Étudier la publicité, c’est observer ce qui échappe à notre contrôle
Entretien avec Ernesto de Carvalho
(mené par téléphone le 9 déc. 2020)
Référence électronique pour citer cet article
Johan Lanoé, « Étudier la publicité, c’est observer ce qui échappe à notre contrôle. Entretien avec Ernesto de Carvalho », Images secondes [En ligne], 03 | 2022, mis en ligne le 16 février 2022, URL : http://imagessecondes.fr/index.php/2022/02/16/carvalho/
Ernesto de Carvalho, originaire de Brasilia, vit à présent à Olinda, près de Recife, dans le Nordeste brésilien. Son parcours reflète sa lutte pour la défense des populations autochtones (Martírio, 2016) et ses préoccupations quant aux politiques urbaines (il a notamment participé au mouvement « Ocupe Estelita »1). Il y a quelques années, alors qu’il est à son domicile, on lui signale le passage de la « voiture Google » dans la rue. Il sort précipitamment, se retrouve nez à nez avec cette auto armée d’un panoptique, comme un périscope. Alors il prend une photographie avec son téléphone, et tire de cet instant un court essai filmique : Nunca é noite no mapa (2016)2.
Le titre énonce une évidence à laquelle nous ne pensons jamais : il ne fait jamais nuit sur la carte. En nous faisant errer sur Street View et Google Maps, de Carvalho nous fait réfléchir aux notions de visibilité ou de pouvoir, à l’indifférence de la cartographie devant ce qui est cartographié, ou encore aux évolutions urbaines dont ces technologies témoignent. Il révèle l’omnipotence figée de la carte : pas de nuit, pas de vent, pas de pluie, de trafic ou d’embouteillage, pas de corps. Une omnipotence immatérielle et ainsi presque intouchable, que le réalisateur tente d’affecter en retour, en barrant la route à la voiture de Google, en la prenant elle aussi en photo, en l’exposant. Le champ-contrechamp Google-de Carvalho brise l’illusion d’une image immatérielle, d’une image qui se serait faite toute seule, sans point de vue, sans parti pris. Ce film a été projeté de nombreuses fois à l’international, et a encore été récemment programmé au Festival des 3 Continents à Nantes.
Quelques années se sont écoulées depuis Nunca é noite no mapa. Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?
Je suis en train de réaliser un long métrage sur le marketing digital. Je me suis plongé dans le monde des publicités sur Internet : pendant un an, j’ai collecté des publicités venant de Facebook, d’Instagram, ou de YouTube. Je construis une réflexion autour d’une certaine subjectivité libérale, qui est en rapport avec notre contexte politique : un appauvrissement collectif de la population, accompagné de promesses d’enrichissement immédiat. Pour ce faire, j’ai créé de faux profils afin de recevoir des publicités que normalement je ne recevrais pas. Le film est en cours de montage, à un stade assez avancé.
Je connais des films réalisés à partir de contenus générés par des utilisateurs et utilisatrices, ou à partir de banques d’images commerciales, mais pas avec des publicités du web. Comment vous est venue cette idée ?
On imagine Internet comme un lieu où l’on va rechercher différentes choses, où l’on va accéder à des contenus, selon notre intention ou notre volonté : soit directement en fonction de notre désir, soit selon ce que ce désir a pu indiquer aux algorithmes, qui nous font ensuite des recommandations. Mais je vois plutôt Internet comme étant divisé en deux blocs. C’est la théorie qui soutient ce film : il y a un premier ensemble de contenus fait pour qu’on le trouve, et un autre ensemble de contenus fait pour qu’on n’ait aucune intentionnalité à son égard. Du contenu fait seulement pour qu’on le regarde, c’est tout.
Plus concrètement : devant une publicité sur YouTube, on ne pourra ni avancer ni revenir en arrière. La petite ligne jaune qui court sous la pub, on ne peut pas cliquer dessus. Au bout de quelques secondes, on peut décider de sauter la publicité dans son ensemble. Ce faisant, on abandonne le visionnage et la possibilité de la visionner. Mais on n’a pas de contrôle sur la vidéo. On peut mettre en pause, mais on ne peut pas revenir en arrière, et surtout on ne peut pas retrouver cette publicité. Par exemple, si on clique sur une vidéo YouTube, on nous montre une publicité pour des cours de portugais ; si l’on va ensuite sur la chaîne YouTube des cours en question, la publicité n’y sera pas. Dans 90 % des cas, c’est une vidéo qui n’est pas listée, pas accessible.
