Aude Thuries
Les Films de super-héros
sont-ils des films de danse ?
Résumé
À la suite du rapprochement déjà opéré par Scott Bukatman entre comédie musicale et film de super-héros, cet article explore le rapport au corps et au mouvement entretenu par ce genre cinématographique depuis les années 2000. La question de savoir s’il est possible d’y voir des films de danse se posera tant sur le plan chorégraphique que sur le plan cinématographique – dramaturgique et formel.
Mots-clés
Cinéma, danse, super-héros, corps, mouvement, comédie musicale
Dans le cadre de ma thèse[1], je me suis particulièrement intéressée aux limites entre mouvement dansé et mouvement quotidien. À ce titre, les comédies musicales classiques hollywoodiennes constituaient un corpus de choix, tant la danse y survient dans la continuité d’un signe adressé, dans le prolongement d’une marche, dans un déplacement qui soudain se décale légèrement. Dans ces films, la frontière entre mouvement dansé et mouvement quotidien est interrogée et remise en cause par le moindre pas de côté, la moindre ouverture de parapluie. La virtuosité vient après, plus tard – d’abord, il faut doucement installer le monde onirique de la danse, tracer le premier crochet de cette parenthèse enchantée. Mais si les gestes ordinaires peuvent être matière à chorégraphie, qu’en est-il alors des gestes extraordinaires, exceptionnels, déjà hors des normes et des routines quotidiennes ? Si un petit saut impromptu au milieu d’une marche ordinaire installe déjà le corps dans la danse, qu’en est-il d’un bond de géant, d’une envolée, d’une lévitation ? Ces derniers cas de figure ne se posent pas très souvent, hormis dans un genre, où ils sont monnaie courante : le film de super-héros. Les films de super-héros et les films de danse partagent un enjeu commun, celui du dépassement du mouvement quotidien vers le mouvement extraordinaire (dansé ?), l’affranchissement des prosaïques lois de la gravité[2]. C’est cette perspective que Scott Bukatman nous invite à adopter lorsqu’il compare le Spider-Man de la trilogie éponyme de Sam Raimi (2002, 2004, 2007) au Fred Astaire de Royal Wedding (Stanley Donen, 1951)[3]. Ces mouvements extraordinaires et les parenthèses enchantées qu’ils entraînent suffisent-ils pour autant à qualifier de « film de danse » les superproductions hollywoodiennes mettant en scène des super-héros ? On peut entendre par « film de danse » un film où la danse occupe une place majeure. Pour répondre à cette question, il convient d’examiner ce que les mouvements des super-héros – qui tiennent une place centrale dans ces films puisqu’un super-héros se caractérise par ses super-pouvoirs, qui sont très souvent d’ordre cinétique – doivent à la danse. Il pourrait toutefois être fécond, ici, de restreindre encore l’acception, et d’examiner ce que les films de super-héros doivent au genre plus spécifique du « film de danse », tel qu’il a été formaté par l’industrie hollywoodienne : si l’organisation de la narration et de la mise en scène autour du mouvement dansé a donné naissance à un genre spécifique, immédiatement reconnaissable par le public, retrouve-t-on les codes de ce genre dans les films de super-héros, qui eux aussi s’organisent essentiellement autour des mouvements virtuoses de leurs protagonistes ? Il aurait aussi pu être pertinent de se demander si tous les films de danse n’étaient pas construits comme des films de super-héros : après tout, Flashdance, l’un des premiers longs-métrages à ouvrir le bal des films de danse, en est peut-être déjà un. Ce sont bien des superpouvoirs que semble se découvrir le personnage incarné par Jennifer Beals, lors de son audition finale. Elle parvient notamment à bondir dans les airs et à enchaîner sur un backspin – qu’elle n’a jamais répété auparavant, comme le fait remarquer Thomas F. Defrantz[4]. Sans parler du corps hybride qu’elle arbore : dès qu’elle danse, Jennifer Beals laisse la place à ses doublures, Marine Jahan pour l’essentiel, un membre du Rock Steady Crew pour les power moves. Notons aussi que la websérie LXD (Legion of Extraordinary Dancers), créée par Jon Chu en 2010, reprend explicitement les codes du film de justiciers masqués. Toutefois, je n’aborderai pas la question dans ce sens par souci d’économie d’espace tout d’abord, mais aussi par respect d’une certaine chronologie : les films de super-héros que je vais considérer sont ultérieurs à l’essor des films de danse. Afin de circonscrire un peu mon corpus, je ne m’attarderai que sur les films de super-héros produits à partir des années 2000, dès lors que les images de synthèse ont permis de porter à l’écran tous les exploits dessinés dans les comic books qui ont engendré ces héros. L’apparition de ces nouvelles technologies numériques a par ailleurs été concomitante d’un essor industriel du genre (notamment via le lancement en 2000 de la franchise X-Men par la 20th Century Fox, puis en 2008 du Marvel Cinematic Universe par les studios Marvel, et plus récemment encore du DC Extended Universe par DC en 2013) qui nous invite à rapprocher les films dont nous allons parler. L’exercice de la délimitation d’un corpus est cependant difficile, et il serait malvenu d’en cacher la subjectivité : si X-Men (Bryan Singer, 2000) et Spider-Man (Sam Raimi, 2002) semblent avoir posé les cadres du film de super-héros des années 2000, notamment par leur usage de l’outil numérique, pourquoi pas, non plus, ouvrir le bal avec Matrix (Wachowskis, 1999) qui, sans être stricto sensu une adaptation de comics, est l’un des premiers à développer de spectaculaires séquences d’action grâce à des corps digitalement augmentés/remplacés et à interroger les frontières entre le corps du comédien et son clone digital ? Si les années 2000 marquent le début du corpus considéré, il pourrait être pertinent parfois de se tourner vers des productions antérieures. En ce qui concerne les films de danse, je considèrerai ici le sous-genre du film musical qui a fleuri sur les écrans principalement à partir des années 80 : ils empruntent au musical leur structuration autour de « numéros » musicaux, mais les personnages n’y chantent pas, ils s’expriment uniquement par la danse – danse essentiellement influencée par le hip-hop. Là encore, les frontières de ce corpus pourront être rediscutées. Pour s’interroger sur une possible considération des films de super-héros comme des films de danse, deux aspects majeurs me semblent devoir être tour à tour examinés : tout d’abord – et c’est le point essentiel – il convient de s’interroger sur la présence de la danse dans ces films, et sur la possibilité de voir les corps des super-héros comme des corps dansants. Il s’agit là de prolonger la perspective de Scott Bukatman, qui avait déjà posé la question en ces termes. Mais il faudra de surcroît entreprendre un examen générique pour poursuivre le rapprochement : le genre du « film de danse » répond à un certain nombre de codes et d’attentes du public qui pourront être recensés, tant sur le plan dramaturgique que formel. Pour considérer les films de super-héros non pas seulement comme des films où il y a de la danse, mais comme des films de danse, il faudrait ainsi être à même d’y déceler des éléments récurrents spécifiques à ce dernier genre.
