Guilherme Machado et Anne-Katrin Weber
Le travail de l’image : penser et voir avec Harun Farocki. Entretien avec Volker Pantenburg

Mots-clés
Harun Farocki, théorie et histoire des images opérationnelles, images utilitaires, représentation et opérativité
Référence électronique pour citer cet article
Guilherme Machado et Anne-Katrin Weber, « Le travail de l’image : penser et voir avec Harun Farocki. Entretien avec Volker Pantenburg », Images secondes [En ligne], 05 | 2025. URL : http://imagessecondes.fr/index.php/2025/12/pantenburg/
À la fin du mois d’octobre 2024, le colloque international « As We May See : Tracking and Tracing the Image after Harun Farocki1 » a réuni à Zurich plusieurs chercheur·ses et artistes pour discuter des manières dont on peut s’inspirer de la pensée de Farocki pour réfléchir au « pouvoir d’action » des images dans un contexte de développement rapide des technologies visuelles informatiques. À la suite de cette rencontre, nous avons pris contact avec Volker Pantenburg, co-organisateur du colloque et spécialiste du travail de Farocki, afin de réaliser cet entretien pour Images secondes.
Pantenburg est co-fondateur de l’Institut Farocki de Berlin et directeur de la publication des œuvres complètes de Farocki en langue allemande. Il est actuellement professeur en études cinématographiques à l’Université de Zurich. Depuis son livre Film als Theorie : Bildforschung bei Harun Farocki und Jean-Luc Godard (transcript Verlag, 2006)2, Pantenburg aborde le travail de Farocki comme une pratique théorique transmédiale, qui tire parti des caractéristiques et des spécificités des médias audiovisuels pour composer une réflexion complexe sur le rôle des images dans les sociétés contemporaines. Le travail du cinéaste, essayiste et théoricien allemand s’articule, selon Pantenburg, autour de thématiques telles que les processus d’automatisation de la vision et le travail industriel et post-industriel ; il est aussi marqué par une constante recherche de moyens didactiques et de médiation dont témoignent les activités cinématographiques, artistiques et pédagogiques de Farocki. La question d’une théorie des images opérationnelles chez Farocki, qui sera abordée dans cet entretien, est également discutée dans plusieurs textes de Pantenburg, dont notamment son dernier livre Einfachheit ohne Vereinfachung. Zur Praxis Harun Farockis (Diaphanes, 2024).
Comme évoqué dans l’introduction de ce numéro, les réflexions de Farocki sur les images opérationnelles depuis le début des années 2000 ont été un des points importants de départ pour toute une série d’analyses et de recherches qui sont en train d’émerger dans le champ des études du cinéma et des médias. Suivant une démarche qui lui est typique, Farocki a employé dans plusieurs de ses travaux la notion d’images opérationnelles qu’il traitait de manière variée, en la mettant en relation tantôt avec des dispositifs de vision militaires, tantôt avec des circuits fermés de télévision pour le contrôle de processus de production industrielle. Ses définitions de la notion varient aussi légèrement d’un travail à l’autre, mais manifestent une consistance conceptuelle et convoquent une typologie d’images sur lesquelles Farocki a travaillé depuis des décennies, voire depuis ses toutes premières réalisations à la fin des années 1960, comme le suggère Pantenburg dans cet entretien.
Les questions ont été posées en français et les réponses de Pantenburg ont été traduites de l’allemand par nos soins. L’entretien a eu lieu au courant du mois de janvier 2025 sous forme d’un échange de mails.

Dans un texte de 20173, fort utile pour qui s’intéresse à la notion des images opérationnelles chez Harun Farocki, tu discutes les auteurs qui ont inspiré Farocki pour penser ce terme dans des travaux comme Œil/Machine I-III (2003-2005). Tu évoques notamment les travaux de Roland Barthes ou Vilém Flusser et la théorie des médias allemande, et tu soulignes que l’intérêt de Farocki n’était pas simplement de désigner, avec cette notion, un usage singulier des images, mais qu’il souhaitait proposer « une typologie, une histoire, une archéologie, voire même […] une théorie de l’image opérationnelle ». Pourrais-tu résumer brièvement en quoi consiste cette théorie de l’image opérationnelle selon Farocki ?