Donc je suis allé à la recherche de ces vidéos. J’ai trouvé des moyens de les localiser. C’est presque du piratage. Pour chaque plateforme il a fallu que j’élabore une méthode différente : Facebook, Instagram, YouTube. Ça fait un an que j’ai commencé à les collecter, alors j’ai pu voir la pandémie avancer par le prisme de ces publicités. C’était incroyable. Et plus on consomme de la publicité, plus on en reçoit. Donc je suis une espèce de sujet bizarre dans ce système : j’ai l’air d’un grand consommateur mais je n’achète jamais rien ! On devient un objet préférentiel pour les publicités : « regarde ça, ça va t’intéresser », « clique ici »…
En rassemblant ce matériel, j’ai prêté attention à une certaine syntaxe audiovisuelle. J’ai commencé à étudier la méthode que beaucoup de ces publicités utilisent. Et c’est là que c’est devenu particulièrement intéressant, parce que je me suis mis à recevoir des pubs sur la méthode elle-même : on reçoit des pubs sur la méthode pour faire des pubs. Ce ne sont pas de simples pubs sur Internet, mais des pubs sur comment faire des pubs sur Internet. Et une partie d’entre elles expliquent comment faire ce type de pubs pour apprendre la méthode… Bref, une véritable mise en abyme.
Vous deviez avoir le sentiment d’avoir mis la main sur quelque chose, d’avoir activé un mécanisme ?
Oui, j’y ai vu une pyramide, une ziggurat : un système dans lequel certains entrent, et peuvent ensuite vendre à d’autres la méthode pour entrer dans le système, etc. Ici au Brésil, la méthode la plus utilisée émane d’un certain Erico Rocha, qui a évidemment appris ça d’un États-Unien. Il a retravaillé la méthode qu’il avait apprise. Il appelle ça la « formule de lancement », ou « launch formula » en anglais. Aujourd’hui, Erico Rocha est bien plus connu et bien plus riche que son professeur états-unien, ce qui dit aussi beaucoup du Brésil. Ici les réseaux sociaux ont pris très tôt et très fort. Orkut [un réseau social lancé à l’international en janvier 2004] a par exemple été « assiégé » par les Brésiliens. Il y avait un pourcentage absurde de Brésiliens et de Brésiliennes parmi les inscrit·e·s. Je pense que ça reflète une sorte de synergie entre un certain comportement social brésilien et les réseaux sociaux. Ces stratégies de marketing digital ont l’air d’avoir elles aussi un sol très fertile au Brésil.
Je suis en train d’organiser le film de telle sorte que l’on apprenne la méthode, qui fonctionne un peu comme un vaccin : on comprend ce qu’on regarde, pourquoi et comment on le regarde. J’essaie de mettre en évidence l’importance du marketing digital dans les transformations politiques de ces dernières années. Le phénomène politique qu’on est en train de vivre au Brésil commence avec une grande dextérité dans l’usage de ces stratégies de marketing digital de la part de la droite et de l’extrême droite. J’ai découvert par exemple que ce n’est pas Bolsonaro qui a été à la recherche de son responsable marketing, Jorge Carvalho. C’est ce dernier qui s’est proposé à Bolsonaro, qui a vu en lui un client potentiel. Il existe un véritable règne du marketing au Brésil. Cette culture des groupes WhatsApp – qui ont tout simplement défini notre vie politique –, l’usage de faux profils sur les réseaux sociaux… Il n’y a pas de réponse des progressistes sur ce terrain-là.
Les publicités sur Internet sont faites seulement pour être consommées, pour être regardées passivement, et pas pour qu’on les édite, qu’on les monte, qu’on les analyse. Faire ce film me donne la sensation d’un geste transgressif, qui était aussi présent dans Nunca é noite no mapa (2016). Parvenir à transgresser au sein d’Internet, ça m’intéresse. Les deux films se rejoignent dans ce contre-usage transgressif d’Internet.
Un contre-pouvoir : ces firmes observent nos comportements, cartographient le monde, photographient chaque recoin, et vous, vous retournez l’objectif. Vous les observez en retour, les analysez de l’intérieur. Le montage est-il compliqué ? La publicité est assez indigeste. Avez-vous peur d’une forme de lourdeur du film fini ?
J’ai essayé de répondre à cette difficulté, qui est presque un problème d’ordre dramaturgique. Comment rendre cette histoire captivante ? Comment appréhender l’attention de la spectatrice ou du spectateur ? J’essaie de faire en sorte que le film produise une sensation de compréhension de cet univers, que la spectatrice ou le spectateur se sente un peu comme un·e détective. Mais, en effet, on se trouve face à un bombardement d’un matériau assez laid en soi. Il y a quand même une partie du contenu que j’arrive à apprécier. Le montage transforme le sens, il allège.
J’ai pensé à faire un desktop film, changer d’onglet pour changer de publicité, zoomer, faire du plein-écran parfois… Ça m’a d’abord paru être une bonne idée mais ça amenait aussi certaines difficultés. Alors j’utilise le matériau plutôt comme de l’archive. C’est un film d’archive, un essai filmique. Mais qui sait, peut-être que je reviendrai sur le desktop film, aussi pour rendre plus digeste la laideur.
Une autre chose à laquelle j’ai pensé, c’est à apparaître moi-même dans le film en faisant un tutoriel. Les tutoriels ont souvent le même langage que les publicités. Quelque part, beaucoup de pubs sont des tutoriels. Je songe à inclure un tutoriel sur la manière de sauvegarder les pubs, pour qu’au milieu du film on comprenne comment celui-ci aura été fait.
Ne risquez-vous pas d’avoir des problèmes avec les propriétaires de ces publicités ?