Des corps qui ne pèsent rien
Scott Bukatman n’est pas tendre avec les films de super-héros, et s’il les « hait », c’est justement parce qu’il y manquerait de la danse, selon lui. Il y manquerait, plus exactement, l’action d’un corps s’arrachant à la gravité et aux lois initiales de son environnement :
So let me bring another genre to bear and consider Fred Astaire’s astonishing dance in Royal Wedding (Stanley Donen, 1951), the one in which he, like Spider-Man, climbs a wall. Using nothing but a rotating set with a camera mounted to it, the scene produces the illusion of Astaire dancing up the wall, across the ceiling, and down again, in a single glorious, giddy take. […] One is confronted by a body transcending bodily limits, defying gravity, mocking the real. It is lighter than air, liberated from earthly constraints. But […], it is resolutely a body in space, it is a body that belongs to the space that it masters. We watch a body go from prosaic and inexpressive, bound by gravity’s laws, to marvelous and profoundly expressive of the exuberance of new love. In Spider-Man 2, by contrast, we have encountered “bodies” in “space”—a phenomenon rendered by computer. The sequence gives us corporeality without corpus.[5]
Le corps de Spider-Man ne s’arrache pas à son environnement, ne sublime pas le mouvement ordinaire vers l’inattendu, l’exceptionnel et le spectaculaire, pour la simple et bonne raison qu’il n’y a ni corps ni environnement, ou plus exactement, que ce corps et cet environnement sont faits du même bois, dans une parfaite continuité de nature. Parce que le corps en action de Spider-Man est entièrement reconstitué numériquement, tout comme les immeubles vers lesquels il s’élance, on ne sent pas, selon Scott Bukatman, cette libération jouissive des lois de la matière qui constituait précisément l’entrée en danse d’Astaire. En découle ce triste constat : « Thus the superhero film is an exuberant, performative, embodied genre that, in many ways, inherits the giddy, sensual power of the musical, but without the actual bodies »[6]. Les corps ont déserté le mouvement. Il va de soi que le théoricien du cinéma ne préconise pas de lancer le véritable Tobey Maguire – ou Andrew Garfield, ou Tom Holland – dans des cascades dangereuses et irréalisables ; il prend simplement acte de l’impression laissée au spectateur d’un manque de poids de ces corps virtuels, et par conséquent, de sa relative indifférence à leurs prouesses. Tous les responsables des effets visuels de films de super-héros sont conscients que ce rapport à la pesanteur est l’un des défis les plus délicats dans la reconstitution du mouvement (sur)humain, et tous travaillent depuis une vingtaine d’années à affiner la simulation de la gravité sur les chairs et les objets soulevés, jetés ou percutés. Aaron Taylor revient à ce titre sur les réticences de Scott Bukatman, et explique les stratégies adoptées face à ce genre de réserves :
Consequently, twenty-first-century filmmakers take extraordinary measures to ensure that even the most outlandishly dynamic physical movement is in accordance with the tenets of perceptual realism. TASM 2[7]’s animators crafted plausible movement by ensuring accurate weight shifting, anatomically precise bodily compressions, responsive muscle jiggle, and detailed fabric wrinkling. The Spider-Man franchise, then, are instrumental in establishing a new representational mode in which gravity has become a preeminent aesthetic and critical concern.[8]
Quelle danse pour quel corps – ou pour quel œil ?
De grands progrès ont été faits dans le domaine de la modélisation de l’inertie, des ondes de choc et de l’impulsion musculaire, de sorte que Scott Bukatman ne reprendrait peut-être pas aujourd’hui tous les termes de son article de 2011. Peut-on pour autant avancer que ces efforts accomplis ont donné suffisamment de matière pesante aux corps super-héroïques, matière dont ne semble pouvoir se passer la danse ? Avant d’aller plus loin, il faut s’atteler à préciser cette notion que l’on a volontairement gardée floue depuis le début – la danse. Pour ce faire, commençons par exclure un certain nombre d’acceptions : on ne prendra pas, par exemple, le point de vue de la scène et de la programmation théâtrale où, depuis les années 1970 et la danse postmoderne américaine, tout ce qui se revendique de la danse peut être dit « danse »[9]. Il convient en effet non pas tant de s’accorder sur une définition qui serait satisfaisante dans l’absolu – tâche impossible par ailleurs –, que de choisir un concept opératoire qui permettra de réfléchir et d’avancer dans les débats soulevés. Je pense que la proposition de la philosophe de l’art Susanne Langer mérite à ce titre d’être considérée :
La danse est une apparence ; une apparition si vous voulez. Elle émane de ce que font les danseurs, et pourtant c’est autre chose. Quand vous regardez une danse, vous ne voyez pas ce qui est physiquement devant vous – des gens qui courent de tous côtés ou qui agitent leur corps ; ce que vous voyez c’est un déploiement de forces en interaction, par lesquelles la danse semble être soulevée, poussée, tirée, arrêtée ou ralentie, qu’elle soit solo ou ensemble, tournoyante comme à la fin d’une danse de derviches, ou lente, centrée sur elle-même en un unique mouvement. Un seul corps humain peut déployer devant vous le jeu entier de puissances mystérieuses. Toutefois ces puissances, ces forces qui semblent opérer dans la danse, ne sont pas les forces physiques des muscles du danseur, qui sont la cause effective des mouvements en question. Les forces que nous semblons percevoir le plus directement et de la façon la plus convaincante sont créées pour notre perception, et elles n’existent que pour elle.[10]
