Katia Andrea Morales Gaitán
La spéculation financière à partir de la jetonisation de la propriété intellectuelle des œuvres cinématographiques
Résumé
Cette étude analyse les mécanismes spéculatifs sous-jacents à la jetonisation des droits d’auteur dans l’industrie cinématographique, en se focalisant sur les NFT et leurs modèles économiques hybrides. Elle interroge de manière critique le paradoxe apparent de plateformes comme Ethereum qui, tout en prônant la décentralisation, nouent des alliances avec des acteurs traditionnels, et révèle ainsi les tensions inhérentes à l’hybridation entre la cryptoéconomie et le marché financier du capitalisme informationnel.
Mots-clés
jetons non fongibles, propriété intellectuelle, chaîne de blocs, cinéma, audiovisuel
Référence électronique pour citer cet article
Katia Andrea Morales Gaitán, « La spéculation financière à partir de la jetonisation de la propriété intellectuelle des œuvres cinématographiques », Images secondes [En ligne], 04 | 2024. URL : http://imagessecondes.fr/index.php/2024/12/la-speculation-financiere-a-partir-de-la-jetonisation-de-la-propriete-intellectuelle-des-oeuvres-cinematographiques/
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Introduction
La jetonisation (tokenization), processus consistant à convertir des actifs en jetons numériques sur une chaîne de blocs (blockchain), joue un rôle essentiel dans la gestion du cycle de vie de la propriété intellectuelle. Elle représente une transformation dans la manière dont les droits de propriété intellectuelle sont suivis, protégés et gérés1. Un actif est tout ce qui peut générer des revenus. La valeur découlant de la propriété privée, comme la propriété intellectuelle d’œuvres cinématographiques et audiovisuelles, peut ainsi être considérée comme un actif.
La chaîne de blocs constitue essentiellement un registre numérique de l’état de l’économie d’un marché donné2. Afin d’authentifier les données enregistrées, cette infrastructure technique, également appelée Web3, dépend de différentes méthodes de consensus algorithmiques. Pour valider les transactions exécutées sur cette chaîne, les émetteurs sont tenus de payer des frais en cryptomonnaies comme le bitcoin ou l’ether. Ce sont les nœuds validateurs du réseau qui certifient alors les informations de chaque bloc, évitant ainsi le besoin de recourir à une banque, à un notaire ou à une autorité centrale3. La chaîne de blocs et la cryptoéconomie sont deux concepts clés intrinsèquement liés4. Si le premier représente donc une infrastructure technique basée sur des mécanismes cryptographiques dédiés à l’enregistrement comptable de transactions se rapportant à de la propriété privée, le second renvoie au système d’incitation mis en œuvre pour sécuriser les transactions effectuées dans un tel système5.
Dans le domaine du cinéma, cette technologie est utilisée pour assurer la traçabilité d’une œuvre cinématographique en permettant la vérification de sa provenance et de la titularité des droits de propriété intellectuelle6. Néanmoins, c’est principalement pour la gestion des droits d’auteur que la chaîne de blocs a eu une incidence sur le secteur7. Pour une œuvre cinématographique ou audiovisuelle, une traçabilité complète devient donc envisageable dès l’écriture du scénario, et donc dès l’attribution des droits d’auteur. Que ce soit pour une diffusion en salle, à la télévision, en vidéo à la demande, sur des plateformes gratuites ou via un support physique, la chaîne de blocs permet de suivre les contrats associés à l’œuvre et à sa transmission tout au long de son cycle de vie8. Les principaux contrats dans les secteurs du cinéma et de la vidéo comprennent les contrats d’association à la production, de Sofica, d’auteur, d’édition vidéographique, de distribution, d’exportation, de préachat ou d’achat, ainsi que les contrats « d’objectifs et de moyens », entre autres9. Jérôme Pons souligne également la possibilité d’enregistrer sur la chaîne de blocs toutes les métadonnées de contenu utilisées au montage ou en amont de la distribution, qui sont déjà bien structurées et harmonisées. Les droits de propriété intellectuelle sur les films et les productions audiovisuelles deviennent de ce fait des atouts précieux pour augmenter la valeur économique d’un film : « La valeur économique du cinéma s’incarne dans un capital constitué de droits de propriété intellectuelle que chaque production engendre. Ces droits viendront grossir un catalogue de films, soit un portefeuille d’actifs10. »