J’ai un peu peur, oui. Toutefois je n’ai jamais eu de problème avec Nunca é noite no mapa, personne ne m’a jamais rien dit, alors que le film circule beaucoup. Peut-être que ce film va avoir une portée bien plus grande, qu’il va agacer plus de monde, notamment parce que je n’utilise pas seulement le produit de certaines multinationales, mais l’image de personnes réelles. Peut-être vais-je devoir utiliser un pseudonyme… Mais il se peut qu’on puisse invoquer le fair use, je voudrais consulter un avocat. Mes films ne me rapportent pas d’argent, donc je vais peut-être pouvoir revendiquer ce qu’on appelle l’usage éducatif. Cet usage se retrouve dans une bonne partie des chaînes YouTube qui commentent d’autres vidéos…
En réalité, j’ai plus peur du possible mécontentement d’un YouTubeur. Mais, en même temps, les YouTubeuses et YouTubeurs sont motivé·e·s par un désir de visibilité, de publicité. Certain·e·s ne vont pas apprécier que je parle d’eux·elles, mais pas toustes. J’essaie de ne pas trop penser à tout ça, de simplement le faire parce que je pense que c’est important que ce travail soit fait. Ces publicités sont un élément important dans nos vies qu’on a du mal à commenter, à analyser. On est obligé·es de commenter ça. Donc je ne me préoccupe pas trop de ce que je risque.
Vous disiez avoir perçu l’effet de la pandémie sur les publicités…
Beaucoup de ces pubs concernent des cours pour investir dans le marché de la finance : options binaires, fonds d’investissement… J’ai vu des vidéos choquantes proposant différentes manières de s’enrichir pendant la pandémie. Avec la pandémie, les gens se sont jetés dans le monde de la formation. Et il se trouve que la formation était déjà un produit phare sur Internet, parce qu’un cours enregistré, on peut le vendre autant de fois qu’on veut, infiniment. Lorsque la pandémie est arrivée, celles et ceux qui donnaient des cours se sont retrouvé·es dans un contexte idéal.
Avez-vous donné un nom à ce projet ?
Pas un nom définitif, j’ai quelques idées. Sur le logiciel Premiere, le montage s’appelle O Céu dos pássaros [Le Ciel des oiseaux]. Je crois que c’est Marshall McLuhan qui a dit que les poissons ne voient pas l’eau, ne la perçoivent pas. Je me suis dit : c’est quoi le ciel pour les oiseaux ? Parce que pour nous, le ciel, c’est là où se trouvent les oiseaux. Ce sont des métaphores sur la visibilité et l’invisibilité, l’angle mort, la tache aveugle. Ce que l’on ne voit pas parce que c’est ancré dans notre quotidien, trop près pour qu’on puisse le percevoir. J’ai fait la même chose avec Google dans Nunca é noite no mapa.
Les publicités sur Internet ne sont pas faites pour qu’on les partage ou qu’on les commente. On n’en discute pas avec nos ami·e·s, ce n’est pas un sujet de discussion. C’est plus diffus, plus habituel, plus quotidien. Elles nous affectent de manière furtive, presque silencieuse. Alors j’essaie de faire un sujet de discussion de quelque chose qui n’en est pas un. Je crois que le cinéma a ce pouvoir de faire prendre conscience, de pointer du doigt. Au final, on parle là de mécanisme de pouvoir. Jamais le pouvoir ne souhaite être observé, il désire être invisible, transparent.
Pourrait-on utiliser le terme « post-cinéma » pour qualifier O Céu dos passaros ?
Pour moi, le cinéma a toujours été « post », dans le sens où il a quasiment toujours fait en sorte de repousser ses propres limites, il s’est toujours profondément transformé. Je pense que notre expérience historique donne à quiconque l’impression de vivre quelque chose de radicalement différent de ce qui était auparavant, de vivre une rupture. Je comprends que les changements importants que l’on connaît aujourd’hui puissent nous amener à nous demander si on n’est pas en face de quelque chose de fondamentalement, qualitativement différent. Mais je pense que cette transformation continuelle est aussi du cinéma.
Je suis particulièrement attentif à l’individualisation de notre expérience cinématographique, qui dans les premiers temps était collective. Chacun devant nos écrans, devant les différentes plateformes : Disney +, HBO, etc. Le cinéma a besoin de débat, d’une audience plurielle, de collectif, de communauté. Si post-cinéma il y a, alors il se doit de perpétuer cela, afin de répondre aux mêmes problèmes que le cinéma.
Je ne m’enthousiasme pas pour l’idée d’un avènement du post-cinéma, mais je ne m’y oppose pas non plus. C’est sûrement un prisme intéressant pour l’analyse.
Est-ce que le cinéma se doit d’utiliser Internet ?
Il se doit de répondre à l’existence d’Internet. Je me souviens de la première fois que j’ai entendu parler de Facebook dans un funk carioca : « Tu prends une photo dans le miroir / Pour la poster sur Facebook ». Je me suis arrêté… Ça touchait quelque chose de notre réalité.
- Mouvement d’occupation citoyenne visant à protéger un quartier historique du centre de Recife de la spéculation foncière.
- Le film est disponible librement à l’adresse suivante : https://vimeo.com/175423925.