La danse est ainsi, pour Susanne Langer, une création de forces virtuelles, l’illusion par le mouvement de l’avènement d’un nouveau royaume de lois physiques : c’est « une apparition de puissances actives, une image dynamique »[11]. Deux choses sont ici intéressantes dans le cadre des films de super-héros : premièrement, cette perspective se focalise sur la perception du mouvement par le spectateur, sur l’illusion produite – ce qui est pertinent pour penser, non la gravité, mais « l’impression de gravité » ; deuxièmement, cette conception de la danse suppose – d’une manière plutôt audacieuse – que le mouvement nous fait « oublier » le corps. Penser que le corps qui danse disparaît derrière l’impression cinétique qu’il produit, et les forces virtuelles qu’il crée, permet de mettre au second plan la question du remplacement du corps réel de l’acteur par son double numérique. La danse, dès lors qu’on l’envisage comme une « image dynamique », accepte tous les corps composites, hybrides, cyborgs, tous les « faux » corps. Il me semble toutefois qu’il faudrait rajouter à cette conception de la danse la perception du différentiel entre les lois physiques ordinaires et les nouvelles forces virtuelles créées, quelque chose de l’ordre de l’aller-retour entre la présence du corps et sa disparition[12] – ou pour reprendre les termes de Scott Bukatman, la sensation de l’arrachement à la force gravitationnelle plutôt que celle de son effacement total. C’est dans la transition, l’entre-deux, que se niche sûrement l’acte de danser, dans l’oscillation entre deux régimes de forces – virtuelles et réelles. Dans cette mesure, si les corps semblent trop affranchis de la gravité, s’ils font complètement oublier toute matérialité (comme le Spider-Man de Raimi selon Bukatman), alors ils n’entrent pas en danse, ils sont simplement propulsés dans un monde qui a subitement, et arbitrairement, changé ses règles. À l’inverse, un rendu trop exact de la pesanteur interdirait sans doute de voir dans les acrobaties des super-héros le moindre mouvement dansé, et les limiterait à l’exploit sportif. Le fait d’entrevoir de la danse dans tous les balancés-jetés de Spider-Man, ou dans les facéties de Quicksilver quand sa perception mutante ralentit le monde à l’extrême (X-Men: Days of Future Past, Bryan Singer, 2014), tient peut-être à un état actuel de la technologie, qui est lui-même entre deux eaux. Cet état intermédiaire oscille entre réalisme « pesant », pointilleuse imitation de la gravité d’une part, et élucubrations numériques de champs de forces irréalistes, d’autre part. Peut-être, dans ce cas, que la collaboration toujours plus affûtée entre animation et motion/performance capture, et plus globalement les progrès des CGI, inviteront bientôt à considérer autrement l’apparition de la danse dans ces séquences de déploiement de superpouvoirs…
Pauses et poses
La sensation de l’aller-retour entre forces effectives et forces fictives peut s’exemplifier dans l’équilibre de la ballerine : une danseuse classique sur pointe ne laissera jamais la même impression qu’une personne suspendue au ras du sol par des filins. La ballerine donne à ressentir tout à la fois le flottement de l’apesanteur et la menace du retour à la gravité, elle est en tension entre ces deux régimes. De ce fait, la danse n’est pas seulement dans le mouvement, elle est aussi dans les pauses, les arrêts, les équilibres, qui condensent en un instant toutes les forces qui régissent sa dynamique. La question de la pause dans le mouvement, qui se mue en pose, est particulièrement importante dans les films de super-héros, car c’est le principal instrument de leur iconisation. Cette iconisation aussi est affaire de danse, si l’on comprend la pause/pose comme un condensé manifeste des puissances du mouvement – des superpouvoirs qui installent la nouvelle physique. Pour The Amazing Spider-Man (Marc Webb, 2012), où l’homme-araignée est incarné par Andrew Garfield, le travail des effets visuels a consisté notamment à souligner ces instants suspendus dans l’action :
Not only are the actor’s contributions given pride of place in the animation process, but his performances choices are retranslated as iconic markers – keyframes – that guide the process of graphic inscription. […] In particular, Garfield’s gestures and poses are themselves performative quotations of graphic representations of Spider-Man comics. His precisely executed contortions intentionally reference the penchant for post-McFarlane[13] artists to render impossibly exaggerated full-bodied acrobatics (Robertson 28[14]). Moreover, the animation team – attuned to Garfield embodied quotations – systematically enhanced the iconicity of his poses. TASM’s animation supervisor, David Schaub, explained further: “The way we choreographed the character in and out of the poses makes the comic book [poses] seem like snapshots taken of those performances. In many of the action sequences, we’d ramp down the slow motion so that the iconic poses really paid off” (Robertson 30).[15]
Si l’objectif est ainsi de transformer les poses initialement représentées dans les comics en captures d’écran potentielles du film, alors cela revient, dans le travail de mise en scène et de chorégraphie, à développer le mouvement tout entier à partir de ces repères, de ces « marqueurs iconiques » – comme si l’on déroulait une trajectoire encapsulée dans les postures figées. À l’inverse, ces poses et ces attitudes arrêtées suggèrent puissamment le mouvement dont elles sont des moments suspendus, notamment parce qu’elles ont d’abord été créées pour la bande dessinée, et devaient donc suggérer à elles seules la manière de bouger du héros. Le lien entre mouvement arrêté et iconisation a par ailleurs été largement étudié par l’iconologie telle que prônée par Aby Warburg, et ce lien a souvent été perçu d’un point de vue chorégraphique[16]. Inversement, les maîtres de ballet se sont parfois faits iconologues avant l’heure, étudiant attentivement les arts plastiques et visuels, cherchant à exalter dans les poses des danseurs et les tableaux scéniques un caractère iconique venant immédiatement rappeler au public les images associées aux récits de la mythologie gréco-latine. Jean-Georges Noverre, maître de ballet français du XVIIIe siècle plein d’ambitions pour son art, voyait ainsi la danse comme une « statuaire en mouvement[17] » – démarche qui, toutes proportions gardées, n’est pas si éloignée de celle de David Schaub et ses poses « captures d’écran ». Remontons plus loin dans le temps encore, pour mentionner Domenico da Piacenza, maître à danser italien du Quattrocento, qui formule un concept de fantasmata ici explicité par Giorgio Agamben :
Domenico appelle fantasme [fantasmata] un arrêt soudain entre deux mouvements, tel qu’il contracte virtuellement en sa propre tension interne la mesure et la mémoire de la série chorégraphique entière. […] La danse est donc, pour Domenichino, essentiellement une opération conduite sur la mémoire, une composition des fantômes dans une série temporellement et spatialement donnée. Le vrai lieu du danseur n’est pas dans le corps et dans son mouvement, mais dans l’image […], comme pause non immobile, mais chargée, tout ensemble, de mémoire et d’énergie dynamique.[18]