Volker Pantenburg : L’idée que la théorie et la pratique ne sont pas opposées, mais que la pratique cinématographique (et artistique en général) doit être prise au sérieux en tant que contribution à la construction de la théorie, m’accompagne depuis longtemps. Farocki l’a démontré dans son travail dès le début. Il y a quelque temps, j’ai analysé plus en détail le fait que chez Farocki (tout comme chez Jean-Luc Godard et d’autres), nous rencontrons « le film comme théorie ».
En ce qui concerne les images opérationnelles, je décrirais la « théorie » de l’image opérationnelle comme le résultat de plusieurs procédés cinématographiques fondamentaux. D’une part, Farocki montre – de manière particulièrement explicite dans Œil/Machine I-III, mais aussi dans Contre-chant (2004) – les réalisations techniques dans lesquelles l’image et le calcul de données vont de pair : dans l’armée, dans la production industrielle, mais aussi dans des processus d’arpentage et de conception architecturale de ponts. Le geste de monstration est important, car les images opérationnelles font partie de processus fonctionnels (guidage d’une bombe, contrôle de production industrielle, orientation du trafic routier) et ne sont habituellement pas accessibles à l’œil nu. D’autre part, ces processus de travail, dans lesquels l’image est aujourd’hui pour ainsi dire « en voie de disparition », puisque les machines impliquées n’ont plus besoin de la représentation visuelle pour leurs opérations, sont historicisés par Farocki et inscrits dans une longue histoire de mathématisation et d’informatisation du visuel. Œil/Machine, et sa version télévisée Reconnaître et poursuivre (2003), sont à cet égard une mise à jour d’Images du monde et inscription de la guerre (1988), dans lequel l’imbrication de la destruction et de la production est retracée jusqu’à Albrecht Dürer et la mathématisation de l’espace. Dans ce film, l’historicisation et l’approche archéologique résultent surtout du montage, tant au niveau de l’image qu’au niveau du commentaire et dans le rapport entre les mots et les images. Dans la liste que vous avez citée de la typologie, de l’histoire, de l’archéologie et de la théorie, le théorique serait la forme d’articulation dans laquelle les paradigmes épistémiques précédents se rencontrent et sont travaillés de manière réflexive.
Aujourd’hui, la notion d’image opérationnelle se consolide dans un nombre croissant de travaux (par exemple, ceux de Jussi Parikka, de Aud Sissel Hoel, entre autres) ; il semble donc que le projet de Farocki ait porté ses fruits. Selon toi, en quoi ces gestes contemporains de théorisation et d’historiographie des images opérationnelles prolongent ou s’écartent des propositions de Farocki ?
VP : La grande attention portée à l’« image opérationnelle » a certainement plusieurs raisons. D’une part, le concept se rattache très facilement aux réflexions sur la théorie des médias. Farocki lui-même, comme vous l’avez résumé plus haut, a repris le « langage opératif » de Roland Barthes décrit dans ses Mythologies, et il existe également des points de rattachement directs avec le concept d’« image technique » de Vilém Flusser. Ute Holl, qui connaît mieux que moi les contextes théoriques des médias, a fait remarquer qu’il est également question d’« images opérationnelles » chez Norbert Wiener : « Qu’est-ce que l’image d’une machine ? » demande-t-il dans God & Golem, Inc. (1964), et une page plus loin : « Pygmalion a fait la statue de Galatée à l’image de l’idéal de son aimée, mais après que les dieux lui eurent insufflé la vie, la statue devint une image de l’aimée en un sens bien plus tangible. Ce n’était plus une image picturale mais une image opérante. »4 Manifestement, dans le couplage de l’opérativité et de la picturalité, tel que Farocki le fait ou le reprend vers 2000, ces différentes positions théoriques sur les médias se retrouvent de manière suggestive et très productive. Il faut ajouter que certains des aspects que Farocki avait en vue se sont considérablement accentués depuis sa mort en 2014. Farocki ne pouvait que pressentir le saut catégoriel que l’IA générative allait avoir en matière de machine learning et de machine vision. De même, le rapport entre les technologies de l’image, la topographie et la guerre est malheureusement plus étroit que jamais dans le contexte de la guerre en Ukraine et des destructions dévastatrices à Gaza après l’attaque du Hamas le 7 octobre 2023.