À partir de 2017, nous avons observé un intérêt croissant pour ces technologies dans le secteur cinématographique avec l’émergence de plateformes telles que SingularDTV, White Rabbit et Breaker, présentées lors d’événements comme le Festival de Cannes. L’adoption et la légitimation des innovations technologiques dans le cinéma, en particulier celles en relation avec les plateformes de chaînes de blocs, sont étroitement liées à leur présence dans les prestigieux festivals de catégorie « A ». Ces événements11, véritables vitrines de l’industrie, confèrent aux œuvres innovantes un prestige indéniable12 et influencent significativement leur perception sur les marchés du film. Les professionnels de la chaîne de blocs ciblent les jeunes jeunes producteur·rice·s et réalisateur·rice·s et mettent en avant des notions telles que la décentralisation, la transparence et le contrôle de leur propriété intellectuelle13. Dans leurs discours, ils expriment la conviction que cette technologie donne aux créateurs la possibilité de valoriser leurs œuvres sans l’intervention de tiers, alors qu’actuellement les principaux bénéficiaires des recettes sont généralement plutôt ceux à qui sont cédés les droits de propriété intellectuelle, tels que les distributeur·rices. et les investisseur·rices. La croissance du marché des cryptomonnaies a été exponentielle dans les dernières années. La liquidité ainsi que la négociabilité des cryptomonnaies et des jetons sur les marchés secondaires sont en effet des facteurs déterminants dans la hausse de leur valeur. La demande pour ces actifs est stimulée par la qualité des projets sous-jacents, par la réputation des cocréateur·rices et par les anticipations des investisseur·ses quant à leur croissance future. Cependant, cette volatilité inhérente aux marchés cryptographiques présente également des risques importants pour les investisseur·ses14.
Les discours laudateurs sur les technologies émergentes, à l’instar de la chaîne de blocs, ont tendance à occulter les risques inhérents à leur déploiement à grande échelle. L’automatisation croissante des processus créatifs et sociaux menace de déshumaniser nos interactions et de remettre en question le rôle de l’humain dans la production culturelle. Les industries cinématographiques, en tant que vecteurs d’expression et de socialisation, sont particulièrement exposées à ces mutations profondes.
Notre étude, fondée sur un travail de terrain mené avec une approche transnationale et recueilli dans cinq pays (le Canada, la France, les États-Unis, l’Allemagne, et les Pays-Bas) repose sur une méthodologie diversifiée : analyse du discours, observation participante, étude de huit plateformes, 63 entretiens et l’exploitation de deux bases de données. Cette approche multifacette vise à combler un vide dans la recherche en proposant une analyse approfondie du phénomène, enrichie par une étude comparative, analytique et critique. Ainsi, notre travail ambitionne d’apporter un éclairage nouveau sur ce phénomène complexe et d’ouvrir de nouvelles voies d’investigation. Pour cet article nous nous focalisons spécifiquement dans la question suivante : Comment les jetons fongibles, dont la frontière entre service et propriété demeure floue, redéfinissent-ils les notions traditionnelles de valeur et d’usage dans les systèmes économiques décentralisés ?
Copyright et droit d’auteur : deux régimes de valorisation de l’audiovisuel
La gestion des droits de propriété intellectuelle, réglementée par des traités internationaux tels que la convention de Berne et l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC) de l’Organisation mondiale du commerce, a subi une profonde transformation à l’ère numérique. La diversité des approches mises en œuvre au niveau national et l’émergence de nouveaux modèles économiques dans l’industrie audiovisuelle témoignent de ce mouvement de complexification. La numérisation a non seulement facilité l’accès aux biens immatériels, mais elle a également bouleversé les modèles économiques traditionnels, faisant apparaître de nouvelles possibilités au sein du secteur audiovisuel.
