Télévision et ordinateur au marché alimentaire de Paris-Rungis (1953-1973)

Marie Sandoz

Télévision et ordinateur au marché alimentaire de Paris-Rungis (1953-1973) : pour une histoire des images (in)opérantes


Résumé
En 1969, les Halles de Paris sont transférées en périphérie, dans le complexe flambant neuf de Rungis. Cet article interroge la place accordée aux technologies de l’information au sein de ce processus de modernisation de la distribution alimentaire française. A partir de la notion d’image opérationnelle forgée par Harun Farocki, il analyse les fonctions logistiques, économiques et idéologiques attribuées à l’ordinateur central et au réseau interne de télévision implantés au sein du nouveau marché. Mais les ambitions technocratiques d’automatisation, de circulation et de transparence de l’information portées par les planificateurs du marché se heurtent immédiatement à des résistances multiples, conduisant à un échec retentissant. L’article propose ainsi la notion d’images (in)opérantes, à savoir des images traversées par les erreurs humaines et les dysfonctionnements techniques ; les résistances sociales et les corps au travail ; les dynamiques de pouvoir. Autrement dit, des images dont les prétentions opérationnelles se frottent à la réalité du monde social.

Mots-clés
Histoire des médias, Histoire de la télévision, Histoire de l’informatique,  Image opérationnelle, Médias logistiques,  Automation,  Médias utilitaires,  Distribution alimentaire

Référence électronique pour citer cet article
Marie Sandoz, « Télévision et ordinateur au marché alimentaire de Paris-Rungis (1953-1973) : pour une histoire des images (in)opérantes », Images secondes [En ligne], 05 | 2025, mis en ligne le 19 décembre 2025, URL : http://imagessecondes.fr/index.php/2025/12/sandoz/

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Introduction

« Le ciel est triste, je trie des pommes. » Dans le morceau Bleu fuchsia[1] (2019), le groupe Odezenne dessine la nuit d’un manutentionnaire au marché de Rungis, dans le ballet des transpalettes et containers. Malgré les cernes et les ampoules, les lourdes charges et le racisme ambiant, il « reste fier, de [sa] race ferroviaire ». Ce vocabulaire, qui croise l’univers logistique et la revendication de classe, confirme la proximité du rap avec les mondes ouvriers urbains et les évolutions du travail contemporain[2]. En donnant chair au préparateur de commandes, aux employées maliennes, au client alcoolique et aux petits chefs qui évoluent dans les entrepôts de la périphérie parisienne, Bleu fuchsia offre une matérialité à, et donc politise, la circulation des aliments qui semblent arriver sans peine jusqu’à nos assiettes. L’approche politique et incarnée d’Odezenne sert de boussole au présent article qui fait dialoguer la notion « d’image opérationnelle » avec l’histoire des technologies médiatiques conçues pour assurer le bon fonctionnement du marché de Rungis.

Les images opérationnelles ont été définies au tournant du XXIe siècle par le cinéaste et théoricien Harun Farocki comme des « images qui ne représentent pas un objet, mais qui font plutôt partie d’une opération »[3]. De concert avec l’intérêt croissant pour les médias « utilitaires »[4], cette notion nourrit un renouveau en théorie de l’image et des médias qui met en évidence leur agentivité, à savoir leur capacité à agir sur le réel plus qu’à le représenter. Cette littérature encourage à considérer images et médias comme des instruments mobilisables au service d’une action et à les replacer au sein des institutions, infrastructures et chaînes d’opérations qui déterminent leurs fonctions. Un tel mouvement théorique se caractérise par une attention renouvelée pour la matérialité des images et par un intérêt pour des espaces négligés par l’historiographie traditionnelle. Les études sur les images opérationnelles et les médias utilitaires tendent ainsi à quitter la galerie d’art pour favoriser le cockpit d’un avion de chasse ; la salle de cinéma pour le laboratoire ; le salon familial pour l’entrepôt logistique.

Or, l’implantation d’une multitude de moyens de communication est un aspect saillant de la rupture que signe l’ouverture du marché de Rungis dans l’histoire de la distribution alimentaire française. En mars 1969, l’immense complexe remplace les Halles de Paris, situées au cœur de la ville depuis le XIIe siècle. Ce transfert en périphérie s’effectue dans le cadre d’une modernisation drastique du marché de gros français. L’amélioration des standards d’hygiène, l’intensification des contrôles administratifs et la construction d’infrastructures vont main dans la main avec la volonté de rationaliser les processus d’information au sein du marché. Cette dernière démarche trouve sa matérialisation paroxystique avec la mise en place d’un ordinateur central et d’un réseau interne de télévision chargés d’automatiser la récolte, le traitement et la circulation des données sur les denrées disponibles sur le marché. Alors que l’ordinateur central doit calculer des statistiques sur les tonnages, les origines et les prix des milliers de produits qui entrent et sortent du complexe, les écrans de télévision répartis dans les halles de vente ont le rôle d’afficher lesdites statistiques afin d’orienter les actes d’achat. Ces images télévisuelles – qui sont, comme nous le verrons, opérationnelles – doivent permettre d’atteindre une idéale transparence des transactions commerciales et, in fine, la formation du « juste prix ». Pourtant, comme l’écrit le journaliste Jean-Claude Goudeau en 1977, c’est un « fiasco lamentable. L’ordinateur central est l’un des rares échecs de l’opération Rungis avec le circuit intérieur de télévision. »[5]

De la planification du marché de Rungis durant les décennies 1950 et 1960 à ses premières années de fonctionnement, cet article retrace l’histoire avortée du dispositif formé par l’ordinateur central et le réseau télévisuel. Il entend ainsi nourrir une réflexion sur la dimension inopérante des images opérationnelles. La plupart du temps, celles-ci sont en effet considérées à l’aune, d’une part, de leur efficacité dans le cadre d’entreprises de domination impérialistes, capitalistes et scientifiques et, d’autre part, de leur imbrication dans des modes de vision désignés comme post-humains ; elles sont appréhendées comme des images par et pour les machines. Pourtant, comme le remarque le théoricien des médias Jussi Parikka, « les images opérationnelles sont truffées d’erreurs et sont loin de constituer ce regard rationnel et désincarné qu’on leur associe »[6].Cet article confronte donc les fonctions techniques, économiques et politiques que confèrent les concepteurs du marché au couple ordinateur/télévision avant l’ouverture du marché, avec la matérialité des gestes de résistance, des corps au travail et des échecs de fonctionnement qui prévalent à la mise en œuvre effective du dispositif. Les deux premières parties de l’article sont ainsi consacrées à la planification des décennies 1950 et 1960 quand la troisième partie aborde les premières années d’activités du complexe, de mars 1969 au mitan des années 1970.