C’est aussi l’une des raisons pour lesquelles nous avons décidé à Zurich, à l’automne, sous le titre « As we may see. Tracing the Image after Harun Farocki », de reprendre certaines des questions qui avaient déjà été posées en 2001, lors de la conférence « Suchbilder » aux Kunst-Werke de Berlin, à partir du travail de Farocki. Je considère que les livres et contributions actuels de Parikka et Hoel, mais aussi le travail artistique et théorique de Trevor Paglen, s’inscrivent dans cette lignée.
Cette « ubiquité » de l’image opérationnelle que tu évoques a comme conséquence des usages divers de la notion, plus ou moins proches de Farocki. Tu as toi-même souligné qu’il est important de penser « différents niveaux d’opérativité »5 d’une image. Entre une image-calcul générée pour déterminer le positionnement de l’ennemi à tuer dans une frappe de drone et une image transmise par un babyphone équipé avec une caméra permettant aux parents de surveiller le sommeil de leur nouveau-né, quels liens ? Autrement dit : toute image qui n’est a priori pas représentationnelle serait-elle opérationnelle ?
VP : C’est une remarque importante : il peut vite arriver que le terme « opérationnel » soit utilisé de manière peu nuancée, chaque fois qu’il s’agit d’autre chose que de « représentation » ; soudain, toutes les images sont « opérationnelles » et la catégorie perd sa force analytique.6 Dans le texte « Working Images. Harun Farocki and the operational image » de 2017, qui vient également d’être publié en allemand7, j’ai donc proposé de distinguer différents niveaux d’opérativité : l’opérativité au sens strict du terme n’existe que lorsque nous avons affaire à des processus purement informatiques et algorithmiques ; c’est-à-dire lorsque, par exemple, une comparaison d’images ou de données provoque une action déterminée. Il s’agit souvent de reconnaissance de formes, par exemple dans le cas de l’utilisation de robots, de voitures autopilotées ou d’armes téléguidées entièrement automatisées. Lorsque nous parlons de telles « images opérationnelles », nous nous situons entièrement dans le domaine du numérique. En même temps, c’est le point où le concept d’« image » atteint sa limite, car l’aspect iconique (couleurs, formes et autres éléments d’image) n’est plus ici qu’un épiphénomène par rapport à l’aspect algorithmique et procédural. De manière quelque peu polémique, j’écris que les images ne sont aujourd’hui souvent plus qu’« un geste de politesse de la part des machines »8 envers les hommes habitués aux images (une pensée que Trevor Paglen a également formulée de manière similaire dans un texte après la mort de Farocki).9
Mais il existe également des types d’images opérationnelles dans lesquelles des sujets humains continuent d’être impliqués : par exemple les images de surveillance électronique qui – du moins pendant longtemps, mais certainement plus dans la même mesure aujourd’hui – sont regardées par quelqu’un. Dans un texte sur le film Der Riese (1983) de Michael Klier, qui composait une symphonie urbaine à partir de vidéos de surveillance hétérogènes, Farocki a émis en 1983 une hypothèse clairvoyante sur la direction que prendrait l’évolution par la suite : « La caméra enregistre encore une image analogique par le biais de l’objectif, celle-ci est traduite en un signal numérique, transmis par un fil ou sans fil et retraduit en une image analogique qui apparaît sur le moniteur. Deux traductions ; l’étape suivante consiste à faire apparaître sur le moniteur non pas l’image d’une rue, mais plutôt le nombre de voitures, et peut-être aussi toutes les plaques d’immatriculation, et un astérisque indique si la voiture est volée »10. Enfin, on pourrait également qualifier d’« opérationnelle » l’image emblématique dans laquelle Farocki éteint la cigarette sur son avant-bras dans Feu inextinguible (Harun Farocki, 1969), puisqu’elle a pour but de provoquer une action politique chez les spectateurs. À ces différents niveaux, des couplages divers entre l’homme et la machine sont toujours en jeu.