Si cette reprise extrapolée de la notion de fantasmata par le philosophe italien est dans ce cadre intéressante, c’est parce qu’elle met en exergue le rapport que la danse peut entretenir, non seulement avec l’image – je renvoie ici à Susanne Langer citée plus haut –, mais plus étonnamment encore avec l’icône, ou la posture iconique[19]. Giorgio Agamben, dans cette lecture de la fantasmata, souligne une profonde affinité entre ce concept chorégraphique et l’idée de Pathosformel développée par Aby Warburg : « En tout cas, rien ne ressemble davantage à sa vision de l’image comme Pathosformel que ce fantasme qui contracte en soi-même, dans un brusque arrêt, l’énergie du mouvement et de la mémoire »[20]. Pensée d’abord pour l’histoire de l’art, la « formule de pathos » est une attitude corporelle qui condense dans l’image qu’elle produit le geste tout entier, et dans ce geste, tous les gestes similaires que la mémoire a conservés. Il s’agit d’une survivance gestuelle : la Pathosformel tire sa force non des différents épisodes historiques, bibliques ou mythologiques auxquels elle réfère, mais de leurs traces fantomatiques dans le mouvement – elle s’est en quelque sorte gonflée de la mémoire de leur intensité. C’est un des processus de l’iconisation : reprendre des poses existantes, et par-là les charger de l’intensité émotionnelle de tous les fantômes qui les ont habitées. Quand les super-héros prennent la pose sur grand écran, ils bénéficient ainsi de la sédimentation affective de tous leurs avatars dessinés. Ils arrêtent et contractent leurs mouvements en une attitude « chargée de mémoire et d’énergie dynamique ». Cela les rend d’ailleurs immédiatement reconnaissables, à la simple vue d’une de ces poses – « marqueur iconique », fantasmata ou Pathosformel. Le geste de Wonder Woman, genoux fléchis, entrechoquant ses bracelets bras en croix et poings fermés, contient déjà en lui la déflagration qu’il est censé produire, tout en exhibant une attitude fermée et repliée qui dit tout de sa visée défensive. La super-héroïne, puissante et protectrice, s’incarne tout entière dans ce geste. De même, toute silhouette volant le poing en avant évoque irrémédiablement Superman : la vitesse et l’impression de fendre les airs sont encapsulées dans l’attitude, et cette attitude s’est tant chargée des aventures rêvées ou vécues dans les comics et les adaptations précédentes que sa désuétude même participe à son iconicité. Spider-Man accroupi, une main au sol, une jambe tendue et l’autre repliée, nous montre par cette attitude qu’il vient juste d’atterrir des hauteurs des immeubles. Quant à Batman, sans doute l’imagine-t-on spontanément sur une gargouille dominant Gotham City, immobile et hiératique, dans une attitude qui renvoie déjà à une Pathosformel romantique. Contrairement aux autres, cette pose n’est le moment arrêté d’aucun mouvement, conférant à cette surveillance de la ville, ou cette méditation, un air d’éternité. Et c’est parfaitement logique : Batman, super-héros sans superpouvoirs, ne « danse » pas, tout chez lui est grave – jusqu’à sa voix.
Comédies musicales ou films de danse ?
Les films de super-héros, parce qu’ils se construisent à partir des superpouvoirs de leurs protagonistes, s’organisent autour de leurs mouvements extraordinaires. De ces mouvements qui installent de nouvelles lois de la dynamique émerge parfois de la danse – et c’est encore quand le mouvement s’arrête, se fige en une attitude emblématique, une image qui est mémoire, qu’il est le plus dansé. Si on peut ainsi percevoir les films de superhéros comme des films comportant de la danse, ayant un lien avec la danse, peut-on aller jusqu’à les voir comme des « films de danse » ? Il s’agit, comme annoncé en introduction, d’étendre le questionnement initial à la construction narrative et à la mise en scène, de poser le problème sur le terrain du genre. Scott Bukatman, dans le prolongement de sa réflexion sur le mouvement super-héroïque et le mouvement dansé, apparentait déjà le film de super-héros à la comédie musicale :
[The superhero movie] centers on the expressiveness of bodies and the eroticism of human movement. In that, it is like the musical. The heightened rhetoric of the musical took the form of exaggerated color, costume, and cinematic and performance style. The musical number became a space of liberation, of masquerade, a place where, as Richard Dyer brilliantly observed, emotional authenticity and theatricality—usually regarded as dichotomously opposed categories—combined[21]. For Dyer, this act of combination is at the heart of queer responses to the musical; the musical becomes a symbol of resistance to a culture that continues to insist, absurdly, on dualistic oppositions. Utopia is thus defined as a place of movement, of border crossings and crane shots, of choreographed transgressions and performances of liberation. So much of this applies to the superhero movie: compare Catherine Deneuve swinging down the street in an extended take in Jacques Demy’s The Young Girls of Rochefort (Les Demoiselles de Rochefort, 1967) to Spider-Man swinging above the street in a single take from Raimi’s Spider-Man (2002).[22]
Il est possible de creuser l’analogie, de l’affiner, en comparant plus spécifiquement les films de super-héros aux films musicaux qui placent au cœur de leur récit et de leur mise en scène le mouvement – les films de danse, donc. Tout d’abord, qu’est-ce qui distingue sur le plan générique un « film de danse » d’une comédie musicale où la danse est très présente, par exemple un film dont Fred Astaire, ou Gene Kelly, est la tête d’affiche ? On pourrait comprendre l’apparition de ce genre comme une évolution industrielle de la comédie musicale, une de ses adaptations à l’ère du temps, plutôt qu’un de ses sous-genres : le film de danse se développe dans les années 80, et se présente comme un film musical ayant renoncé aux chansons diégétiques, influencé par les techniques de découpage et de montage propres aux clips qui se popularisent alors à la télévision. Je suis à cet égard les bornes posées par Jane Feuer, qui qualifie de« post-classic “musicals” with an MTV aesthetic »[23] les productions qui suivent les succès de Flashdance (Adrian Lyne, 1983), Footloose (Herbert Ross, 1984) et Dirty Dancing (Emile Ardolino, 1987). Les percevoir dans une telle continuité est parfaitement pertinent : ces films, de Flashdance à High Strung (Michael Damian, 2016), s’organisent autour de séquences de danse que l’on peut largement assimiler aux numéros musicaux des