Dans le modèle anglo-saxon, le copyright est perçu comme un vecteur de « progrès » et de connaissance, incarnant avant tout une volonté d’innovation et de profit. Ainsi, la valeur utilitaire de la propriété intellectuelle est souvent privilégiée, en particulier dans les pays régis par le droit commun. En revanche, le droit d’auteur continental se concentre traditionnellement sur la relation morale entre l’auteur et l’œuvre15. Dans le système du droit civil, la protection des créations intellectuelles est ainsi davantage fondée sur le principe du droit moral de l’auteur, une notion axée sur la reconnaissance de la personnalité de l’artiste et de sa relation avec le processus créatif de l’œuvre.
Les contrats intelligents, des scripts autonomes qui peuvent être déployés sur des chaînes de blocs, visent à automatiser la gestion des droits d’auteur dans le domaine numérique. Ils permettent de réaliser des transactions et des micropaiements de manière automatisée, facilitant ainsi la gestion des droits d’auteur. Inspirés des systèmes de gestion des droits numériques (digital rights management ou DRM), ils encadrent de manière précise et contractuelle les conditions d’exploitation des œuvres, couvrant un large éventail d’aspects, de la temporalité à la localisation géographique16. Ainsi, les chaînes de blocs constituent de nouveaux dispositifs visant à renforcer cette logique.
Pour Martin Zeilinger, la valeur immatérielle du travail artistique est dévaluée par l’utilisation d’algorithmes, au profit d’une exploitation commerciale plus lucrative des œuvres. L’auteur soutient que l’utilisation disruptive et révolutionnaire de la chaîne de blocs dans l’art, en particulier dans l’art numérique, demeure un projet utopique, se limitant en réalité souvent à une approche strictement commerciale :
Grâce à la combinaison de la chaîne de blocs et de la gestion des droits de propriété intellectuelle dans une technologie financière conceptuelle et computationnelle, les développements récents semblent orienter vers une concentration verticale renouvelée de la richesse et une consolidation du contrôle sur les systèmes décentralisés17.
Dans notre recherche, axée sur le marché du cinéma et de l’audiovisuel, nous avons observé qu’une des répercussions notables de l’application de cette technologie est en effet le durcissement des règles, un mécanisme capitaliste typique visant à identifier et à contrôler de nouveaux marchés.
La jetonisation de ces droits permettrait d’éviter les violations du droit d’auteur et de visualiser globalement les droits de distribution disponibles et les détenteurs de ces droits18. Ces données permettent également l’investissement dans le financement des œuvres. En effet, les jetons (tokens) sont des données chiffrées produites par un algorithme cryptographique et enregistrées dans la chaîne de blocs, qui prennent la forme d’une séquence unique de chiffres et de lettres décrivant une transaction19. Échanger ces instruments de spéculation financière et suivre leur parcours devient alors plus facile20. En conséquence, la jetonisation implique le codage numérique de transactions externes (off-chain) pour les intégrer dans la chaîne de blocs (on-chain)21.
Son analyse combine la valeur et la qualité d’une production avec les ressources financières qui y sont investies. En particulier, afin de préparer les négociations concernant les contrats de distribution, il est essentiel pour les titulaires des droits, notamment des sociétés de production qui disposent de mandats pour vendre les droits d’exploitation des œuvres à des distributeurs d’identifier les sources de financement qui y sont investies. Le budget d’un film est, en particulier, un élément déterminant lors de la négociation du montant des mandats d’exploitation d’une œuvre cinématographique ou audiovisuelle entre une société de production et un vendeur ou un distributeur. Or, le plan de financement d’un film repose sur diverses sources d’apports, comme les subventions publiques, l’investissement de diffuseurs, la coproduction, le recours à des sociétés de capital-investissement (Sofica), les fonds propres de la société de production ou encore des stratégies de promotion telles que le placement de produit.