Nous ne devrions toutefois pas considérer la représentation et l’opérativité comme étant rigidement opposées. Même les images d’usines dans lesquelles le traitement de l’acier est contrôlé et dirigé sont présentées par Farocki comme des « représentations de quelque chose », et non pas exclusivement comme des « éléments d’un processus technique ». Il en va de même pour les « caméras-suicide » des images de la guerre du Golfe de 1991, avec lesquelles l’œil/la machine intervient : elles ont été utilisées notamment dans le cadre d’une idée hautement idéologique et cynique d’« armes intelligentes » et d’une « guerre propre », et dépassent sur ce plan largement l’opération militaire proprement dite. En ce sens, l’« opérativité » est un potentiel d’images qui est parfois plus ou moins déployé. Et à partir du moment où les processus algorithmiques augmentent quantitativement à tous les niveaux de manière aussi considérable qu’au cours des dix à vingt dernières années (au niveau de la production, de la distribution et de la réception des images), il est clair que l’opérativité passe massivement au premier plan et doit être discutée de manière critique.
Par rapport à des termes comme « performatif » ou au concept d’« acte d’image » [Bildakt], comme l’a proposé Horst Bredekamp, le concept d’« opérationnel » a l’avantage d’appeler lexicalement le grand complexe du travail qui a intéressé Farocki autant que l’image. Si l’on historicise l’opérationnel, certains points de repère historiques entrent en ligne de compte et sont importants en tant qu’antécédents : la fin des années 1920 en URSS – et l’idée de Tretiakov que le travail de l’écrivain doit être « opérationnel » et intervenir dans la réalité –, et aussi l’histoire d’après-guerre à partir des années 1940, où la cybernétique, mais aussi à sa manière la sémiotique, tentent de décomposer le monde en éléments discrets, computables et contrôlables. Cela va toujours de pair avec le risque que, dans la réduction à l’exécution technique, les contextes (historiques, sociaux et politiques) soient coupés et que l’homme se fasse également supprimer du calcul.

Aud Sissel Hoel postulait en 2018 qu’on peut observer un nouveau « paradigme opérationnel » dans les études des médias. Comment, selon toi, ce paradigme impacte-t-il les études cinématographiques ? Quelles nouvelles recherches permet-il ? Et est-ce qu’il change le périmètre du champ ? S’agissant en partie d’une tendance académique, est-ce que le focus sur l’image opérationnelle, notamment dans le contexte du développement des technologies de machine learninget de la machine vision, comporte aussi certaines limites ?
VP : Je suis sceptique face à la proclamation de changements de paradigmes. Rembert Hüser a un jour développé l’idée selon laquelle la pression exercée pour inventer en permanence des « tournants » quelconques est une conséquence directe de la logique des financements externes de la recherche : l’affirmation d’un « tournant » et la conceptualisation qui l’accompagne sont surtout nécessaires pour solliciter des subventions et présenter ensuite plus tard des ouvrages collectifs sur le « tournant » en question. Dans le cadre du passage à une économie de la recherche basée sur les financements tiers (surtout en Allemagne, depuis la fin des années 1980) et de sa logique de concurrence, les « tournants » sont pour ainsi dire la monnaie en vigueur.