comédies musicales classiques, par ailleurs leur caractère « post-classic » s’affirme dans le jeu de références qu’ils s’emploient parfois à déployer – que l’on songe par exemple à la séquence « I Won’t Dance » de Step Up 3D (Jon Chu, 2010), qui revisite avec malice et déférence les plus célèbres numéros de l’âge d’or du musical. On peut également comprendre les « Hollywood dance films » comme le fruit d’un contexte économique, social et politique précis, celui de l’Amérique reaganienne et de l’Angleterre tatcherienne, promouvant une nouvelle culture du corps, façonnable à coup de fitness, d’aérobic et d’esprit entrepreneurial – c’est la perspective adoptée par la chercheuse en danse Sherril Dodds[24]. Ces points de vue, s’ils sont historiquement exacts et ont le mérite de proposer une date inaugurale à notre corpus (1980 pour la sortie de Fame d’Alan Parker, ou 1983 pour celle de Flashdance), rendent toutefois assez peu compte de l’importance centrale de la danse dans l’élaboration de la forme. En effet, ces films ont la particularité d’être conçus pour mettre en valeur les corps en mouvement, et cela informe tout le reste : régulièrement, au cours du film de danse, les personnages ont des raisons de danser – pour s’entraîner, pour se détendre, pour s’affronter – et la narration tout entière s’organise autour de ces séquences placées à intervalle régulier. On peut d’ores et déjà voir ici un premier point commun avec les films de super-héros : les corps des protagonistes doivent se mettre en mouvement toutes les vingt minutes au moins, une demi-heure à la rigueur[25], pour satisfaire les attentes des spectateurs, venus pour voir de la danse dans le premier cas, des séquences de voltige dans le second. On pourrait certes en dire autant des films d’action[26] et des films de sport, et on pourrait noter également l’exigence d’un combat final ou d’une dernière danse plus spectaculaire encore que les autres dans chacun de ces quatre genres. Il me semble cependant que les films de super-héros et les films de danse ne partagent pas simplement une construction rythmique, ni même une alternance entre séquences réalistes et séquences fantasmagoriques : ils partagent certaines exigences dramaturgiques.
Une dramaturgie de l’accomplissement de soi
Il ne s’agit pas de résumer tous ces films à un même canevas, mais simplement de déceler des récurrences pour comprendre ce qui serait une forme de canon du genre – tout l’art des cinéastes et des scénaristes consistant à inventer des exceptions, à opérer des variations et des torsions de ce canon[27]. La dualité et son dépassement, évoqués par Richard Dyer pour parler du musical, et repris par Scott Bukatman pour évoquer les films de super-héros, est un moteur dramatique fort des genres évoqués : quel que soit son superpouvoir (y compris le don pour la danse), le protagoniste doit gérer la double identité qu’il implique. On le voit, bien sûr, dans tous les films de super-héros, mais également dans la plupart des films de danse, où les héros doivent souvent mener de front travail alimentaire le jour et entraînement la nuit (par exemple dans Step Up 4, Scott Speer, 2012, ou dans Flashdance), ou bien encore étudier dans une institution et danser « hors cadres » (High Strung ou Step Up 2). Dans les deux cas, il est nécessaire de se déguiser, de se fondre dans le système – en somme, de se scinder en deux personnalités distinctes (l’homme ordinaire et le surhomme, le danseur de ballet et le danseur de rue, etc.) pour exister. Au final, cependant, le héros ou l’héroïne devra se recentrer, trouver un point d’équilibre entre ses deux identités afin de se réaliser pleinement. On pourrait résumer la problématique des héros de film de danse comme de superhéros en une seule phrase : comment devenir soi-même ? On peut comprendre dès lors que ces deux genres aient souvent des parentés avec le teen movie, et fassent du public adolescent leur cœur de cible. Ils ont en commun une dramaturgie de l’accomplissement de soi – par l’actualisation des puissances de la danse ou des pouvoirs physiques. Si, dans ces films, tous les personnages ont bien saisi l’importance de ce mantra moderne qu’est l’injonction nietzschéenne « Deviens ce que tu es », cela ne va pas sans heurts. Dans les films de danse comme de superhéros, les protagonistes affrontent, seuls ou en bande, des adversaires (que ce soient des crews adverses ou des méchants intergalactiques). Plus important encore, les héros de ces deux genres sont assaillis par toute une série d’obstacles intérieurs, de doutes et de faiblesses. Fréquemment, en guise de climax, à la fin du deuxième acte, le héros décide de tout arrêter pour retrouver une vie « ordinaire » (Street Dance 3D, Max Giwa et Dania Pasquini, 2010, comme Spider-Man 2). Autre séquence récurrente : celle où le héros, soit découvrant ses facultés, soit décidant de se remettre à l’ouvrage, s’entraîne pour redevenir la meilleure version de lui-même (Batman Begins, Christopher Nolan, 2005, Spider-Man, Doctor Strange, Scott Derrickson, 2016, pour ne citer que des films de super-héros). Cependant, on notera qu’à l’inverse du film de sport, où les héros doivent s’entraîner pour s’accomplir lors d’un duel ou d’un match final, les héros des films de danse comme de superhéros accomplissent souvent des exploits sans commune mesure avec ce qu’on les a vus apprendre au cours du film lors des scènes d’action/de danse. Il y a un gouffre entre les tentatives de Peter Parker pour lancer sa toile dans le Spider-Man de Sam Raimi et la valse entre les immeubles qu’il accomplit à la fin du film. On retrouve là un ressort classique du musical, que Jane Feuer désigne sous le nom de « mythe de la spontanéité »[28] : le mouvement se déploie in fine à l’écran comme si les personnages étaient soudain touchés par la grâce, tout semble facile et naturel. Rien de tel pour Rocky (Rocky, John G. Avildsen, 1976), par exemple, dont la performance lors d’un combat dépend de son entraînement et de sa volonté. Dans le film de sport, en quelque sorte, la performance colle au corps, ne le quitte jamais, tandis que dans les films de danse et de super-héros, elle le transcende au contraire. Si le « Hollywood dance film », en parfaite cohérence avec le culte de l’entreprenariat évoqué par Sherril Dodds, exalte davantage que le musical classique la sueur, l’effort, et l’ouvrage vingt fois remis sur le métier, il n’en a pas pour autant abandonné ce mythe de la spontanéité, et l’émerveillement qui en découle pour le spectateur.
