Entretien avec Ismaël Joffroy Chandoutis

Le réel, le fake et l’humain
Entretien avec Ismaël Joffroy Chandoutis

Référence électronique pour citer cet article
Johan Lanoé, « Le réel, le fake et l’humain. Entretien avec Ismaël Joffroy Chandoutis », Images secondes [En ligne], 03 | 2022, mis en ligne le 16 février 2022, URL : http://imagessecondes.fr/index.php/2022/02/16/chandoutis/

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Cet entretien a été réalisé pendant que le réalisateur terminait un nouveau court métrage, intitulé Maalbeek : le « ruisseau du moulin », du nom de la station du métro bruxellois tristement célèbre depuis l’attentat du 22 mars 2016. Le cinéaste décrit son film comme procédant d’un dialogue entre sa propre mémoire des événements (il habitait alors dans le quartier de Maalbeek) et l’amnésie traumatique de Sabine, une femme qui a passé trois mois dans le coma à la suite de l’explosion. Il poursuit dans ce film la recherche de ce que le critique Sébastien Rougier appelle une « cinématière »1, déjà initiée dans ses œuvres précédentes, Ondes noires (2017) et Swatted (2019) : son approche des images numériques qu’il s’approprie est plastique et matérielle, autant que narrative. 

Explorant dans ces films différentes formes de violence, physique comme psychologique (l’électrosensibilité, le swatting2, les attentats), Chandoutis invente des manières de porter à l’écran le traumatisme en intervenant sur les images elles-mêmes, en distordant leur code numérique. Ainsi, dans Maalbeek, des images tournées professionnellement mais ensuite perturbées, traumatisées, cohabitent avec du matériau épargné : des images médiatiques glanées sur Internet, ou bien une vidéo qu’il tourne le 27 mars 2016 dans une rame, la première fois où il reprend le métro après l’explosion.

Photogramme de Maakbeek (2020) d’Ismaël Joffroy Chandoutis.

Le post-cinéma serait-il une manière de continuer à faire du cinéma dans un monde qui foisonne déjà d’images ?

L’arrivée d’un nouveau média, ou médium, a souvent été un bouleversement. On a dit que la télévision annonçait la mort du cinéma. Le jeu vidéo annonçait la mort du cinéma, ou des formes d’expression qui avaient précédé. La photo était déjà la mort de la peinture, et c’est un cas particulièrement intéressant : on avait enfin un objet qui permettait de capter, de retranscrire au mieux le visage de quelqu’un à un instant t. De nombreux peintres, pour remédier à cela, se sont mis à peindre des réalités intérieures, notamment en se dirigeant vers l’abstraction. On voit bien que, plutôt que de se substituer à quelque chose, chaque nouveau médium redistribue les cartes : il vient modifier la manière dont on s’exprime à travers chaque art, chaque médium. Depuis l’arrivée d’Internet, mais surtout depuis la démocratisation des outils de prise de vue, une abondance d’images et de sons circulent. Ils circulent, et chacun peut s’en saisir, pour les regarder, les enregistrer ou se les réapproprier. On travaille donc désormais avec un flux permanent, là où le cinéma avait quelque chose de plus arrêté, ou de plus sacralisé.

Alors, que fait-on de ce flux qui circule à une vitesse qui nous dépasse ? On ne pourra jamais consommer toutes les images… Lorsque la télévision est arrivée, il me semble qu’une façon dont le cinéma s’est réinventé s’est jouée sur le terrain de la résolution technique : plus d’immersion. Le CinemaScope est arrivé : on a commencé à travailler dans un plus grand format, plus immersif, pour garder la nécessité d’aller voir des films en salle. Ensuite, quand il y a eu le jeu vidéo, ça a été un coup dur pour le cinéma, car celui-ci est né d’une volonté d’interagir. Il y a toute une histoire d’un certain cinéma d’attraction, qui était présent dès l’invention d’Edison, avec par exemple le Mutoscope, qui permettait de regarder le film à la cadence de notre souhait. Avec le jeu vidéo, le cinéma s’est fait déposséder de son but ultime qui aurait été l’interaction – ou, en tout cas, la possibilité pour chacun de « designer » son expérience à travers une narration architecturée. Alors le cinéma a produit des semblants d’interaction : lunettes 3D, sièges qui vibrent, Dolby Atmos – encore une fois, une résolution technique. Ce qui est le plus intéressant à observer, c’est la manière dont le cinéma se réapproprie les esthétiques qui sont spécifiques au jeu vidéo. Des images comme celles d’Elephant (Gus Van Sant, 2003) avec ce personnage à la troisième personne de dos, qui pourrait aussi bien venir de Tomb Raider (Core Design, 1996) que des jeux comme Silent Hill (Konami, 1999).

Un des aspects intéressants du post-cinéma, c’est la possibilité de prendre le temps d’arrêter le flux, d’en isoler certains éléments, et de porter un discours sur ce flux. Un discours qui prend le temps, qui recontextualise ce flux pour le comprendre. Parce que le flux d’aujourd’hui est inhumain. Il nous dépasse. On n’est plus capable de l’analyser à échelle humaine. Le cinéma aurait la possibilité de remédier à cette problématique d’un flux incessant et impossible à analyser, du moins suffisamment – je fais référence aux fake news ou au deepfake. Le cinéma nous redonne le temps nécessaire à la compréhension de ce flux. En soi, il semble pouvoir remédier à la maladie qu’est le flux dans une ère marquée par l’idéologie de l’informationalisme.

Si c’est cela qu’on entend par post-cinéma, c’est très important. C’est peut-être même la seule chose qu’il nous reste à faire, dans un monde où il y a beaucoup trop d’images : s’en tenir à une démarche d’écologie artistique dans laquelle on ne travaillerait plus qu’à redonner du sens à ces images. En les assemblant autrement, en arrêtant le flux sur certaines choses, en isolant et en questionnant à travers la mise en scène de ce réassemblage du flux. Pour moi c’est ça, le post-cinéma. C’est une démarche qui devrait être bien plus dominante.

Il y a de ça même dans le mainstream. C’est bien que ça ne soit pas qu’un intérêt marginal. Cette démarche-là, je pense, va bientôt atteindre le grand public, et quelque part c’est ce que j’essaie de faire dans mes films. Arthur Jaffa a fait le dernier clip de Kanye West. C’est génial parce que ce « post-cinéma est déjà là », dans la culture mainstream. Et ça reste Kanye West qui nous guide dans ce qu’il faudrait faire, il n’y a pas que [Jean-Luc] Godard. D’ailleurs le vidéoclip a été absolument malmené sur Internet, alors que c’était l’endroit où l’on expérimentait le plus avant, un endroit privilégié pour les artistes cinéastes. C’est peut-être encore l’un des derniers bastions où on peut expérimenter dans un rapport à quelque chose de mainstream, de commercial.

Le cinéma peut-il aider à saisir Internet, que Timothy Morton qualifiait d’« hyperobjet »3 ?

Et le rendre plus humain. Finalement, le cinéma peut réhumaniser le flux d’Internet. C’est pour ça qu’il va continuer à exister. Pour moi, le danger ne vient pas tant d’Internet que des GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft), et de la consommation du cinéma sur des plateformes VOD. Ça, c’est vraiment quelque chose qui me terrifie, parce que la salle de cinéma est ouverte à tous, tout le monde peut y aller, alors que les GAFAM semblent tendre à nous diviser en tribus où chacun a son petit abonnement : un coup on est dans la tribu Netflix, là on est dans la tribu Apple +, là on est dans la tribu Amazon Prime Video… Et le fait de maintenir une exclusivité qui va jusqu’à empêcher une sortie en salle pour certains films, je trouve ça terrifiant. Je pense qu’on est déjà entrés dans la mort du cinéma, mais ce n’est pas une mort esthétique, liée à la concurrence d’un nouveau média ou à une hyperconsommation des images comme on le voit sur Internet. La mort vient tout simplement d’une évolution du rapport du cinéma au capitalisme. La crise des studios à Hollywood était déjà l’annonce de la fin du cinéma et de l’hégémonie des séries. Les gens n’ont tellement plus de capacité d’attention qu’on en est à découper les films en tranches de 50 minutes – c’est-à-dire en épisodes de série – voire plus court encore, quelques minutes, le temps d’un trajet de bus, d’une file d’attente. Au cinéma, nous payons six ou douze euros pour aller voir les films, tous dans les mêmes conditions. Or, avec les GAFAM et la VOD, nous payons la même somme que tout le monde, mais nous n’avons pas tous les mêmes conditions de visionnage des films. C’est une énorme différence. Ça ne fait qu’agrandir la disparité entre les gens. La VOD suppose d’avoir une connexion stable à Internet, ce qui n’est absolument pas le cas dans le monde entier. Autant de paramètres qui rendent difficile de rencontrer les œuvres dans les conditions qui ont été imaginées par les artistes. C’est comme autre chose qui me terrifie : la notion de média algorithmique que recherche Netflix. En analysant les statistiques de spectateurices, ils veulent créer le film parfait… 

L’une des solutions pour le cinéma, c’est de ne plus composer avec, de réarranger toutes ces réalités-là : la réalité de la sérialisation des images, la réalité des flux d’Internet. Porter un discours sur cette consommation-là. Il ne s’agit pas seulement de la critiquer ou de la mettre en scène de façon ridicule pour être tendance, mais de questionner cette hyperconsommation. Je ne suis pas sûr que tout le monde trouve ça génial qu’il y ait un milliard de séries à peu près formatées de la même manière. Le cinéma a ce pouvoir de réinterroger la vérité en prenant le temps. On ne sait plus, pour la plupart des images, si elles sont vraies ou fausses. Avec le deepfake, on peut mettre la tête de Nicolas Cage ou celle de Trump sur à peu près tout le monde, ou avoir les plus grands fantasmes possibles dans la pornographie avec le visage de Scarlett Johansson sur n’importe quel corps désiré ou désirable. De mon point de vue, il n’y a plus que le cinéma pour prendre ce temps-là, pour déconstruire la nature de l’image, et surtout comprendre pourquoi tant d’images fausses circulent.

Photogramme de Swatted (2018) d’Ismaël Joffroy Chandoutis.

Est-ce ce que vous voulez faire avec votre projet sur le deepfake ?

Deepfake est une recherche que j’ai commencée à développer dans le cadre d’un colloque au Fresnoy, qui s’appelle « L’humain qui vient ». Déjà, à l’époque où j’étais au Fresnoy, j’ai commencé à réfléchir à la notion d’intelligence artificielle. J’ai voulu y consacrer un projet, et je me suis rendu compte que le terme ne veut pas dire grand-chose : la plupart du temps, ce que l’on appelle « intelligence artificielle » a surtout quelque chose d’artificiel, mais peu de rapport avec l’intelligence. Cette artificialité-là dépend toujours de l’humain, elle est toujours faite de plein d’erreurs qui sont liées à l’humain qui est derrière la fabrication de cette pseudo-intelligence, de cette véritable artificialité. De toutes les peurs qu’on a, de toutes les choses qu’on projette – être remplacé.e.s par des robots, etc. – le seul danger actuel et non fantasmé s’incarne selon moi dans le deepfake.

Le deepfake est une automatisation d’un tracking de visage, et éventuellement la génération d’une voix de synthèse, qui permet de faire dire ou faire faire à quelqu’un·e quelque chose qu’iel n’aurait pas dit ou fait. C’est quelque chose qui existe depuis les années 1970, qui était accessible par Hollywood mais qui demandait beaucoup de moyens. Aujourd’hui c’est accessible en open source et on peut fabriquer des deepfakes avec n’importe quel ordinateur. Il y a quand même une barrière technique extrêmement forte, donc cela limite le type de personnes capable de faire ça : si ce n’est un coût financier, maîtriser ces techniques demande un temps important. Mais cela devient de plus en plus accessible, et ce sera sûrement automatique d’ici cinq ans.

Ces images-là ont été pointées du doigt médiatiquement comme un réel danger pour nos démocraties, pour les élections états-uniennes, etc. J’étais consterné par cette orientation fausse, correspondant à un scénario de science-fiction, et qui n’a d’ailleurs pas eu lieu : il n’y a pas eu d’ingérence à cause des deepfakes, il y a même eu des élections aux États-Unis qui ont été les plus fiables de l’histoire, d’après ce qu’en disent les médias. Donc on voit bien que ceux-ci fantasment souvent des nouvelles scientifiques ou technologiques. 90 % des médias ont orienté sur le terrain politique leur peur des deepfakes, alors que la réalité statistique montre que le deepfake est principalement utilisé dans la pornographie, touche principalement des femmes qui sont harcelées… C’est une arme contre les femmes. Pour les hommes, le deepfake est plutôt parodique : c’est Nicolas Cage, et ça nous fait bien rire.

Personnellement, c’est l’intime qui m’intéresse, cette partie réelle du deepfake, autour du harcèlement, le deepfake comme une arme. Je voudrais le traiter de manière intime. J’aimerais que le film intègre des images existantes, mais également une dimension fictionnelle en plus d’une dimension documentaire, puisque le deepfake est cet assemblage du réel et du faux. La structure du film se doit d’être dans ce mélange entre le vrai et le faux, entre images d’archive et images fictionnelles. Ce que je recherche dans Deepfake, l’un de mes objectifs principaux, c’est que l’on ne sache pas si ce que l’on voit est vrai ou pas. La réponse sera quelque part entre les deux.

À la recherche d’une forme d’ambiguïté…

C’est un questionnement sur notre identité. Sur notre identité physique et notre e-identité. Ce sera une plongée dans ce qu’est Internet aujourd’hui.

En long métrage ?

Peut-être.

Donc le format n’est pas encore déterminé…

Je pense que ce sera un long métrage, mais ce serait dommage de se fixer absolument cet objectif-là. Parce qu’en cours de route, il est intéressant à chaque étape du film de se demander s’il doit même être vu en salle, sur Internet, dans une galerie… Je pense que c’est très important pour n’importe quelle démarche artistique, de se poser cette question à chaque étape. 

Peut-on parler un peu de Mihai ?

Mihai est le portrait d’un hacker que j’ai rencontré par hasard en Roumanie. Un projet sur sa vie, une vie digne d’un Scorsese. Mihai est un hacker qui a été dans une bande qui a créé le Gozi virus, un virus qui a hacké 25 millions de comptes dont la NASA, la NSA, etc. Ce pourquoi il a été arrêté en 2012. Ce qui est intéressant, c’est que c’est quelqu’un parti de rien, d’un endroit où il n’y avait pas du tout Internet. Il s’amusait avec des bâtons de bois et il regardait des sangliers, des daims et des ours courir dans la nature. Un jour il y a eu un cyber-café, et c’est là que tout a commencé.

Je voudrais donner un portrait différent de ce qui est proposé par Hollywood sur la figure du hacker. Un projet qui va dépasser les stéréotypes du hacker tels qu’ils sont représentés dans le cinéma. C’est un film qui met en scène le hacking dans un endroit où on ne s’y attend pas : une des parties les plus rurales en Roumanie. Un lieu où on n’imagine pas le hacking possible. C’est ce paradoxe-là qui m’intéresse, et je pense que ce film dialoguera, lui aussi, entre le réel et le virtuel. 


  1. Sébastien Rongier, Cinématière. Arts et cinéma, Paris, Klincksieck, 2015.
  2. Ce terme anglais désigne une forme de canular téléphonique visant à susciter une intervention policière au domicile d’une personne innocente.
  3. Timothy Morton, Hyperobjets — philosophie et écologie après la fin du monde, Paris, Éditions Cité du design, 2018.