Les éléments de valorisation dans le domaine du cinéma et de l’audiovisuel
Pour attribuer une valeur aux œuvres cinématographiques et audiovisuelles, il existe plusieurs critères, le devis étant le principal facteur économique. Cette méthode, bien établie dans le secteur, combine la valeur et la qualité d’une production avec les ressources financières qui y sont investies. L’évaluation de la viabilité d’un projet cinématographique repose sur un diagnostic financier rigoureux. Laurent Creton a identifié deux méthodes essentielles : le délai de retour sur investissement (RSI) et la Valeur Actuelle Nette (VAN). Chacune offre des perspectives distinctes : la période de récupération mesure la rapidité du remboursement de l’investissement, la VAN calcule la valeur actuelle des flux de trésorerie futurs. Chaque approche a ses spécificités, et il est encore difficile de trouver un algorithme capable de tout calculer, car une entreprise qui se lance dans un projet de film doit faire des choix prudents :
Toute décision d’affectation de ressources pose en effet un problème de rentabilité. Si cette dernière est insuffisante, l’entreprise ne sera pas en mesure d’assurer la rémunération satisfaisante des différents facteurs de production. Son appauvrissement progressif pèsera sur son développement, réduira sa liberté d’action, et mettra en cause son existence même22.
Ainsi, les investisseur·ses et les producteur·rices intègrent ces méthodes en tenant compte d’autres facteurs comme le risque qu’implique le projet, la qualité artistique du film et son potentiel de réussite commerciale. Lorsque les droits d’exploitation d’une œuvre sont détenus par une société faisant partie d’un conglomérat, la valeur de ces droits est appréhendée au prisme de la santé économique de l’ensemble du conglomérat, et non de la société seule. Une des principales stratégies ayant contribué au succès de Mediawan repose sur l’acquisition successive d’entreprises de production de petite et moyenne taille. Aux États-Unis, certains des conglomérats les plus influents dans la production et la distribution de cinéma et de télévision sont Blackrock, Vanguard, Bain Capital, TPG et Silver Lake. Ces entreprises fondent leur stratégie opérationnelle, via une gouvernance centralisée, sur l’effet de levier de la dette, l’optimisation du travail et la spéculation financière23. Andrew deWaard a identifié trois mécanismes financiers utilisés pour influer sur la valorisation des sociétés détentrices des droits d’exploitation des œuvres par les principaux conglomérats audiovisuels aux États-Unis au cours des dernières décennies : le capital corporatif des investisseurs institutionnels (les banques, les compagnies d’assurance, et les fonds de pension) ; le capital risque d’entreprise (Venture Capital) et les sociétés de capital-privé (Private Equity). Il est courant d’utiliser ce dernier pour acquérir des entreprises actives dans toute la chaîne d’approvisionnement du cinéma :
Les entreprises de capital-investissement extraient de la valeur de leurs sociétés cibles par le biais d’ingénierie financière : elles se versent des dividendes, exploitent des failles fiscales et d’endettement, vendent des actifs à profit, entrent et sortent de la faillite sans honorer les contrats, et recourent à diverses méthodes pour réduire les coûts de main-d’œuvre, telles que le licenciement de salarié·e·s à hauts salaires, la réduction des salaires et des avantages, l’intensification des charges de travail et le recours à des employé·e·s non syndiqué·e·s24.
D’autres facteurs économiques, tels que la notoriété des équipes créatives et le genre de l’œuvre, influent sur sa valorisation et peuvent entraîner des coûts significatifs. Néanmoins, dans le cadre de franchises comme Alien (Ridley Scott, 1979) et Star Wars: Episode IV – A New Hope (George Lucas, 1977) de Twentieth Century Fox, la complexité des personnages revêt une importance supérieure à celle des noms des stars qui les incarnent25. Dans d’autres cas, comme Transformers (1984-présent), créé à l’origine par les sociétés de jouets Hasbro et Takara Tomy (actuellement une filiale de The Walt Disney Company), se révèle l’exploitation multiforme d’une propriété intellectuelle englobant jouets, jeux vidéo, séries télévisées, bandes dessinées, livres et produits dérivés26. Les films sélectionnés dans les festivals internationaux et qui reçoivent des prix sont mis en avant par la critique spécialisée et sont davantage valorisés. Cependant, leur potentiel économique et l’origine du financement sont aussi des facteurs qui influent sur l’évaluation de leur valeur27.