Hybris et sens du collectif
Néanmoins, les films de super-héros comme les films de danse ne sont pas de purs récits d’accomplissement de soi, car ils se nourrissent – toujours sur le plan dramaturgique – de la tension entre réussite individuelle et contribution collective. Le collectif, qu’il soit représenté par le crew, le quartier, la communauté ou la cité tout entière, est toujours l’entité au service de laquelle le héros doit se mettre, sous peine de sombrer dans l’hybris. Gare à ceux qui voudront attirer sur eux seuls la lumière des projecteurs, ou profiter de leurs pouvoirs pour faire la loi : ils seront sévèrement défaits. L’hybris guette souvent le héros, qui verra alors l’élu(e) de son cœur prendre ses distances, ou exprimer clairement sa déception. Dans Spider-Man 3 (Sam Raimi, 2008), lorsque Peter Parker, sous l’influence d’une substance toxique, abuse de ses pouvoirs (en dansant notamment !), c’est dans les yeux de Mary-Jane qu’il voit le plus clairement qu’il est en train de changer. De même, dans la franchise Step Up, c’est Camille la « girl next door » et amoureuse de Moose qui permet à ce dernier de garder les pieds sur terre. Les yeux du partenaire amoureux du héros ou de l’héroïne sont le miroir ultime, et c’est à l’aune de cette réflexion que sera mesuré l’accomplissement ou l’outrepassement de son rôle dans le monde. Il y a à ce titre une véritable évolution entre la comédie musicale classique et le film de danse : si ces derniers demeurent, la plupart du temps, des « dual-focus narrative »[29], le couple n’est plus perçu comme une fin en soi, mais comme un facteur d’épanouissement personnel. Dirty Dancing marque les débuts de ce nouveau rapport à la romance, dans la mesure où l’on ne fait pas mystère du caractère éphémère de l’idylle entre Baby et Johnny. Cette aventure sert un but avoué : donner de l’aplomb à la jeune fille, pour que plus jamais on ne la « laisse dans un coin ». De même, les couples phares peuvent se séparer lorsque la vie réserve d’autres enjeux : Andie dans Step Up: All In (Trish Sie, 2014) s’est séparée de Chase de Step Up 2. Les films de super-héros ont intégré cette donnée contemporaine, et si les Mary-Jane Watson, Gwen Stacy et autres Loïs Lane (partenaires respectives de Spider-Man et Superman) sont des enjeux amoureux et des adjuvants précieux, elles sont avant tout des regards. Le personnage le plus emblématique à cet égard est sans doute celui campé par Gwyneth Paltrow (Pepper Potts) dans la série des Iron Man (Jon Favreau, 2008, 2010, Shane Black, 2013). Si les conjoints sont ainsi chargés d’ajuster la balance, c’est qu’un autre mantra offre son contrepoint au « Deviens ce que tu es » : « De grands pouvoirs impliquent de grandes responsabilités »[30]. L’action dans laquelle est entraîné le héros implique l’actualisation des puissances, mais aussi la réflexion morale. Faut-il abandonner les jeunes du quartier pour se consacrer à sa carrière de danseuse (Honey, Bill Woodruff, 2003) ? Faut-il détruire la moitié d’une ville pour poursuivre une vengeance personnelle (scène d’ouverture de Batman vs Superman, Zack Snyder, 2016, qui reprend d’un autre point de vue le combat final de Man of Steel, Zack Snyder, 2013) ? Parce que ces héros ont, à l’échelle de leur monde, des possibilités d’action plus larges que le commun des mortels, ils ont aussi des devoirs plus grands. Ni le film de danse ni le film de super-héros ne sont pour autant des récits sacrificiels : leur singularité tient au dépassement de la dualité. Ces deux genres, sans dire qu’ils sont manichéens, fonctionnent par dichotomies et se construisent autour de plusieurs oppositions – labeur diurne/activités nocturnes, visage intime/masque de scène, anonymat/reconnaissance publique. Mais jamais l’un ou l’autre ne l’emportera, ils réussiront toujours à conjuguer miraculeusement accomplissement individuel et contribution au collectif, jouissance libératrice de ses pouvoirs et prise en compte des grandes responsabilités qu’ils impliquent. C’est à ce titre sûrement qu’ils font office de fantasmagories positives, en nous présentant des récits qui semblent trouver la solution à l’apparente antinomie entre volonté de puissance et devoir moral.
Une mythologie commune
Il faudrait bien sûr poursuivre ces réflexions par une analyse de la forme, évoquer la mise en scène de la ville[31], terrain commun des évolutions des super-héros et des danseurs, ou bien encore le traitement de la violence et les manières de la sublimer – la danse comme les superpouvoirs se présentent comme des moyens d’action face à une situation sociale et sécuritaire que les pouvoirs publics ne contrôlent plus. Il faudrait encore poursuivre sur la difficile question de l’identification, ses enjeux dans la narration et la réalisation[32] de ces films. L’espace venant à manquer, je préfère clore ici la question du genre pour évoquer, en conclusion, les racines culturelles communes des films de danse et des films de super-héros. Ils puisent en effet aux mêmes sources, celles d’une culture populaire qui s’est particulièrement organisée autour de la valorisation de la masculinité et des jeux d’auto-référentialité. Ces deux aspects mériteraient d’être davantage développés, je me permets néanmoins de les évoquer brièvement, pour souligner combien les concordances évoquées plus haut dépassent en réalité la pure analyse filmique et chorégraphique : elles peuvent se comprendre à l’aune d’une culture qui a forgé sa propre éthique, sa propre « voie du guerrier »[33], quand bien même cette culture underground et spécialisée a progressivement été absorbée par l’industrie du divertissement grand public. Rappelons que les films de danse doivent leur essor à la popularisation du hip hop et des cultures urbaines, à laquelle ils ont en retour contribué, au point que la majeure partie de la production ciné-chorégraphique américaine des années 1980 relevait de la breaksploitation. Le hip hop, et sa danse, ont intégré parmi leurs références des éléments de culture populaire qui se sont vite retrouvés partie intégrante de motifs chorégraphiques. Ainsi des personnages de comics :
« Hip hop, claims Greg Tate, is about hero-worship » (1997[34], 76). […] This search for an identity, for a unique importance, was already apparent in the early days of hip hop dance. Many of the freezes created by the B-boys and crew members mimic the businessmen or the “masculine heroes of the mass media” (George 1985[35], 106), such as superheroes and action figures.[36]
Les freezes, ces poses où le danseur fige le mouvement comme s’il se prêtait au cliché d’un appareil photographique, constituent dans la phase chorégraphique un « marqueur iconique » – fantasmata ou Pathosformel ? – qui puise parfois son inspiration dans les postures des super-héros. Car derrière la question de la puissance, se joue celle de la masculinité : c’est d’ailleurs, dans le film de Sam Raimi, en parlant à Peter de son devenir-homme que l’oncle Ben prononce pour la première fois la célèbre formule « De grands pouvoirs impliquent de grandes responsabilités ». Parce que le hip hop valorise à l’extrême la virilité, il va ainsi chercher une partie de ses références parmi les super-héros :
Hip hop dance – breaking and uprocking – communicates masculinity. The culture arose from the soul of adolescent boys; it is like a doorway into their hearts and minds, a diary written and recorded by the body on pavement.[37]
Bien sûr, les filles se sont fait une place dans le milieu depuis, et il existe des courants queer ; il faut aussi noter du côté des comics et des productions hollywoodiennes l’existence de super-héroïnes. Il n’en demeure pas moins que l’affirmation de la masculinité demeure un aspect fort de cette culture urbaine et populaire – rappelons que, à ce jour, seules deux super-héroïnes ont eu droit à une adaptation en solo sur grand écran (Catwoman, Pitof, 2004 et Wonder Woman, Patty Jenkins, 2017). Le film de super-héros peut aussi être affilié au film de danse et plus largement aux cultures urbaines par les processus d’auto-mythification qu’il met en œuvre – particulièrement bien racontés, d’ailleurs, dans la série de Baz Luhrmann sur la naissance du mouvement hip hop (The Get Down, 2016). Ces processus d’auto-mythification étaient par ailleurs un mécanisme-clé du succès de la comédie musicale hollywoodienne classique. Ils consistent, par la circulation des citations et les marques de respect[38], à ériger un panthéon, à proclamer des maîtres et des chefs d’œuvre sans l’aide d’historiographes extérieurs. Le mythe ainsi construit est solide, et se permet même de se moquer de lui-même – c’est ce que Jane Feuer appelle « la réflexivité conservatrice »[39]. On la voit à l’œuvre dans des comédies musicales comme Singin’ in the Rain (Gene Kelly/Stanley Donen, 1952) ou The Band Wagon (Vincente Minnelli, 1953), qui parodient gentiment les coulisses de l’entertainment à l’américaine dont ils sont eux-mêmes le fruit, pour mieux le célébrer au final. Ce type de mise en abyme foisonne dans le film de super-héros. C’est exemplairement le cas dans Captain America (Joe Johnston, 2011), lorsqu’une désopilante séquence du film nous montre le soldat Steve Rogers endosser un piteux costume de Captain America pour remonter le moral des troupes – personnage de comics précisément créé pendant la Seconde Guerre Mondiale pour soutenir l’élan patriotique du peuple. Si ces (fausses) mises à distance sont souvent considérées comme des jeux « méta » postmodernes, on voit qu’il n’y a là, sans doute, rien de très nouveau : elles permettent une circulation des références et une reconnaissance mutuelle des « initiés » que l’industrie mainstream, lorsqu’elle phagocyte les cultures underground, prend toujours soin de cultiver.
[1] L’Apparition de la danse : construction et émergence du sens dans le mouvement. À partir de la philosophie de Susanne Langer, thèse de doctorat (sous la direction d’Anne Boissière), Université Lille 3, 2014.
[2] Voir à ce sujet Scott Bukatman, Matters of Gravity. Special Effects and Supermen in the 20th Century, Durham/London, Duke University Press, 2003.
[3] Scott Bukatman, Cinema Journal, Vol. 50, n°3, Spring 2011.
[4] Thomas F. Defrantz, « Hip-hop in Hollywood: Encounter, Community, Resistance », in Melissa Blanco Borelli (dir.), The Oxford Handbook of Dance and the Popular Screen, New York, Oxford University Press, 2014.
[5] Scott Bukatman, « Why I Hate Superhero Movies », op.cit., p. 120.
[6] Ibid., p. 121.
[7] The Amazing Spider-Man 2 (Marc Webb, 2014).
[8] Aaron Taylor, « Playing Peter Parker. Spider-Man and Superhero Film Performance », dans Matt Yockey (dir.), Make ours Marvel. Media Convergence and a Comic Universe, Austin, Texas University Press, 2017, pp. 284-285.
[9] « Pour les chorégraphes post-modernes, ce n’est pas le contenu qui fait la danse mais son contexte, autrement dit, le simple fait qu’elle soit présentée comme de la danse. » (Sally Banes, Terpsichore en baskets, Post-modern dance, trad. D. Luccioni, Paris, Chiron, 2002, p. 23)., Paris, Chiron, 2002, p. 23).