L’analyse s’appuie sur un solide corpus archivistique qui est principalement issu du fonds de la Société d’économie mixte d’aménagement et de gestion du Marché d’intérêt national de la région parisienne (SEMMARIS), conservé aux Archives départementales du Val-de-Marne (AVDM)[7]. En plus de numéros de revues et d’ouvrages sur le marché de Rungis, ce fonds contient des rapports et études internes, des documents administratifs, des procès-verbaux, des notes confidentielles, des correspondances, des appels d’offres, du matériel publicitaire, des tracts syndicaux et des plans d’infrastructures. C’est cette rare richesse documentaire qui a ouvert la possibilité d’écrire une histoire qui dépasse les récits officiels et de révéler les failles d’un système conçu et présenté comme un idéal opérationnel.

Transformer les fraises en données : le rêve statistique

Le transfert des Halles dans la commune de Rungis s’inscrit dans l’histoire longue du marché parisien et de ses phases de modernisation. Au fil des siècles, le marché n’a cessé de croître au rythme de la population et, donc, des ventres à nourrir. Depuis les Halles construites en 1183 par le roi Philippe Auguste, rénovations et réorganisations se succèdent pour faire face à des problèmes récurrents d’espace, d’hygiène et de circulation.[8] Avant son déménagement en périphérie à l’hiver 1969, le marché parisien est au bord de l’implosion. Le carreau forain a grignoté trottoirs, places, cours intérieures. Il échappe aux réglementations et provoque la paralysie du centre-ville. Mais, surtout, l’opacité des circuits commerciaux empêche le principal marché du pays d’accomplir une tâche essentielle : fixer les cours de référence à l’échelle nationale.

Le gouvernement prend le problème à bras le corps au début des années 1950 dans le cadre d’une refonte complète du système français de distribution alimentaire. La réforme est amorcée par le décret du 30 septembre 1953 qui prévoit la création d’un réseau de marchés d’intérêts national (MIN).[9] Son but : « rechercher le meilleur prix, c’est-à-dire un prix à la fois le plus bas possible pour le budget du consommateur et procurant au producteur une juste rémunération »[10].Cette ambition correspond à la politique de relance économique d’après-guerre, qui s’efforce de diminuer la part de l’alimentation dans le panier des ménages afin de stimuler la consommation d’autres biens. Pour y parvenir, le décret prévoit de réunir sous une réglementation commune l’ensemble des marchés de gros du pays ; de rationaliser la circulation des produits et de l’information entre ces derniers ; et, enfin, de les mettre en concurrence. Au sein du système, les technologies qui produisent l’information et la font circuler jouent un rôle cardinal. Elles sont l’outil de la transparence nécessaire pour que la rencontre entre l’offre et la demande produise l’effet désiré : la stabilité des prix et la croissance économique.

Ce pouvoir d’agir sur le réel conféré à l’information tisse un lien entre l’histoire du MIN de Rungis et la notion d’image opérationnelle. Dans son travail pionnier, Farocki qualifie de la sorte les prises de vues automatisées provenant de bombes téléguidées durant la guerre du Golfe de 1990-1991. Il souligne leur rôle dans les opérations de ciblage et de destruction et pointe ainsi les nouveaux modes de visualisation caractéristiques des guerres contemporaines, menées à distance par des machines. Dépourvues de valeur esthétique, ces images semblent « inconséquentes »[11] quand elles sont considérées seules. Elles ne sont pas des images à regarder, mais des « instructions pour agir »[12]. Afin de les comprendre, il est nécessaire de préciser leur rôle « dans le contexte même du pouvoir et de la pratique organisationnelle dans lesquels elles interviennent »[13], pour reprendre Vinzenz Hediger et Patrick Vonderau au sujet, cette fois, des films industriels. Dans cette perspective, les institutions, les infrastructures, les pratiques et les conséquences matérielles des médias et des images prennent une importance renouvelée dans l’analyse. Quelles sont-elles si l’on considère l’information au marché de Rungis ?

Le transfert des Halles est décidé en 1960 et sa réalisation est placée sous l’égide de Libert Bou, un ingénieur-agronome qui œuvre au Commissariat du Plan depuis 1946.[14] Il prend les rênes de la société civile chargée de mettre en œuvre le déménagement et qui devient en 1965 la Société d’économie mixte d’aménagement et de gestion du Marché d’intérêt national de la région parisienne (SEMMARIS). Afin d’en organiser l’infrastructure informationnelle, Bou s’assure le concours du Centre national d’études en télécommunications,[15] rattaché aux PTT, et du groupe AVA (André Vidal & Associés).[16] Créée après la guerre, cette société propose une expertise en entreprise qui croise nouvelles technologies et gestion des ressources humaines.[17]

La valeur stratégique accordée à l’information se manifeste par l’installation de milliers de lignes téléphoniques et de télex, de tubes pneumatiques, de haut-parleurs, de panneaux d’affichages, faisant du complexe un véritable espace multimédiatique. Selon les plans des ingénieurs et experts, le Centre de traitement de l’information (CTI) constitue le cœur du système informationnel du MIN avec, comme pièce maîtresse, un ordinateur central. Le choix se porte sur le Gamma 115, commercialisé par Bull-General Electric (Bull-GE). Cette décision advient peu de temps après le passage de l’entreprise en mains étatsuniennes. Connu comme l’« affaire Bull », l’événement stimule le lancement en 1966 du Plan Calcul, un programme visant à constituer une industrie française de l’informatique indépendante des États-Unis.[18] À ce moment-là, Bull-GE occupe la seconde place du marché français des ordinateurs avec 15 % des parts, loin derrière IBM et ses 70 %.[19]

À l’instar des autres ordinateurs de l’époque, le Gamma 115 est un ensemble électronique comprenant une unité à mémoire centrale, une imprimante, un perforateur et un lecteur de cartes et, éventuellement, un lecteur de disques magnétiques (fig. 1). Au CTI, entre autres tâches administratives et de prévisions à moyen et long terme, il aura la responsabilité de calculer – en temps réel – les cours des produits en vente sur le marché afin d’orienter les opérations d’achats, de fixation des prix et de répartition des marchandises au sein du réseau des MIN.[20]

Vue plongeante sur un bureau.
Figure 1. Un système Gamma 115 au Centre de Calcul de Bull General Electric à Paris, avec imprimante, unité centrale, lecteur de cartes et de documents, perforateur de cartes, 1965. Photographie de Jean-Claude Massa, avec l’aimable autorisation de la Fédération des équipes Bull – Patrimoine.

