Total Landscraping

David Bucheli

Total Landscraping

Un portrait peint de jeune femme, et à côté une images en noir et blanc aux couleurs inversées. Sur l'image, est inscrit : "It was no longer merely a pictorial image, but an operative image."

Résumé
Total Landscraping explore diverses tentatives historiques de mesurer et de cartographier les environnements construits par la photographie. En 2001, Larry Page, cofondateur de Google, a filmé les rues de San Francisco avec un caméscope depuis sa voiture personnelle. En 1839, l’astronome François Arago a plaidé pour l’utilisation de caméras daguerréotype lors de l’expédition française en Égypte. Et en 1977, une équipe de chercheur·ses du MIT a enregistré les rues d’une ville entière sur pellicule 16 mm afin de la recréer virtuellement. Ce qui relie ces démarches apparemment disparates, c’est l’ambition commune de maîtriser l’espace par l’image, d’extraire des données à partir d’information visuelle et un mélange d’intérêts épistémiques, militaires et commerciaux.

Mots-clés
images opérationnelles, cartographie, technologie de l’information, militaire

Référence électronique pour citer cet article
David Bucheli, « Total Landscraping », Images secondes [En ligne], 05 | 2025. URL : http://imagessecondes.fr/index.php/2025/11/bucheli/

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Comment se souvenir d’un lieu où l’on n’est jamais allé ? Quelles images avons-nous déjà enregistrées avant d’arriver ? Et quel savoir, quelle subjectivité configurent ces images lorsqu’elles sont intégrées dans des architectures de données numériques ?

Le cinéma a toujours été un média qui permettait de voyager sans que le public ait à se déplacer physiquement dans le monde. Au début du cinéma, il y avait les « phantom shots » : des vues exaltantes enregistrées depuis l’avant d’une locomotive qui, selon une métaphore populaire du XIXᵉ siècle, traversait le paysage comme un projectile1. Harun Farocki appelle ces vues des « plans fantômes subjectifs », car elles sont « tournées depuis une position qui ne pouvait normalement être occupée par une personne réelle2 ». Une caméra déplacée mécaniquement qui traverse, mesure et cartographie l’espace et identifie ainsi des objectifs potentiels : cela marque le début de la réflexion de Farocki sur ce qu’il appelle les images opérationnelles.

Total Landscraping est un essai vidéo sur ces vues fantomatiques et leurs infrastructures médiatiques. Il traite des tentatives historiques de capture photographique des paysages, des villes et de l’architecture afin de produire des connaissances sur ces environnements et de les rendre virtuellement navigables. En tant qu’archéologie de l’imagerie opérationnelle, cet essai vidéo utilise la méthode du « soft montage » de Farocki, une méthode que l’on retrouve fréquemment dans ses installations, un dédoublement ou une pluralité d’images, une configuration dans laquelle les images commentent d’autres images. L’essai vidéo repose principalement sur des scènes de films hollywoodiens narratifs (Sueurs froides, USA 1959, réalisé par Alfred Hitchcock), de films d’essai (Riddles of the Sphinx, GB 1977, réalisé par Laura Mulvey et Peter Wollen) ainsi que sur les fragments numérisés de l’Aspen Movie Map, vestiges d’une opération d’imagerie scientifique et militaire datant de la fin des années 1970, librement accessibles sur I’internet3.

Cet essai vidéo est donc basé sur une sélection d’images qui ne pourraient être plus différentes les unes des autres. Toutefois, les images ne se contentent pas à apparaître, elles servent de lieux de transmission : elles sont constamment encodées et décodées, à la fois par leur juxtaposition avec d’autres images et par une voix off artificielle. (La carte originale de Movie Map était déjà accompagnée d’une voix synthétique que l’on peut entendre deux fois dans la vidéo). Pour les besoins de ce récit, la baie de San Francisco dans Sueurs froides représente également un terrain d’essai pour l’application que nous connaissons aujourd’hui sous le nom de Google StreetView. Les images de Gizeh dans Riddles of the  Sphinx montrent les anciens monuments égyptiens que François Arago avait envisagé mesurer photographiquement en 1839. Ce que Farocki a écrit sur les images des bombes voyantes de la seconde guerre du Golfe s’applique également aux images prises par une équipe de recherche du MIT pour le compte du ministère américain de la Défense à Aspen, Colorado : « dans l’art de montrer quelque chose qui s’approche du visible inconscient, personne n’a surpassé le haut commandement militaire américain4 ».