Néanmoins, on ne peut nier que l’« opérativité » met le doigt sur quelque chose qui est pertinent à la fois pour un regard historique et pour le diagnostic du présent : si l’on parcourt l’histoire du cinéma avec la notion d’« image opérationnelle », on pourrait par exemple qualifier de « cinéma opérationnel » les ciné-tracts et les tracts parisiens (y compris les films de Farocki entre 1967 et 1969) ou le « troisième cinéma » avec ses projections interrompues par des discussions politiques. Fernand Deligny, dont le travail a été remis en discussion par Elena Vogman et Marlon Miguel, mais aussi par Isabell Lorey, a souligné dès 1955 la fonction de la caméra comme « outil pédagogique ». Son terme ultérieur de « camérer » (comme verbe et à l’infinitif) et son utilisation dans le travail avec des personnes atteintes d’autisme indiquent également son caractère opérationnel.11 Dans ces cas, un contexte social et politique spécifique est toutefois à chaque fois indispensable. Actuellement, la sensibilité à l’« opérationnel » permet de voir comment une « sensorialité machinique » générale remplace la « vision » d’une caméra. Dans un tel contexte, l’enregistrement à l’aide de lumière, d’une émulsion chimique et d’une bande de film n’est que l’une des nombreuses possibilités de collecter et d’analyser des données. Dans le cinéma contemporain, je pense à Aggro Dr1ft d’Harmony Korine (2023), ou à The Zone of Interest de Jonathan Glazer (2024), deux films qui utilisent des images thermiques de manière très différente. L’une des limites que vous évoquez est certainement liée à la quantité : actuellement, le réseau est inondé d’images, de films et de sons générés par l’IA en si grande quantité que les catégories herméneutiques ne suffisent plus. Ce flux ne semble vraiment plus être fait pour les yeux et les oreilles.
Cette perméabilité que tu évoques entre l’opérationnel et le représentationnel est très intéressante, car elle réintègre la vision humaine dans les processus opérationnels des images. En parallèle avec les débats sur les images opérationnelles, il s’est développé aussi, ces dernières décennies, toute une série d’études des images « utilitaires », en particulier dans les études cinématographiques, qui proposent une historicisation et une théorisation des images utilisées dans les institutions scolaires, les entreprises, les hôpitaux, etc. Très souvent, il s’agit d’images faites pour accomplir des objectifs précis dans ces institutions : apprendre un geste technique, faire accepter une nouvelle méthode de travail, etc. Penses-tu que la notion d’image opérationnelle pourrait s’appliquer à ces images de façon théoriquement ou heuristiquement productive, ou bien il y aurait une différence entre l’utilitaire et l’opérationnel ?
VP : Je salue l’accent mis sur le « useful cinema » ou les films industriels (par exemple dans les deux recueils « Films that Work » de Vinzenz Hediger et Patrick Vonderau ou dans le travail de Haidee Wasson).12 Farocki a lui aussi vu des liens très tôt, lorsque, vers 1968, il tente de penser ensemble les bases de la pédagogie cybernétique avec des approches sémiotiques et marxistes classiques. Dans « Kapital im Klassenzimmer. Über die Funktion von Lehrmaschinen » [Le capital dans la salle de classe. À propos de la fonction des machines à enseigner] (d’abord une émission de radio, puis publiée sous forme de publication grise)13, il pense ensemble l’éducation, les processus de travail et la technicisation – même si c’est de manière un peu crue ; de même que le didactique est de toute façon pour moi un motif constant chez lui.14 Je vois la différence entre le « cinéma utilitaire » et les « images opérationnelles » dans le fait que le vecteur de ces dernières est plutôt orienté vers les contextes de production (et donc le travail), tandis que le « cinéma utilitaire », avec ses formats éducatifs (du film d’apprentissage au tutoriel), met surtout l’accent sur les effets et les impacts. Mais ce n’est qu’une différence graduelle. Dans tous les cas, l’« image opérationnelle » (tout comme l’« image utilitaire » ou l’« image éducative », comme l’ont appelée Tom Holert et Marion von Osten) permet un retournement praxéologique de la distinction numérique/analogique, qui n’a désormais plus qu’une portée limitée et a toujours traité l’image électronique de manière assez négligée.
C’est pourquoi il est important de reconnaître la période de l’image électronique (TV et vidéo) non seulement comme une phase de transition, mais aussi comme une étape importante de l’image en mouvement, avec ses propres logiques et cadres institutionnels (et non institutionnels). C’est d’ailleurs le pari de votre projet sur la « télévision opérationnelle15 ». Lorsque je me suis penché sur les rapports entre l’art contemporain et le cinéma, cette lacune était également très perceptible : de la galerie TV de Gary Schum aux émissions de télévision comme « Images par Images » en France ou la série d’émissions « Experimente » sur la WDR de Cologne, cette ligne est souvent éludée, à l’exception d’études isolées comme le TV Museum de Maeve Connolly16. Il en va de même pour les antécédents des essais vidéo et des « Videographic Film Studies ». Nous avons tendance à négliger la télévision, notamment parce que les archives du service public sont trop peu accessibles.
Cette réflexion renvoie à cette archéologie des dispositifs de vision qui peuvent être amenés à produire, à un moment donné et dans des contextes spécifiques, une image opérationnelle. L’image opérationnelle ne serait pas uniquement le résultat d’un assemblage technologique particulier, mais participe, plus largement, et potentiellement sur une longue histoire, à des processus politiques de distribution du pouvoir.
VP : Il n’y a pas d’orthodoxie dans la notion d’« image opérationnelle » de Farocki ; son travail formule la proposition d’articuler la question du travail à celle de l’image. C’est le motif constant chez Farocki : travail/production et image/vision sont directement liés. Et Farocki a également montré que les deux formes d’action – le travail et la vision – ont été de plus en plus automatisées et prises en charge par des machines depuis l’industrialisation : automatisation et autonomisation des mains (travail), automatisation et autonomisation des yeux (vision). Cette activité autonome et ce détachement du sujet humain sont fascinants, mais dans l’œuvre de Farocki, ils sont toujours rattachés à une instance (souvent Farocki lui-même) à partir de laquelle ils peuvent être mis en perspective. Aujourd’hui, nous en sommes à un point où la majorité des images ne s’adressent plus à des êtres humains, mais où les machines font la loi entre elles. C’est aussi un affront pour nous, spécialistes de l’image. Il se pourrait en effet que nos compétences en matière de reconnaissance, d’interprétation et de critique des images en mouvement passent entre-temps à côté de ce qui fait le fondement même des images, si l’on peut dire : leur « a priori algorithmique ».
La dimension juridique des images fait ainsi l’objet d’une nouvelle prise de conscience. « Qui décide quelles images deviennent visibles ou restent cachées dans les médias sociaux, quand et pourquoi ? Comment se fait-il que la police puisse prendre une photo de moi, mais que je ne puisse pas forcément prendre une photo de la police ? […] Si les groupes du secteur technologique entraînent leurs algorithmes à l’aide de données provenant d’Internet, quels recours juridiques ai-je pour leur faire valoir mes droits de “propriété intellectuelle” ? »17 Telles sont quelques-unes des questions que Tom Holert, Clio Nicastro et Doreen Mende ont abordées dans le projet « Terms and Conditions. The Legal Form of Images » de l’Institut Harun Farocki, et auxquelles ils tentent de répondre. L’entraînement des « Grands modèles de langage » [Large Language Models] est le cas paradigmatique (si l’on était religieux, on pourrait aussi dire : le péché originel) de l’image opérationnelle. Une fois les données définies et mises à disposition, les ordinateurs prennent le relais – et inscrivent dans le futur les injustices et les rapports de violence de notre présent et de notre passé.

« What would Walt do ? », ont demandé les collaborateurs après la mort de Disney comme question directrice pour eux-mêmes. Face à l’ubiquité des images opérationnelles et à leurs effets à travers les domaines civil, militaire, politique et privé, je me demande souvent : « What would Harun say ? » Le fait que les images opérationnelles constituent désormais presque une sous-discipline à part entière des sciences des médias aurait probablement amusé Farocki.
- Le colloque, organisé par le Farocki-Forum et le Centre des Arts et de Théorie de la culture de l’Université de Zurich et la Haute École des Arts de Zurich (ZhdK), a eu lieu du 30 octobre au 1er novembre 2024. ↩︎
- Une traduction en langue anglaise est parue en 2015 sous le titre Farocki/Godard. Film as Theory, aux éditions d’Amsterdam University Press. ↩︎
- Volker Pantenburg, “Working Images: Harun Farocki and the Operational Image”, dans Jens Eder et Charlotte Klonk (dir.), Image Operations: Visual Media and Political Conflict, Manchester, Manchester University Press, 2017, pp. 49-62. ↩︎
- Norbert Wiener, God & Golem Inc. Sur quelques points de collision entre cybernétique et religion, Nîmes, L’éclat, 2000 [1964], p. 13. Souligné par l’auteur (Wiener). ↩︎
- Volker Pantenburg, “Working Images: Harun Farocki and the Operational Image”, op. cit. ↩︎
- Dans les années 1990, le « performatif » a connu une carrière similaire, l’« opérationnel » étant, à mon sens, généralement pensé de manière plus « froide » et technique. ↩︎
- Volker Pantenburg, « Bilder bei der Arbeit. Farocki und das operative Bild », dans Einfachheit ohne Vereinfachung. Zur Praxis Harun Farockis, Zurich, Diaphanes, 2024, pp. 317–336. ↩︎
- Volker Pantenburg, “Working Images: Harun Farocki and the Operational Image”, op. cit. ↩︎
- Voir Trevor Paglen, “Operational Images”, e-flux Journal, n° 59, 2014, en ligne: https://www.e-flux.com/journal/59/61130/operational-images/. ↩︎
- Harun Farocki, « Kamera in Aufsicht » [1983], dans Volker Pantenburg (dir.), Ich habe genug!. Texte 1976-1985. Schriften, Band 4, Berlin, Harun Farocki Institut / n.b.k., 2019, pp. 432–434. ↩︎
- Voir les textes correspondants dans le volume Camering: Fernand Deligny on Cinema and the Image, dirigé par et avec une introduction de Marlon Miguel, traduit par Sarah Moses, Leiden, Leiden University Press, 2022. ↩︎
- Voir Vinzenz Hediger et Patrick Vonderau (dir.), Films that Work. Industrial Film and the Productivity of Media, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2009 ; Vinzenz Hediger, Florian Hoof et Yvonne Zimmermann (dir.), Films that Work Harder. The Circulation of Industrial Film, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2023 ; Charles R. Acland et Haidee Wasson (dir.), Useful Cinema, Durham, Duke University Press, 2011. ↩︎
- Pour une version en anglais du texte, voir Harun Farocki, « Capital in the Classroom », dans Diedrich Diederichsen et Oier Etxeberria (dir.), Cybernetics of the Poor, Berlin, Sternberg Press, 2020, pp. 265-286. ↩︎
- Dans mon livre récent sur Farocki, une longue section avec cinq sous-chapitres est consacrée à la question de l’« apprentissage/enseignement ». Voir Volker Pantenburg, Einfachheit ohne Vereinfachung. Zur Praxis Harun Farockis, op. cit., pp. 213-315. ↩︎
- Voir le projet de recherche dirigé par Anne-Katrin Weber et financé par le Fonds National Suisse, “Operative TV : Audiovisual Closed-Circuits from the Military to the Classroom, 1930s-1990s” (2022-2029), https://data.snf.ch/grants/grant/208503. ↩︎
- Maeve Connolly, TV Museum. Contemporary Art and the Age of Television, Bristol, Intellect, 2014. ↩︎
- Cité d’après l’« Editorial Statement » du numéro 8 de la revue en ligne Rosa Mercedes, un numéro thématique sur « Terms and Conditions. The Legal Form of Images », https://www.harun-farocki-institut.org/de/2024/04/10/editorial-terms-and-conditions-die-rechtsform-der-bilder/ ↩︎