À Rungis, l’information se présente donc sous la forme de statistiques calculées par ordinateur. Selon Parikka, les statistiques sont des images opérationnelles par excellence car elles sont à la fois des instruments de visualisation, de calcul et de standardisation ; qu’elles tracent une équivalence entre images et données ; et qu’elles constituent des outils mobilisables au service d’une action. Mais le modèle statistique est aussi une abstraction épistémologique qui, en tant que telle, agit sur le réel. Les images opérationnelles impliquent des formes de rationalité qui produisent hiérarchisation, contrôle et potentielle violence.[21]

Dans le cas du MIN parisien, l’information statistique et informatique est investie des vertus de la scientificité. L’ordinateur résout des problèmes « scientifiques »[22] et établit des cours « scientifiques »[23] soulignent le chef du CTI Jean-Paul Perrier et le chef de la comptabilité Jacques Delport. Selon eux, la technologie moderne de l’ordinateur, ses fondements mathématiques et son fonctionnement automatique garantissent l’objectivité. Les résultats semblent débarrassés de la subjectivité humaine qui dominait les ventes à la criée aux Halles centrales.[24] André Darlot, Directeur adjoint de la SEMMARIS, file la métaphore : « [s]i le réseau de télécommunications constitue l’ensemble des organes des sens qui relient le marché au monde extérieur, l’information apparaît comme l’élément essentiel de son ‘’intelligence’’ »[25]. La machine-corps remplace l’humain, sa faillibilité. Cette vision politique et épistémologique renvoie au concept d’automation qui repose sur la croyance que la technologie, couplée à un fonctionnement autonome, constitue la solution à l’imprédictibilité des comportements humains, construite comme un problème. Dans le domaine de l’information,[26] cette croyance alimente l’idée selon laquelle avec assez d’information, tout peut être prédit et automatisé et, réciproquement, qu’automatiser la récolte d’information assure des prédictions pertinentes et efficaces. Dans le cas du MIN, cette vision signale le divorce que souhaitent exécuter ses concepteurs avec les anciennes Halles dont Émile Zola a décrit la sociabilité informelle et urbaine dans Le Ventre de Paris.[27] Paru d’abord en feuilleton en 1873, le roman assimile également les Halles à un corps. Mais il nous plonge dans l’estomac d’un monstre glouton où priment le goût, l’odeur, les émotions.

En traduisant les tonnes de cèpes, camembert et autres huîtres en données, l’ordinateur du CTI et ses statistiques n’ont d’ailleurs pas seulement pour vocation de supplanter l’humain. Ils domestiquent aussi les denrées périssables. « À Rungis, la nourriture devient un bien informationnel autant que quelque chose à manger »[28] résume l’historienne de l’architecture Meredith TenHoor. Les images opérationnelles de Rungis – en remplaçant l’humain par la machine et en transformant les aliments en données – promettent efficacité, immédiateté et transparence.

Les images opérationnelles : infrastructures, travail, logistique

S’il en est le centre névralgique, le CTI n’est toutefois qu’un rouage de la chaîne de production et de diffusion des images opérationnelles du MIN telle qu’imaginée par les technocrates des PTT et d’AVA durant la décennie 1960. Tout d’abord, afin que l’ordinateur puisse effectuer ses calculs, il doit être alimenté par de la nourriture qui lui est digeste. Les légumes, les produits laitiers et le poisson doivent avoir pris la forme de données inscrites sur cartes magnétiques. Pour ce faire, les ingénieurs comptent sur l’harmonieuse coordination entre des infrastructures, de la documentation codifiée et du travail humain. À l’inverse du rêve statistique, ces éléments n’ont rien de léger ni d’immatériel.

Pour récolter des informations standardisées sur les arrivages, les stocks en resserre, les ventes et les réexpéditions d’invendus ainsi que le type précis des produits concernés, les travaux préparatoires prévoient différents bulletins à remplir par les producteur·ices, les sociétés de transport, les expéditeur·rices par voies ferrées et les grossistes. Sur ces documents, plus question de fraises des bois, de pistaches ou de choux de Bruxelles, mais de 381-8, 354 et 222.[29] La codification s’étend au-delà du type de produit, elle porte aussi sur la provenance, le tonnage et, le cas échéant, le mode de conditionnement, la qualité et le calibre des aliments.[30] Ces bulletins laissent ainsi entrevoir les prochaines standardisation et industrialisation des denrées agricoles dont on souhaite éliminer la variabilité biologique pour éliminer celle des prix. Alors que des agents de la SEMMARIS récolteront les bulletins des grossistes directement sur le marché, les producteur·ices devront remettre les leurs aux sociétés de transport qui amèneront documentation et cargaisons jusqu’à Rungis. Un système de collecte est prévu pour l’arrivée par voie ferrée, à la gare du marché. Quant aux poids lourds, ils pénètreront dans le complexe en passant par un poste de péage. Là, grâce à des cartes magnétiques personnalisées, les conducteur·ices glisseront les bulletins dans une armoire électronique où ils seront régulièrement prélevés.[31]

Une fois arrivés au CTI, les liasses de documents codifiés subiront encore toute une série d’opérations afin de les rendre comestibles au Gamma 115. Il est prévu que ces tâches soient réalisées par les déliasseuses, perforeuses, vérifieuses et opératrices des décodeurs du CTI. Elles trieront les bulletins et transcriront les données sur cartes perforées puis sur bandes magnétiques. Comme le laisse entendre l’utilisation du féminin, le CTI est marqué par une forte hiérarchie genrée. Les femmes, qui forment les deux tiers des effectifs, sont assignées à des fonctions subalternes quand les postes à responsabilités – chefs, analystes et programmeurs – sont occupés par des hommes.[32] Cette division sexuée du travail et son importante féminisation sont caractéristiques de l’histoire de l’informatique jusque dans les années 1980, moment où les femmes désertent massivement le secteur.[33] Dans le domaine de l’informatique administrative des années 1960-1970, le travail répétitif et minutieux de la préparation des données est stéréotypé. Son assimilation à du secrétariat, traditionnellement associé aux femmes et perçu comme peu qualifié, tend à invisibiliser les compétences requises pour le réaliser. Le CTI de Rungis ne fait pas exception. L’interaction directe avec le prestigieux ordinateur central y est réservée aux hommes. Ils en exécutent les programmes avant de collecter et d’analyser les résultats. Ça y est : les précieuses statistiques existent.

Afin que ces « images-données »[34] produisent le cercle vertueux de la transparence et de la croissance économique, il faut qu’elles soient accessibles aux acteurs du marché. La chaîne des images opérationnelles du MIN inclut donc des dispositifs de diffusion visuelle.[35]

À l’extérieur des halles de vente, il est planifié que de grands panneaux communiquent prix et tonnages disponibles des principaux produits (fig. 2). À l’intérieur, la tâche revient à un système de télévision en circuit-fermé dont le spacieux studio de 108,5 m2 est installé dans le sous-sol de la Tour administrative (fig. 3).[36] Il comprend deux cabines de prises de son, un local de prise de vue et une régie. Là, grâce à cinq passe-documents chacun doté d’une caméra, les statistiques de papier et d’encre deviendront image télévisuelle. Celle-ci sera alors diffusée par câble sur quatre réseaux, soit un pour chaque secteur de vente où sont installés un total de 292 écrans. Afin qu’ils soient visibles, les moniteurs sont fixés en hauteur sur les parois et les piliers ou suspendus dans l’axe des allées marchandes (fig. 4). De là-haut, ils transmettront en direct leurs « instructions pour agir ».