[10] Anne Boissière, Mathieu Duplay (dir.), Vie, Symbole, Mouvement. Susanne K. Langer et la danse, Villeneuve d’Ascq, De l’incidence éditeur, 2012, pp. 36-37.
[11] Ibid.
[12] J’ai développé plus largement ces questionnements dans ma thèse, et l’ouvrage qui s’est ensuivi : L’Apparition de la danse, Paris, L’Harmattan, 2016.
[13] Todd McFarlane, un des dessinateurs de Spider-Man.
[14] Barbara Robertson, « Channelling Spider-Man », Computer Graphics World, Volume 35 issue 4, June/July 2012, accessible en ligne : http://www.cgw.com/Publications/CGW/2012/Volume-35-Issue-4-June-July-2012/Channeling-Spider-Man.aspx
[15] Aaron Taylor, op. cit., p. 286.
[16] On peut penser ici aux développements d’Aby Warburg sur Ninfa (à lire en français dans ses Essais Florentins publiés aux éditions Klincksieck, traduits par Sybille Muller) ou aux planches de son Atlas Mnémosyne.
[17] Lettre VII des Lettres sur la danse de Jean-Georges Noverre (1760).
[18] Giorgio Agamben, Image et mémoire : notes sur l’image, la danse et le cinéma, Paris, Desclée de Brouwer, 2004, pp. 40-41.
[19] À titre purement indicatif, pour évoquer cette fois un chorégraphe du XXIe siècle, le travail d’Hofesh Shechter exploite largement, lui aussi, les poses iconiques et les agrégats d’affects dont elles sont irrémédiablement chargées.
[20] Giorgio Agamben, op. cit., p. 42.
[21] Richard Dyer, « Entertainment and Utopia » (1977), dans Richard Dyer, Only Entertainment, 2nd ed., London, Routledge, 2002.
[22] Scott Bukatman, « Why I Hate Superhero Movies », op.cit., p. 119.
[23] Jane Feuer, « Is Dirty Dancing a Musical, and Why Should It Matter ? », dans Yannis Tzioumakis, Siân Lincoln (dir.), The Time of Our Lives. Dirty Dancing and Popular Culture, Detroit, Wayne State University Press, 2013, p. 63.
[24] Voir Sherril Dodds, Dance on Screen, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2001.
[25] On peut, pour s’en convaincre, lire certaines critiques sur Thor (Kenneth Branagh, 2011), ici par exemple : https://www.screenmania.fr/film-critique/critique-thor-2011/
[26] Films de danse et d’action sont d’ailleurs parfois rapprochés : voir à ce sujet le chapitre consacré à Step Up 2 (Jon Chu, 2008) dans Dick Tomasovic, Kino-Tanz. L’art chorégraphique du cinéma, Paris, PUF, 2009.
[27] Je parle de canon à partir du moment où il s’agit d’œuvres s’inscrivant dans un processus industriel, pensées pour satisfaire les attentes des spectateurs et régies par un cadre strict.
[28] Voir Jane Feuer, The Hollywood Musical, Bloomington, Indiana University Press, 1993.
[29] Voir Jane Feuer, « Is Dirty Dancing a Musical, and Why Should It Matter? », op. cit.
[30] Prononcé par l’oncle Ben dans le Spider-Man de Sam Raimi.
[31] Voir à ce sujet Scott Bukarman, « Secret identity Politics », dans Angela Ndalianis (dir.), The Contemporary Comic Book Superhero, Routledge, 2008, ou encore le paragraphe « Grids and Grace » à la page 187 de Scott Bukatman, Matters of Gravity, op. cit.
[32] Il faudrait une autre occasion pour parler du « superhero pas de deux » entre le protagoniste et la caméra, évoqué notamment dans Scott C. Richmond, « The Exorbitant Lightness of Bodies, or How to Look at Superheroes: Ilinx, Identification and “Spider-Man” », Discourse, Vol. 34 N°1, Winter 2012.
[33] Je renvoie, ici, autant aux préceptes de l’Universal Zulu Nation, qu’aux produits culturels plus mainstream qui ont contribué à la fabrique de modèles, comme The Warriors (Walter Hill, 1979) ou Ghost Dog (Jim Jarmusch, 1999).
[34] Greg Tate, « The God Consumed », Village Voice, November 25, 1997.
[35] Nelson George, Sally Banes, Susan Flinker, Patty Romanowski, Fresh, Hip Hop Don’t Stop, New York, Random House, 1985.
[36] Sara LaBoskey, « Getting Off: Portrayals of Masculinity in Hip Hop Dance in Film », Dance Research Journal, Vol. 33, N° 2, Winter 2001, p. 118.
[37] Ibid., p. 119.
[38] Il serait intéressant, entre autres, d’évoquer en ce sens les caméos de Stan Lee dans toutes les productions Marvel.
[39] Voir Jane Feuer, The Hollywood Musical, op. cit.
Références électroniques, pour citer cet article
Aude Thuries, « Les Films de super-héros sont-ils des films de danse ? », Images secondes. [En ligne], 01 | 2018, mis en ligne le 18 juin 2018, URL: http://imagessecondes.fr/index.php/2018/06/19/les-films-de-super-heros-sont-ils-des-films-de-danse
Aude Thuries
Docteure en danse de Lille SHS, membre associée au Centre d’Etude des Arts Contemporains (Lille SHS), rédactrice en chef de la revue sur la danse The Dancing Plague, Aude Thuries a publié L’apparition de la danse aux éditions L’Harmattan en 2016, et a contribué aux premières traductions françaises de la philosophe de l’art Susanne Langer (Vie Symbole Mouvement, Susanne K. Langer et la danse, dirigé par Anne Boissière et Mathieu Duplay, De l’incidence, 2012). Ses recherches portent la construction du sens dans le mouvement à partir de la philosophie du symbolique (Cassirer, Langer) et la redéfinition des frontières entre danse et gestes quotidiens, notamment sur les écrans. Elle a également été interprète pour différentes compagnies de danse contemporaine et a réalisé en 2016 un court-métrage de comédie musicale, Du blanc à l’âme, sélectionné au Palm Springs International ShortFest 2017, et diffusé sur France Télévisions à la rentrée 2017.
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