La technologie des grands livres distribués28 a créé un marché financier axé sur les cryptoactifs et la jetonisation de la propriété intellectuelle dans le cinéma. Par exemple, Calladita (2023) de Miguel Faus est le projet pilote de la plateforme Decentralized Pictures, fondée par la famille Coppola. Les projets financés par des NFT permettent aux scénaristes et collectionneurs de coécrire des scénarios, offrant au public la possibilité de devenir coauteur et de partager les revenus. Le scénario d’Aurelio’s Nightmare (2022), réalisé par Luis Enrique Venegas Obando, a été coécrit avec des collectionneurs de NFT. Adam Benzine, pour son documentaire Claude Lanzmann: Spectres of the Shoah (2015), a vendu des NFT de copies numériques sans droits associés, pour promouvoir sa sortie en vidéo à la demande. En 2021, Wong Kar-wai a vendu chez Sotheby’s des NFT de séquences coupées de Les Silences du désir (2000) et des objets, dont un veston de Happy Together (1997) vendu 2 millions de dollars29. La réalisatrice Julie Pacino, fille de l’acteur Al Pacino, qui a financé son film I Live Here Now (2022), a réalisé un chiffre d’affaires de 76 000 dollars grâce à la vente de 100 NFT de photographies sur OpenSea. Chaque NFT, vendu 0,2 ETH (Ethereum), a généré un revenu moyen de 760 dollars au cours de la période août 2021, où le prix de l’Ethereum était estimé à 3 800 dollars30. Le film Cloud of Petals de Sarah Meyohas (2015) a illustré la fragmentation de la propriété intellectuelle, avec 10 000 photographies de pétales de roses transformées en NFT. Ce projet, intégré à une expérience de réalité virtuelle, a été acquis par le Centre Pompidou. Meyohas a nommé son jeton Bitchcoin, évoquant les premières bulles spéculatives de tulipes aux Pays-Bas (1630-1640).
Jetons non fongibles et gestion des droits numériques
Selon Iris Chiu et Edward Greene, ces actifs comprennent à la fois des valeurs financières et non financières, incluant des droits de propriété, des récompenses pour la consommation de contenu ainsi que des compensations pour la participation à la plateforme et l’engagement avec le contenu à travers des interactions numériques et physiques. L’objectif derrière la stratégie de jetonisation de cette propriété est de répartir ces droits entre plusieurs propriétaires, ce qui permet d’atteindre de nouveaux publics et de diversifier les canaux de distribution – et par conséquent les sources de revenus31. Les droits considérés comme des « options » dans le système de copyright, tels que ceux concernant les suites, adaptations, remakes, jeux, marchandises et autres expériences, jouent un rôle clé dans la valorisation selon ce schéma. Même si le contenu est généralement homogène et que les titres à succès annuels sont peu nombreux, cette diversification réduit les risques liés à l’investissement32.
Dans les œuvres que nous avons évoquées plus haut, l’aspect le plus positif et novateur de la jetonisation dans ce secteur réside dans la valorisation des copies numériques de films et de séries en tant qu’objets uniques. Cependant, la jetonisation à travers les plateformes de chaînes de blocs a souvent été mise en œuvre pour doter artificiellement d’une « aura » certaines œuvres relevant du cinéma et de l’audiovisuel, cet « aura » étant fondée sur la rareté et l’authenticité. En d’autres termes, il est prévu de commercialiser des copies numériques sous forme d’actifs exclusifs qui ne peuvent être achetés qu’avec des jetons. