trader semble de surcroît faire avancer la construction d’un chantier d’envergure en faveur d’une énergie durable, de sorte que se déplacer dans la ville et poser les pierres de son alimentation future à la faveur d’une levée de fonds apparaissent comme deux gestes équivalents. Il n’est à cet égard pas anodin que le projet en question soit celui d’une fusion nucléaire : le premier split screen de Wall Street : L’Argent ne dort jamais est aussi affaire de fusion, en l’occurrence entre la navigation urbaine et le financement du monde dans lequel il s’agit de se déplacer. Le dynamisme et la souplesse du split screen y contribuent, dans la mesure où les deux parties du plan (Jake sur sa moto et le Dr. Masters sur son chantier) ne cessent de changer de place à la faveur d’une suite de volets latéraux balayant horizontalement le cadre.
Riche en parallèles et jeux d’équivalence, cette scène qui prolonge le générique d’ouverture apparaît in fine comme profondément transactionnelle. Elle est même le lieu d’un triple échange : un échange oral par la conversation téléphonique, un échange financier par la demande d’une levée de fonds que le trader garantit au scientifique, ainsi qu’un échange plastique par la forme évolutive du split-screen, qui fait permuter ses différentes parties comme une somme d’argent passerait d’une main à l’autre. Comme les deux cadres qui changent de place, l’argent ne dort jamais : il ne cesse de se déplacer. À l’écran comme sur les marchés financiers, « l’échange est incessant6 ».
Le générique du film se présente de cette manière comme un espace au sein duquel poser les premières pierres d’une série de parallélismes (entre la ville et la spéculation financière, entre le dispositif du split screen et la transaction monétaire, etc.) qui ne cesseront ensuite de revenir à la manière d’un leitmotiv significatif à l’échelle du récit. C’est par exemple le cas lorsque la crise des subprimes éclate au mitan de l’intrigue, avec une séquence en montage court constituée d’une série de fondus enchaînés confondant de manière très explicite une chute de dominos et les façades vitrées des buildings du financial district. Dans la même scène, c’est un tableau d’indices boursiers qui se superpose en transparence avec la façade d’un bâtiment dont l’agencement régulier des fenêtres renvoie aux lignes, colonnes et cases des panneaux d’affichage qui ornent les salles de Wall Street. Autrement dit, l’architecture de la ville elle-même semble renvoyer à une suite de chiffres et de données, mais aussi préfigurer un placement de dominos prêts à tomber les uns sur les autres, en miroir de la crise financière qui s’abat sur le monde et sur les personnages, contraints de revoir leurs plans à l’aune de cet effondrement soudain.
Ce que montre l’introduction et les séquences-clés de L’Argent ne dort jamais tient en définitive en un jeu d’équivalence dans la vie et la perception du monde du jeune trader, pour qui l’espace (urbain comme quotidien) mais aussi les interactions humaines ne cessent de renvoyer à l’imagerie et aux lois de la spéculation. La ville est en définitive une ville à l’apparence financière où naviguer, évoluer et échanger revient à épouser la dynamique d’un flux d’argent. Reformulant le titre de l’ouvrage de Carol Willis, Form Follows Finance, la forme de l’espace urbain et les mouvements qu’elle abrite suivent ceux du monde de la finance.
2. Interfaces et interfaçades
Encore plus que son prédécesseur, ce second film regorge d’options pour donner forme au mouvement incessant des flux monétaires à l’intérieur et aux alentours du financial district de New York. En témoignent plus spécifiquement deux régimes de plans particuliers – le gros plan « numérisé » et le plan d’ensemble urbain –, qui installent le spectateur au même niveau que les traders, dont le regard est rivé à des interfaces numériques où se superposent toutes sortes de graphiques mathématiques et de tableaux statistiques. Dans la séquence qui voit la Keller Zabel Investments chuter en bourse, plusieurs plans rapprochés montrent par exemple les visages des courtiers de la firme, alors en train de passer plusieurs appels téléphoniques, être assaillis en transparence par les éléments et les fenêtres qui s’affichent simultanément sur leurs écrans d’ordinateur. Les statistiques, les graphiques en courbe continue et les diagrammes en barcharts s’inscrivent comme des tatouages en mouvement sur la peau des traders filmés en gros plan, pris au piège et encerclés par leurs propres opérations financières, dont ils sont à la fois acteurs et spectateurs, essayant en l’occurrence de déjouer la crise qui s’abat sur l’entreprise. Solution permettant de voir à la fois l’utilisateur et ce qui s’affiche sur son terminal numérique, ces superpositions graphiques déjouent le recours attendu au champ-contrechamp et figurent la nature débordante du système spéculatif, dont la virtualité apparente s’accompagne de répercussions qui s’étendent bien au-delà des écrans où tout semble initialement se jouer.
Plusieurs plans d’exposition sur la ville de New York invitent en parallèle à épouser le regard des traders jusqu’à voir le monde à la manière d’un diagramme ou d’un graphique en courbe continue. C’est le cas des nombreux plans d’ensemble qui émaillent le récit. S’ils font a priori office de jonction narrative entre deux séquences, ils ont aussi pour effet, compte tenu de l’analogie ville-spéculation évoquée précédemment, de rappeler le spectateur à une perception statistique et mathématique de l’espace. À l’image de la scène où Jake contemple lui-même la ville derrière une façade vitrée, dont le quadrillage tracé par les montants évoque sans détour la structure matricielle d’un écran d’affichage numérique, regarder les plans d’ensemble dans L’Argent ne dort jamais revient à scruter un diagramme dont les fluctuations renvoient à la trajectoire dramatique des personnages autant qu’aux flux financiers auxquels ils prennent part. Comme le formule Peter Szendy, il n’y a dès lors « plus de vue hors marché7 », et la ville tout entière semble être assujettie à la logique d’un « maillage marchand de la vision ».
Une séquence en particulier suggère cependant que ces deux niveaux de perception (les interfaces spéculatives d’un côté, la ville de l’autre) sont amenés à se confondre encore davantage, au gré d’une analogie de plus en plus globale qui recouvrirait la spéculation financière, l’architecture de la mégalopole et les outils numériques que Jake et ses collègues courtiers ont à leur disposition. À la fin du premier tiers du film, Gordon Gekko suggère à Jake de manipuler le marché en lançant la rumeur d’une nationalisation d’un puits de pétrole en Guinée équatoriale, sur lequel a investi l’une des firmes ayant provoqué la chute tragique de la Keller Zabel Investments. La séquence s’ouvre sur le même type de split screen qu’au début du film, Jake conversant au téléphone avec le Dr. Masters, à qui il demande d’attendre que la situation se stabilise au sein de la firme avant de poursuivre les financements du projet de fusion nucléaire. Quelques plans plus loin, une autre conversation au téléphone se met en place au gré d’un deuxième écran scindé. Sauf que, cette fois-ci, sur la marge séparant les deux cadres défile une suite de nombres qui s’apparente à une cote boursière en évolution. Le lien entre les deux traders qui échangent ici par téléphone réside dans un pur et abstrait défilement de chiffres – ce qui les unit est avant tout d’ordre comptable.
Focalisée sur une série d’appels visant à manipuler le marché, la suite de la scène creuse cette voie en se concentrant sur une série d’interfaces numériques, de graphiques et de tableaux de toutes sortes. Après que Jake a échangé avec plusieurs de ses confrères lors d’une poignée d’ellipses, un troisième split screen prend le relais du précédent mais complexifie le dispositif de bipartition auquel le film nous avait jusqu’à présent habitués. Ce ne sont plus deux, mais quatre cadres qui se juxtaposent, le long d’une séquence qui montre la propagation de la rumeur lancée par Jake et les retraits financiers auxquels procèdent les nombreux courtiers effrayés par une éventuelle chute de la valeur de leurs placements. Ce split screen, plus encore que le premier au début du film, représente à merveille le paradigme de la simultanéité dans lequel s’inscrivent les dynamiques et les acteurs du monde de la finance. À bien des égards, et tout particulièrement au gré de ces scènes en écran scindé, L’Argent ne dort jamais relève d’une forme de « construction esthétique du réseau8 » telle que la décrit Alexander Galloway, à savoir la représentation visuelle (par ce qu’il appelle un « polyptyque9 ») d’une logique informatique et réticulaire perçue comme horizontale, simultanée et plurielle.
Pour nous mener de la figuration extérieure du réseau (le split screen sur les traders rivés à leurs téléphones) à ses manifestations plus souterraines, la séquence poursuit son chemin jusque dans les travées d’une salle de serveurs où s’échangent lesdites informations. À travers un fondu enchaîné qui transforme la salle en une sorte de cité numérique, Stone dresse une nouvelle analogie entre les canaux des nouveaux modes de communication, l’esthétique statistique du monde de la finance et le fonctionnement d’une ville réticulaire. Les routes y sont remplacées par des lignes d’indices boursiers en constant défilement, tandis qu’aux fenêtres des immeubles se substitue une myriade de cadres renvoyant au split screen précédemment décrit. Des travellings latéraux ainsi que des contre-plongées aériennes nous dévoilent l’envergure d’un décor fantasmatique, érigé sur un fond noir et abstrait, où le monde urbain prend la forme d’un embouteillage de transmissions capitalistiques et communicationnelles, comme l’espace lisse d’une transaction immodérée des flux monétaires et des flux d’information. Sous la forme d’images, de points lumineux et de rayons colorés, les « voiries du visible10 » y remplacent le visible lui-même, ou plutôt en esquissent une synthèse débarrassée de tout ce qui ne relèverait pas d’un échange ou d’un commerce.
Pour donner à voir la ville rêvée du capitalisme financier, là où tout semble guidé et façonné par les lois du commerce et des mouvements monétaires, cette séquence repose sur un amoncellement exponentiel d’interfaces permis par le montage et le recours aux effets spéciaux numériques. Après avoir dans un premier temps mis en évidence la proximité visuelle entre la mégalopole et les graphiques boursiers, le film tend ici un fil entre la ville et toutes les interfaces numériques qui s’y multiplient – avec la logique boursière et financière comme jonction. La logique de l’écran et celle des interfaces y confondent l’appréhension mathématique-informatique du monde et son appréhension figurative-photographique, en miroir de la manière dont sont transformés, au contact de ces displays, « nos habitudes de perception, les formes et les rythmes de notre attention ainsi que notre relation à l’espace autour de nous »11.