Dessins des panneaux d’affichages prévu à l'extérieur des bâtiments des secteurs des produits laitiers et des fruits et légumes, 1967.
Figure 2. Dessins des panneaux d’affichages prévu à l’extérieur des bâtiments des secteurs des produits laitiers et des fruits et légumes, 1967. Dessins réalisés par le cabinet d’architecture Colboc, en charge de la réalisation du MIN de Paris. AVDM. 2447W 348 – 4
Plan du studio de diffusion sonore et télévisuelle du MIN de Rungis.
Figure 3. Plan du studio de diffusion sonore et télévisuelle du MIN de Rungis, 1967. Plan réalisé par les ingénieurs-conseils des PTT. AVDM. 2447W 348 – 2.
Vue vidéo, peu définie. Une allée avec, de part et d'autre, des palettes remplies et, à intervalles réguliers, des écrans cathodiques.
Figure 4. Le réseau de télévision du secteur BOF (beurre, œufs, fromages) en 1972. Signes des Temps, « Un bon petit diable », ORTF, 20.3.72. INA.

L’idée d’employer la « télévision industrielle »[37] est discutée dès le printemps 1964. Le coût raisonnable et la « grande souplesse du système »[38] penchent en sa faveur. En 1967, la Compagnie des compteurs (CDC) obtient le contrat de construction. La qualité de ses équipements et ses tarifs motivent sa sélection parmi d’autres candidats dont la Compagnie générale de télégraphie sans fil (CSF), Thomson et Philips.[39] Pionnière de la télévision durant l’entre-deux-guerres, la CDC renonce à sa forme grand public au mitan des années 1950 pour privilégier les applications industrielles du média.[40] La société équipe dès lors des lieux publics de systèmes en circuit-fermé, comme le métro parisien et les Chantiers de l’Atlantique à Saint-Nazaire où la télévision sert à la surveillance des navires et des passager·ères. À Rungis, l’informatique croise ainsi une forme méconnue de télévision dont les usages se rapprochent plus de l’opérationnel que du divertissement ou de l’information grand public. L’écran sert au téléaffichage de données informatiques, faisant fusionner ordinateur et télévision au sein d’un même dispositif. Sans l’un, l’autre ne pourrait remplir ses fonctions. Une brochure publicitaire de la CSF, candidate recalée du CTI, donne un exemple d’une telle interdépendance : le téléaffichage par la télévision des statistiques des courses hippiques (fig. 5)

Couverture d'une brochure. Une photo en noir et blanc d'un écran cathodique sur lequel s'affichent des chiffres. En-dessous, le titre : "Le téléaffichage par la télévision... l'exemple des hippodromes". Et l'éditeur : CSF - Compagnie générale de télégraphie sans fil.
Figure 5. Brochure promotionnelle de la CSF pour la télévision industrielle [1967-1968 circa]. AVDM. 2447W 350-4.

À Rungis, cette forme particulière de télévision se met au service de deux idéaux complémentaires. D’abord, en affichant les cours « scientifiques », les écrans doivent permettre d’atteindre l’idéal économique de la transparence. Ensuite, en intervenant directement sur le mouvement des marchandises au sein du réseau des 25 MIN français, le système doit être le vecteur d’un idéal logistique ; il doit garantir une circulation rationnelle, rapide et efficiente des flux de biens, de personnes et d’information dans l’espace.[41] Selon les plans des ingénieurs et technocrates, il est en effet prévu qu’à terme chaque MIN possède son système de télévision et que l’ensemble soit interconnecté. Ainsi, s’il manque des pêches à Rouen et qu’elles sont en surnombre à Paris, la transmission instantanée de l’information sur le réseau d’écrans doit éviter qu’un commerçant ne jette des invendus d’un côté et que les cours augmentent de l’autre. Bou annonce la fin des « dents de scie dans la côte des prix, génératrices de bénéfices injustifiés pour les uns, et de pertes non moins injustifiées pour les autres »[42].

Pour que ce mécanisme atteigne le but recherché, la collecte de l’information, son traitement informatique et sa diffusion visuelle ne suffisent pas. L’efficacité des images opérationnelles de Rungis dépend de l’alliance entre l’infrastructure informationnelle et des infrastructures de transport. Tel qu’imaginé dans les années 1950 et 1960, le réseau des MIN confirme ainsi le caractère historiquement indissociable et interdépendant des médias et des opérations logistiques.[43] Or, tout dans la planification du MIN parisien vise à répondre à l’exigence de la logistique en tant que pratique qui conjugue rapidité et circulation dans l’espace. Le principal critère qui a été retenu en faveur de la commune périphérique de Rungis est sa proximité avec l’autoroute du Sud, l’aéroport d’Orly et les routes nationales 7 et 186, qui donnent accès à la Porte d’Italie et à la banlieue parisienne.[44] Le complexe lui-même, dont les travaux de construction sur 600 hectares s’étalent de 1964 à 1968,[45] poursuit cette ligne directrice. Il est doté d’immenses gares ferroviaire et routière, de voies intérieures et de parkings d’une capacité de plus de 8 000 places (fig. 6).[46] À l’intérieur du marché, les tonnes de carcasses et de fleurs voyagent par ascenseurs, glissent sur des rails, sont transportées sur chariots électriques et transpalettes… Elles passent par des centres de triage et des entrepôts frigorifiques. Comme le résume Philippe Barré, sous-directeur de l’exploitation de la SEMMARIS, les MIN, appelés marchés-gares, « constituent le point d’arrivée et de départ de ces denrées alimentaires qui, d’une façon générale, ne sont pas destinées à y séjourner, mais plutôt à y transiter dans les meilleures conditions possibles de rapidité, de coût et de confort »[47].

À Rungis, un cinquième réseau de télévision en circuit fermé surveille d’ailleurs la circulation routière et l’occupation des parkings (fig. 7).[48] L’objectif est de traquer les potentiels embouteillages et de diriger les véhicules vers des places de parking libres. À l’instar de la transmission des cours, la vitesse est une valeur cardinale du dispositif. Depuis son poste central, l’opérateur doit être « apte à prendre sur le champ les décisions nécessitées par la situation »[49]. L’image télévisuelle à Rungis – qu’elle expose un accident routier, le prix du beurre ou un surplus d’artichauts – implique une réponse sous la forme d’une action qui a un effet sur le système. Le trafic se fluidifie, les cours se stabilisent, des cageots d’artichauts partent en train pour Dijon… et les données sont mises à jour sur les écrans et panneaux d’affichage.

Vues aériennes du MIN de Rungis avec parkings, gare et voies d’autoroutes.
Figure 6. Vues aériennes du MIN de Rungis avec parkings, gare et voies d’autoroutes, 1969.
Des opérateurs en bleu de travail, prennent des notes face à des écrans.
À l'avant-plan, flou, un opérateur de trois-quarts dos avec un casque sur les oreilles. Il touche un potentiomètre sous un petit écran cathodique qui affiche des camions.
Figures 7a et 7b. Des opérateurs surveillent la circulation routière grâce au système de télévision, 1972. Signes des Temps, « Un bon petit diable », ORTF, 20.3.72. INA.