En 1964, Norbert Wiener a qualifié d’opérationnelles les images qui remplissent la fonction de leur original sans nécessairement lui ressembler sur le plan pictural. « Qu’elles ressemblent à l’image ou non, elles peuvent remplacer l’original dans son action, et il s’agit là d’une similitude beaucoup plus profonde5. » L’Aspen Movie Map, par exemple, a été développée afin de familiariser les soldats avec une future zone de combat avant leur arrivée. En d’autres termes, elle remplissait une fonction de cartographie d’un environnement dans le cadre de la préparation d’une mission militaire. Mais l’Aspen Movie Map était plus qu’un simple carnet de voyage audiovisuel d’une station de ski branchée des Rocheuses. En tant qu’outil d’orientation, elle visait à surpasser son original en termes de valeur informative et de commodité d’utilisation. « Il n’est même pas évident que l’environnement réel soit le meilleur moyen de transmettre les informations les plus importantes », a déclaré l’un des scientifiques à l’origine de la Movie Map6. 

En ce sens, la Movie Map présuppose un original qui n’a jamais existé. Une ville pouvant être entièrement décomposée en une matrice de lignes et d’intersections, où règne une vue d’ensemble parfaite et où l’on ne peut s’attendre ni à des accidents, ni à des résistances — ni dans les rues, ni dans le tissu sociopolitique. Le sujet fantomatique de Movie Map traverse l’espace en douceur et sans heurts, se déplaçant toujours sans entrave et capable de passer d’une perspective au sol à « un regard conquérant venu de nulle part7 ».

Une question persiste tout au long de Total Landscraping, plus implicitement qu’explicitement : la question de savoir à qui appartient une image, ce que signifie récolter des images à grande échelle dans l’espace public, le recueillir dans la rue, et la question du statut d’auteur dans le contexte de l’imagerie opérationnelle. En lisant les documents et les interviews du projet Aspen MovieMap, on est frappé par la véhémence rhétorique avec laquelle une nouvelle forme de cinéma « sans scénario ni réalisateur8 » est invoquée. Selon l’équipe du département d’architecture du MIT, la Movie Map est une « œuvre sans auteur9 » qui s’auto-génère sous le regard de l’observateur/utilisateur. Aujourd’hui, une rhétorique similaire peut être observée autour du traitement automatisé des images et de l’intelligence artificielle générative. À l’ère du capitalisme de plateforme, les entreprises technologiques ont tout intérêt à nier la propriété intellectuelle (et les droits qui l’accompagnent normalement) à tout type de données extraites par les plateformes.

Selon Norbert Wiener, les images opérationnelles remplissent les fonctions de leur original. Farocki a ajouté une tournure intéressante à cette idée : les images opérationnelles sont en mesure de permettre des opérations que l’original supposé n’aurait jamais offert. Sueurs froides et Riddles of the Sphinx commentent cette question à leur manière, en tant que films qui réfléchissent à la production de copies fétichisées en lieu et place d’un original qui n’a jamais existé. Peut-être que l’Aspen Movie Map est elle aussi une copie sans original : un fantasme gouvernemental rendu opérationnel. Afin d’entrevoir l’architecture qui se cache derrière la carte du film, Total Landscraping tente finalement d’accéder à la multitude d’images avant qu’elles ne soient organisées dans un ordre cartographique. Quel « visible inconscient » y trouverons-nous ?

  1. Wolfgang Schivelbusch, Histoire des voyages en train, Paris, Le Promeneur, 1990, p. 59. Trad. de l’allemand par Jean-François Boutout. ↩︎
  2. Harun Farocki,  « Le point de vue de la guerre », Trafic, n°50, Été 2004, p. 445. ↩︎
  3. Cf. https://archive.org/details/ASPEN4 (dernière consultation le 30 septembre 2024). ↩︎
  4. Farocki, « Le point de vue de la guerre », op. cit., p. 450. ↩︎
  5. Norbert Wiener, God & Golem, Inc. A Comment on Certain Points where Cybernetics Impinges on Religion, Cambridge, Massachusetts Institute of Technology, 1966 [1964], p. 31 (ma traduction, DB). ↩︎
  6. Robert Mohl, Cognitive Space in the Interactive Movie Map: An Investigation of Spatial Learning in Virtual Environments, Cambridge, Massachusetts Institute of Technology, 1981, p. 92. ↩︎
  7. Donna Haraway, « Situated Knowledges: The Science Question in Feminism and the Privilege of Partial Perspective », Feminist Studies, 14, 3 (1988), p. 581 (ma traduction, DB). ↩︎
  8. Stewart Brand, The Media Lab. Inventing the Future at MIT, New York, Viking, 1987, p. 142 (ma traduction, DB). ↩︎
  9. Ibid., p. 141. ↩︎