Cette « ville-images12 » modulaire, façonnée par les interfaces numériques et bureautiques se multipliant à l’intérieur de bâtiments dont l’apparence extérieure n’est pas sans évoquer celle d’un amoncellement matriciel de pixels, correspond à bien des égards à la « ville surexposée » que décrit Paul Virilio, qui selon lui caractérise notre monde numérisé :
L’architecture urbaine doit désormais composer avec l’ouverture d’un espace-temps technologique. Le protocole d’accès de la télématique succède alors à celui du portail. Au tambour des portes succède celui des « banques de données », celui des rites de passage d’une culture technique qui s’avance masquée, masquée par l’immatérialité de ses composants, de ses réseaux, voirie et réseaux divers dont les trames ne s’inscrivent plus dans l’espace d’un tissu construit, mais dans les séquences d’une imperceptible planification du temps où l’interface homme/machine succède aux façades des immeubles, aux surfaces des lotissements…13
L’interface informatique aurait selon Virilio produit une homogénéisation temporelle, technique et esthétique de la ville contemporaine, assujettie à « l’interfaçade des moniteurs » qui remplaceraient les façades des immeubles14. Nous l’avons vu : dans Wall Street : L’Argent ne dort jamais, cette logique est plus spécifiquement spéculative. Elle repose autant sur les transformations induites par la multiplication des appareils et des outils de communication instantanée que décrit Virilio que sur les aspirations capitalistes et spéculatives des personnages que le film dépeint. La ville « selon » Wall Street est une ville qui, dès lors qu’elle se trouve « surexposée » aux flux monétaires du monde de la finance, finit par en prendre la forme et par en épouser les mouvements.
En témoigne l’ultime plan du film, qui montre l’envol de bulles de savon dans le ciel avant qu’un panoramique ne s’achève sur un dernier plan d’ensemble de Manhattan, au centre duquel pointe la flèche de l’Empire State Building. Par l’entremise d’un trucage numérique sans équivoque, qui fait directement écho au dernier plan du premier film de 1987, une ligne en courbe continue s’inscrit une ultime fois sur l’horizon du paysage capitaliste avant que l’ensemble du plan ne se transforme, dans un second temps, en un billet de vingt dollars américains. Après avoir été amalgamée à un graphique d’indice boursier, envisagée comme un espace de transaction marchande et associée aux interfaces spéculatives du monde de la finance, la ville est tout simplement devenue un billet de banque. Au « verso monétaire15 » des images s’est substitué le recto de la monnaie elle-même.
Corentin Lê
Corentin Lê est doctorant et chargé de cours à l’Université Sorbonne Nouvelle. Il travaille sous la direction de Térésa Faucon à la rédaction d’une thèse consacrée à l’esthétique du montage dans le film-interface. En parallèle, il est intervenant au sein de différentes formations en audiovisuel (UPJV, INA Sup, 3is) et rédacteur en chef adjoint de la revue Critikat, où il publie des textes sur le cinéma, le jeu vidéo et les images numériques.
- Carol Willis, Form Follows Finance. Skyscrapers and Skylines in New York and Chicago, New York, Princeton Architectural Press, 1995, p.181.
- Carol Willis, « Construire en hauteur : les vernaculaires du capitalisme »,dans Stream – After Office, n°2, PCA éditions, juillet 2012.
- Rem Koolhaas, Delirious New York, New York, The Monacelli Press, 1994, p.21.
- C’est le cas des nombreux plans d’ensemble du film – sur lesquels nous reviendrons – qui montrent différents points de vue sur Manhattan en prenant le soin, à chaque fois, de garder dans le plan assez d’espace aérien pour appuyer la ressemblance entre les gratte-ciels de la ville et les colonnes inégales d’un diagramme boursier.
- Peter Szendy, Le Supermarché du visible. Essai d’iconomie, Paris, Minuit, 2017,p. 51.
- Ibid.,p. 44.
- Ibid., p. 117.
- Alexander R. Galloway, The Interface Effect, Cambridge / Malden, Polity Press, 2012, p. 117.
- À propos du recours à la structure visuelle de l’écran scindé dans la série 24 Heures Chrono, voir Ibid., p. 115.
- Peter Szendy, Pour une écologie des images, Paris, Minuit, 2021, p. 79.
- Andrea Pinotti, Antonio Somaini, Culture visuelle. Images, regards, médias, dispositifs, Dijon, Les Presses du réel, 2022, p. 176.
- Voir Térésa Faucon, « Ville-images. Forme inédite de montage », Théorème, n°26 « Ville et cinéma », Paris, Presses Sorbonne-Nouvelle, 2016, pp. 183-191.
- Paul Virilio, L’Espace critique, Paris, Christian Bourgois, 1984, p. 14.
- Ibid., p. 13.
- Peter Szendy, Le Supermarché du visible, op. cit.,p. 19.