« Monsieur Bou, je m’assois dessus ! »[50] : corps, résistances et échecs

Si ce n’est l’absence totale des corps, la chaîne d’opérations des images du MIN telle qu’imaginée durant la décennie 1960 suppose du moins leur absolue docilité. Les travaux préparatoires tablent sur des bulletins dûment remplis, des cartes adroitement perforées et le respect des cours téléaffichés. Or, dès l’ouverture du complexe début mars 1969, les plans des technocrates de la SEMMARIS, des PTT et du groupe AVA s’effondrent comme un château de cartes. Dans leurs listes de codes maintes fois affinées, ils ont omis de prendre en compte le facteur humain et social. Celui-ci se manifeste pourtant tout au long du parcours des images opérationnelles du MIN, leur faisant perdre leurs qualités épistémologiques et leur pouvoir sur le réel tant espérés.

Premièrement, les postes de péages, où doivent être déposés les précieux bulletins d’introduction, sont au cœur de conflits qui opposent la SEMMARIS aux sociétés de transport routier et aux syndicats. En plus d’une grève la première nuit du MIN, les chauffeur·ses protestent contre la taxe d’entrée en bourrant les cassettes électroniques de messages insultants.[51] De plus, ces accès soi-disant automatisés nécessitent en réalité la présence de péagers afin de contrôler l’utilisation des cartes magnétiques décriées. Leurs conditions de travail, marquées par les intempéries, le froid, les heures supplémentaires et l’inhalation du gaz des milliers de pots d’échappement, sont dénoncées par les syndicats.[52] Ils exigent l’installation d’abris chauffés, la diminution de la durée de travail et une visite médicale afin de faire état des dégâts de la pollution de l’air sur la santé des péagers.  Des traces d’oxyde de carbone dans leur sang, en quantité « plus ou moins importante »[53] euphémise la Direction, seront effectivement décelées. Les images opérationnelles de Rungis opèrentdonc aussi au travers de la mise en danger des corps d’employé·es précaires qui ne cachent pas leur colère. En 1975, un délégué du personnel un peu trop diligent écrit à Bou car il souhaite faire congédier un péager qui l’aurait insulté : « Monsieur Bou, je m’assois dessus ! »[54]se serait-il exclamé.

De plus, les bulletins d’introduction ne sont pas remis ou mal complétés par les agriculteurs et agricultrices et les rares formulaires recueillis sont truffés d’erreurs. Il est facile d’imaginer leur désemparement ou leur récalcitrance devant ce travail administratif codifié et standardisé à l’extrême. L’ordinateur calcule donc des statistiques partielles, établies à partir d’éléments fournis par les grossistes. La validité des données se heurte à leurs « calligraphie défectueuse, ratures, décalages… »[55]ainsi qu’à leurs « impossibilités d’ordre psychologique »[56]. Le système « ne permet pas d’obtenir les renseignements en temps utile »[57], déplore en outre Perrier. Adieu les promesses d’immédiateté.  En mai 1975, les dirigeants du MIN parisien ne possèdent toujours aucun « moyen de pression pour imposer l’utilisation des bulletins »[58].

La récolte d’informations fiables n’est pas le seul problème auquel doit faire face le CTI. Sans compter les 900 000 francs de déficit dès la première année d’exploitation,[59] le Gamma 115 s’avère être un mauvais choix. De puissance moyenne, il est rapidement dépassé. En janvier 1970, Perrier note que, dans un avenir proche, l’ordinateur sera employé 11 heures par jour auxquelles s’ajoute le travail salarié en aval et en amont, « soit une utilisation [de l’atelier] de 23 heures par jour et, ce, 6 jours par semaine ! »[60] Une nouvelle commande est donc passée auprès de Bull-GE (devenue entre-temps Honeywell Bull) pour la location d’un second Gamma 115 et la livraison d’un Gamma 130 pour octobre 1970.[61] Les échanges épistolaires entre la société étatsunienne et le CTI dévoilent un conflit larvé. L’équipe de Rungis incrimine le matériel ainsi que l’absence d’assistance pourtant demandée à plusieurs reprises à Bull-GE.[62] Perrier réclame un dédommagement de 100 000 francs et documente ses déconvenues tantôt d’une longue liste de dysfonctionnements,[63] tantôt d’un récapitulatif des pannes qui comptabilisent près de 170 heures entre le 20 juillet et le 6 août 1970.[64] Le directeur de Honeywell Bull, R. Righenzi, renvoie la balle :

Nous vous avouons être quelque peu perplexes quant à la suite à donner à l’affaire car nous ne saurions préconiser de remèdes miracles susceptibles d’agir dans l’heure pour la marche de l’atelier de la SEMMARIS puisque le problème, maintes fois évoqué avec Monsieur Perrier, réside dans le manque de compétence de son équipe qui fait que des erreurs de programmation se transforment en incident Software et que des méconnaissances Software se traduisent en traitements erronés, que des légèretés d’exploitation entraînent des impossibilités de reconstitution de fichiers ou des pertes d’information.[65]

En interne, on ne donne pas complètement tort à Righenzi. « [I]l faut bien se dire que toute l’équipe du CTI a fait ses premières armes à cette occasion et qu’ils sont des débutants »[66], peut-on lire dans une note confidentielle. Les personnes qualifiées sont en effet rares et chères sur le marché du travail français où l’informatique est à la fois émergente et en plein boom. Cette combinaison malheureuse est aggravée par la surcharge endémique de travail. Fin mars, l’équipe est active presque 14 heures par jour, dont la nuit : « Il est évident que [cet effort] risque de ne pouvoir être poursuivi qu’au détriment de [la] santé [des collaborateurs][67] ».  Dès avril, l’équilibre psychologique de l’équipe se dégrade.[68] Dans un rapport de juin 1970, rédigé par un observateur externe mandaté par la direction de la SEMMARIS, inquiète, on lit que le « malaise psychologique »[69] qui règne au CTI est notamment la cause des « méthodes de commandement du centre »[70] et qu’il touche en particulier l’atelier de saisie de l’information ; autrement dit, le personnel féminin. La production des statistiques durant les premières années d’activité du marché est ainsi forgée par des échecs technologiques, des résistances explicites ou passives à la normalisation et à la bureaucratisation des pratiques, par un déficit de compétences en informatique et par une souffrance au travail qui réactivent les hiérarchies de genre et de classe.

Qu’en est-il maintenant de la diffusion des images du MIN qui ne sont déjà plus tout à fait opérationnelles ? Les grands panneaux aux entrées annoncent les tonnages des principaux produits, mais pas les cours. Quant aux écrans de télévision, ils font l’objet de la grogne des grossistes. Fermement opposés à la transparence des prix, ils défendent leur marge de manœuvre lors des négociations et donc leur privilège économique. Selon Jean-Claude Goudeau, ils auraient même menacé de casser les postes de télévision.[71] L’objet télévisuel matérialise alors à lui seul les réformes décriées que souhaite mettre en œuvre l’État. Dans un reportage de la télévision française diffusé en mars 1972 à l’occasion des trois ans du MIN parisien, on voit d’ailleurs vendeur·ses et acheteur·ses négocier férocement. « Le marché le meilleur possible est le plus confus possible »,[72] résume en voix-off le journaliste après qu’un grossiste lui a soufflé ses tactiques de vente. Un autre témoigne, ironique, au sujet de la circulation à l’intérieur du complexe :

« Dans les Halles [de vente], il est impossible de faire respecter les sens uniques. Ils les respectent un jour, deux jours, le troisième ils les respectent pas.
– Pourquoi ? Ça pourrait être très bien étudié, très bien prévu, bien fonctionner. Ce n’est pas impossible, a priori » remarque le journaliste.
« Oui m’enfin, y’a les individus qui sont là. On peut pas leur mettre un agent de police à chaque coin à 1h du matin. Et puis, au fond, ce merveilleux ordonnancement, peut-être, n’apporterait pas ce qu’on voulait lui faire apporter. Finalement, il reste le système D qui est pas plus mauvais. »[73]

Au-dessus de leurs têtes, les écrans de télévision diffusent… l’heure, ou des petites annonces. Dès avril 1969, soit un mois seulement après l’ouverture du MIN, des démarches sont entreprises pour trouver une nouvelle fonction au studio flambant neuf.[74] Des discussions ont lieu avec la société MC2 avec qui la SEMMARIS signe un contrat de concession de 5 ans renouvelable.[75] Roger Pradines, réalisateur à la télévision française, est aux commandes de la production. La souplesse du circuit fermé permet sa réaffectation en une sorte de télévision communautaire et commerciale. Le programme se décline entre des annonces que peuvent envoyer les usagers et usagères ; quelques indications statistiques sur les activités du MIN ; des informations générales et sur la vie du marché ; des bulletins météo et routiers ; de la variété ; et, surtout, de la publicité.[76] Rentabiliser les importants investissements concédés est l’objectif principal de la SEMMARIS qui doit toucher entre 50 % et 65 % des bénéfices.[77] Pourtant, en juillet 1971, une brève note informe d’une « situation déprimante »[78]: l’équipe de la MC2 aurait déserté le studio. Plusieurs sociétés se succèdent ensuite pour rentabiliser la publicité, sans succès.[79]  En juin 1972, la question fait des émules lors d’une réunion du Comité de gestion de la SEMMARIS.[80] Le constat est sans appel : « l’utilisation de ce réseau […] est hors de proportion avec le coût de l’investissement ». Certains plaident pour sa « suppression pure et simple »[81] quand d’autres estiment qu’il est « un élément essentiel de progrès […], indispensable à un marché tel que Rungis ». Le média conserve aux yeux de quelques-uns son aura de modernité. Le directeur technique Bernard Rougé tranche pour la recherche d’une solution qui permette de développer une publicité spécifique à la clientèle du MIN. Ensuite, le projet semble disparaître des archives. Dans tous les cas, les images que les écrans du MIN diffusent n’ont rien à voir avec l’image opérationnelle prévue : cette image-statistique des cours capable d’engager le cercle vertueux de la transparence, de la circulation des marchandises et de la croissance.

Conclusion : pour une histoire des images (in)opérantes

Ce parcours de l’image opérationnelle au MIN de Paris, d’abord telle que conçue dans les plans des technocrates des années 1950 et 1960, ensuite telle qu’elle (ne) prend (pas) forme à partir de 1969, invite à une réflexion sur ce que peuvent signifier les « images (in)opérantes » pour les historiens et historiennes des médias. Comme cet article l’a esquissé, les images (in)opérantes incluent les erreurs humaines et échecs technologiques ; l’analphabétisme informatique et bureaucratique ; les corps qui travaillent, les corps en souffrance, les corps genrés et situés socialement ; les résistances sociales des puissants qui souhaitent conserver leurs prérogatives et des plus faibles organisés en syndicats. Ce sont des images dont les fonctions opérationnelles (logistiques, statistiques, automatisées) se frottent à la réalité du monde social. D’un point de vue méthodologique, les images (in)opérantes impliquent des recherches documentaires approfondies car elles restent peu ou pas visibles dans les rapports officiels, les revues spécialisées ou les documents promotionnels. Elles demandent qu’on parte à leur recherche mais, aussi, qu’on ait de la chance. Les archives des entreprises et des administrations ne gardent généralement pas ou peu de traces des résistances sociales à la technologie. Les fonds de la SEMMARIS apparaissent dès lors d’autant plus précieux en ce qu’ils ouvrent la voie à une histoire de l’(in)efficacité de la modernité et de ses médias. Enfin, les images (in)opérantes ne sont pas le contraire des images opérationnelles. Elles les complexifient, leur donnent des aspérités. Échecs, souffrances et résistances ne signifient pas que leur pouvoir de normalisation, de standardisation et de hiérarchisation du monde soit annihilé. Les images (in)opérantes sont un outil heuristique pour montrer l’adaptabilité des logiques de domination et d’uniformisation qu’elles renferment.

À cet égard, la littérature sur l’histoire de la distribution alimentaire française ne laisse pas de doute. La création du réseau des MIN a marqué un tournant qui a facilité l’essor de l’agriculture industrielle et de la grande distribution, la standardisation des denrées alimentaires et l’internationalisation des échanges. Mais l’histoire même du CTI fournit un bon exemple de l’adaptabilité des images (in)opérantes du MIN et, plus largement, de l’informatisation des entreprises françaises.

Après deux ans, durant lesquels le trou budgétaire du CTI s’est dangereusement creusé, la SEMMARIS décide d’arrêter les frais. Pour le remplacer, les dirigeants du marché créent début 1971 une filiale sous la forme d’une société par actions gérée par la Générale de Service Informatique (GSI), une filiale de la Compagnie générale d’électricité (CGE).[82] Tout juste créée, la GSI est l’une des figures importantes de la croissance exponentielle des services informatiques durant la décennie 1970, qui voit l’entrée d’importants groupes industriels et financiers dans le secteur.[83] Quand ils prennent les rênes de la nouvelle Société Informatique de Paris-Rungis (SIPRIS), ses dirigeants font table rase. Adieu le matériel Bull, réexpédié. Adieu, aussi, le personnel « incompétent ». La SIPRIS ne s’occupe d’ailleurs plus de collecter des informations sur les arrivages, mais propose des services de télé-gestion et de télé-facturation aux grossistes. Cette tâche était proposée par le CTI dès 1969, mais la clientèle était rare et insatisfaite. En 1973, la SIPRIS lance à cet effet son système TELEMIN. Il allie des écrans cathodiques, une imprimante, un ordinateur central IBM… et du personnel féminin pour la saisie des données (fig. 8). Une nouvelle image (in)opérante est née.

Une couverture de la brochure Télémin, avec pour sous-titre "Une gestion nouvelle pour les grossistes du MARCHÉ3. Une jeune femme blonde, en robe à manches longues, regarde l'objectif, les mains posées sur un clavier d'ordinateur.
Figure 8. Brochure de promotion pour le système TELEMIN de la SIPPRIS, 1973. AVDM. 244W 613 – 2

[1] Odezenne, « Bleu fuchsia », Pouchkine, 3 :07 min, Universeul, 2019.

[2] Le sociologue David Gaborieau évoque ce phénomène au micro d’Alexis Magnaval, « Quand le rap se fait la voix des ouvriers », France Culture, 6 octobre 2021.

[3] Harun Farocki, « Phantom Images », Public, no 29, 2004, p. 17.

[4] Voir notamment Vinzenz Hediger et Patrick Vondereau (dir.), Films that Work: Industrial Film and the Productivity of Media, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2009 ; Haidee Wasson et Charles R. Acland (dir.), Useful Cinema, New York, Duke University Press, 2011 ; Kit Hughes, Television at Work: Industrial Media and American Labor, New York, Oxford University Press, 2020 ; Anne-Katrin Weber, « Decentring the Broadcasting Dispositif: Educational Closed-Circuits, Military-Industrial Entanglements, and Useful TV », TMG Journal for Media History, vol. 26, no 1, 2023, p. 1‑31.

[5] Jean-Claude Goudeau, Le Transfert des Halles à Rungis, Paris, J. C Lattès, 1977, p. 229.

[6] Jussi Parikka, Operational Images: From the Visual to the Invisual, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2023, p. 136‑137.

[7] AVDM. Fonds : Société d’économie mixte d’aménagement et de gestion du Marché d’intérêt national de la région parisienne (SEMMARIS). 2447W 1-1739.

[8] La littérature existante est vaste. Voir notamment Steven Laurence Kaplan, Les Ventres de Paris. Pouvoir et approvisionnement dans la France d’Ancien Régime, Paris, Fayard, 1988 ; Reynald Abad, Le Grand Marché. L’approvisionnement alimentaire de Paris sous l’Ancien Régime, Paris, Fayard, 2002 ; Antoine Bernard de Raymond, En toute saison. Le marché des fruits et légumes en France, Tours, Presses universitaires François-Rabelais, 2013 ; Meredith A.TenHoor, The Architecture of The Market: Food, Media and Biopolitics from Les Halles to Rungis, New Jersey, Princeton University, 2017 ; Anne Lombard-Jourdan, Les Halles de Paris et leur quartier (1137-1969), Paris, Publications de l’École nationale des chartes, 2018.

[9] « Décret 53‑959 du 30 septembre 1953 tendant à l’organisation d’un réseau de marchés d’intérêt national », Journal officiel de la République française, no 0232, 1953, p. 8617‑8618.

[10] Ibid., p. 8617.

[11] Harun Farocki, « Phantom Images », art. cit., p. 12.

[12] « Farocki: A Frame for the No Longer Visible: Thomas Elsaesser in Conversation with Alexander Alberro », e-flux, no 59, 2014.

[13] Vinzenz Hediger et Patrick Vondereau, « Introduction », in Vinzenz Hediger et Patrick Vondereau (dir.), Films that Work: Industrial Film and the Productivity of Media, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2009, p. 10.

[14] Sur Libert Bou, voir Meredith A. TenHoor, The Architecture of The Market, op. cit., p. 146 et suivantes.

[15] Voir la série AVDM. 244W 335-341. Télécommunications (1964-1969)

[16] Voir la série AVDM. 2447W 610-613 Gestion automatisée de l’information (1966-1973)

[17] Archives nationales du monde du travail. Inventaire du fonds 2005 029. Groupe André Vidal et Associés (AVA).

[18] Pierre-E. Mounier-Kuhn, « Le Plan Calcul, Bull et l’industrie des composants : les contradictions d’une stratégie », Revue Historique, vol. 292, no 1, 1994, p. 123‑153 ; Laureen Kuo, « Plan Calcul: France’s National Information Technology Ambition and Instrument of National Independence », Business History Review, vol. 96, no 3, 2022, p. 589‑613.

[19] Laureen Kuo, « Plan Calcul: France’s National Information Technology Ambition and Instrument of National Independence », art. cit., p. 591.

[20] AVDM. 244W 611-1. SEMMARIS. PV de la réunion du groupe « Traitement de l’information » du 11.12.66.

[21] Passage tiré de Lisa Cronjäger et Marie Sandoz, « Jussi Parikka, Operational Images. From the Visual to the Invisual, 2023 », Transbordeur. Photographie histoire société, no 8, 2024, p. 202‑203.

[22] AVDM 2447W 604-2 Jean-Paul Perrier, « L’ordinateur, pourquoi ? », SAPPAR-Information, no 1, 1969.

[23] Jacques Delport, « Le traitement de l’information », Techniques & Architecture, vol. 30, no 3, 1969, p. 114.

[24] L’objectivité « mécanique » selon Lorraine Daston et Peter Galison, Objectivity, New York, Zone Books, 2007, chap. 3.

[25] André Darlot, « La conception générale du marché de Rungis », Techniques & Architecture, vol. 30, no 3, 1969, p. 56.

[26] Armand Mattelart, Histoire de la société de l’information, Paris, La Découverte, 2009 ; Mark Andrejevic, Automated Media, New York, Routledge, 2020.

[27] Émile Zola, Le Ventre de Paris, Paris, Marpon et Flammarion, 1879.

[28] Meredith A. TenHoor, The Architecture of The Market, op. cit., p. 278.

[29] AVDM. 244W 611-1. Jean-Paul Perrier, Note sur la nomenclature des fruits et légumes, s. d. [1968].

[30] AVDM. 244W 611-1. AVA-SEMMARIS, Codification des produits, 5.7.68.

[31] AVDM. 244W 611-1. AVA-SEMMARIS, Cahier des charges de l’application, 14.6.68.

[32] AVDM. 244W 611-1. G. Kopf, Mission de coordination avec le CTI, Note d’information no. 1, 5.2.69.

[33] Janet Abbate, Recoding Gender: Women’s Changing Participation in Computing, Cambridge MA, The MIT Press, 2012 ; Mar Hicks, Programmed Inequality. How Britain Discarded Women Technologists and Lost Its Edge in Computing, Cambridge, MA, The MIT Press, 2017 ; Valérie Schafer et alii (dir.), Femmes, Genre et Informatique, Berne, Infoclio, 2023.

[34] Jan Frercks et alii, Datenbilder: Zur digitalen Bildpraxis in den Naturwissenschaften, Bielefeld, transcript Verlag, 2015, 225 p.

[35] AVDM. 2447W 336. PTT. Centre d’études des télécommunications. Marché de Rungis. Installations de télécommunications, 22.10.65.

[36] AVDM. 2447W 348-2. PTT. Centre d’études des télécommunications. MIN de Rungis, Spécification technique concernant les réseaux de diffusion sonore et télévisuelle, 15.6.67.

[37] 2447W 348-1. Cabinet Colboc. MIN Paris-Rungis. Compte-rendu de la réunion du 27.4.64.

[38] 2447W 348-1. Cabinet Colboc. MIN Paris-Rungis. Compte-rendu de la réunion du 24.5.65, du 1.6.64 et du 28.9.64.

[39] AVDM. 2447W 348-3. PTT. Centre d’études des télécommunications. Rapport des ingénieurs-conseils. Marché de Rungis. Réseaux de diffusion sonore et télévisuelle. Études des soumissions. 27.11.67.

[40] Paulette Giguel, La Compagnie des Compteurs: Acteur et témoin des mutations industrielles françaises du XXe siècle (1872-1987), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014, p. 147‑157 et 258‑262.

[41] La logistique, à savoir cette science du transport et de la circulation des biens, des personnes et de l’information, a des origines militaires. Elle intervient dès l’Antiquité dans l’approvisionnement du front en troupes, nourriture et matériel et devient un pilier de la stratégie de guerre à partir des campagnes napoléoniennes. Au sortir de la deuxième guerre mondiale, ses méthodes et théories prennent une importance sans précédent dans la société civile. La logistique devient une science du commerce et de la gestion d’entreprise et forme ainsi une pierre angulaire du tournant néolibéral de la décennie 1980. Deborah Cowen, The Deadly Life of Logistics: Mapping Violence in Global Trade., Minneapolis, University of Minnesota Press, 2014.

[42] Libert Bou et Jacques Millon, « Les marchés de gros français devant l’évolution des techniques de commercialisation des denrées alimentaires », Techniques & Architecture, Numéro spécial : Transfert des Halles centrales, 1964, p. 121.

[43] Matthew Curtis Hockenberry et alii (dir.), Assembly Codes: The Logistics of Media, Durham, Duke University Press, 2021.

[44] M. Lefoulon, « Les dessertes routières du MIN de Rungis », Techniques & Architecture, vol. 30, no 3, 1969, p. 96.

[45] Bernard Rougé, « Historique des travaux », Techniques & Architecture, vol. 30, no 3, 1969, p. 71‑73.

[46] André Cureau, « Une gare ferroviaire pour le Marché de Rungis », Techniques & Architecture, vol. 30, no 3, 1969, p. 101‑103 ; « La gare routière de Rungis », Techniques & Architecture, vol. 30, no 3, 1969, p. 115 ; J.-P. Schneider, « La voie intérieure, les parkings et la circulation », Techniques & Architecture, vol. 30, no 3, 1969, p. 93‑95.

[47] Philippe Barré, « Le mouvement des marchandises à Rungis », Techniques & Architecture, vol. 30, no 3, 1969, p. 86.

[48] AVDM. 2447W 336. PTT, Centre d’études des télécommunications. MIN de Rungis. Équipement de télévision pour la surveillance des voies de circulation, 28.3.67.

[49] AVDM. 2447W 336. PTT. Centre d’études des télécommunications. Marché de Rungis. Installations de télécommunications, 22.10.65.

[50] AVDM. 2447W 131. Propos rapportés par M. Ducatez, délégué du personnel du MIN de Rungis, à Libert Bou, 21.5.75.

[51] Jean-Claude Goudeau, Le Transfert des Halles à Rungis, op. cit., p. 229‑230.

[52] AVDM. 2447W. 131. Procès-verbaux et échanges épistolaires entre la Direction et les syndicats (1971-1975).

[53] AVDM. 2447W 148. SEMMARIS. Compte-rendu de la réunion Direction du marché du 28.5.74.

[54] AVDM. 2447W 131. M. Ducatez, délégué du personnel du MIN de Rungis, à Libert Bou, 21.5.75.

[55] AVDM. 2447W 611-1. Jean-Paul Perrier, Note sur l’organisation du CTI, 12.3.70.

[56] AVDM. 2447W 613-1. Compte-rendu d’activité du CTI, Mois de mars 1969, s.d. [fin mars/début avril1969]

[57] AVDM. 2447W 611-1. Jean-Paul Perrier, Bilan du CTI 1969, 22.1.70.

[58] AVDM. 2447W 147. SEMMARIS, Compte-rendu de la réunion du Comité de gestion du 9.9.70.

[59] AVDM. 2447W 147. SEMMARIS, Compte-rendu de la réunion du Comité de gestion du 9.9.70.

[60] AVDM. 2447W 611-1. Jean-Paul Perrier, Bilan du CTI 1969, 22.1.70.

[61] AVDM. 2447W 611-1. Jean-Paul Perrier à M. Lantoine (Bull-GE), 6.2.70.

[62] AVDM. 2447W 611-1. André Darlot (SEMMARIS) au président de Bull-GE, 3.3.70.

[63] AVDM. 2447W 611-1. Jean-Paul Perrier à M. Bonnet (Honeywell Bull), 15.6.70 et 30.6.70.

[64] AVDM. 2447W 611-1. C. Joye (CTI) à R. Righenzi (Honeywell Bull), 7.8.70.

[65] AVDM. 2447W 611-1. R. Righenzi (Honeywell Bull) à M. Irigoin (SEMMARIS), 23.7.70.

[66] AVDM. 2447W 611-1. Note à l’attention de M. Bondoux sur le CTI, 20.10.69.

[67] AVDM. 2447W 613-1. Compte-rendu d’activité du CTI, Mois de mars 1969, s.d. [fin mars/début avril1969]

[68] AVDM. 2447W 613-1. Compte-rendu d’activité du CTI, Mois d’avril1969, s.d. [fin avril/début mai 1969]

[69] AVDM. 2447W 613-1. Société du traitement de l’information, Résumé de l’expertise du CTI, 30.6.70.

[70] Ibid.

[71] Jean-Claude Goudeau, Le Transfert des Halles à Rungis, op. cit., p. 229‑230.

[72] Signes des Temps, « Un bon petit diable », ORTF, 20.3.72. INA.

[73] Ibid.

[74] AVDM. 2447W 567. Agence MC2, Pour un programme minimum de TV-Rungis, 30.4.69.

[75] AVDM. 2447W 567. Jacques Millon, Exploitation du studio de télévision, 30.6.69 ; SEMMARIS et MC2, Concession du réseau sonore et télévisuel du MIN Paris-Rungis, 12.9.69.

[76] AVDM. 2447W 567. Jacques Millon, Exploitation du studio de télévision, 30.6.69.

[77] SEMMARIS et MC2, Concession du réseau sonore et télévisuel du MIN Paris-Rungis, 12.9.69.

[78] AVDM. 2447W 348-4. M. Billa, Télévision, 12.7.71.

[79] INA. ID 1931-19720428. « Que devient télé-Rungis ? », Télé-Média, 28.4.72.

[80] AVDM. 2447W 147. SEMMARIS, Compte rendu de la réunion du Comité de gestion du 7.6.72.

[81] Ibid.

[82] AVDM. 2447W 613-1. Jacques Millon, Note relative à la future société SIPRIS, 19.5.72 ; Jacques Millon, Note concernant l’informatique sur le MIN Paris-Rungis, 2.2.73.

[83] Fabienne Gambrelle et Félix Torrès, Générale de service informatique: une SSII à l’épreuve de l’histoire 1970-1995, Paris, Michel, 1996.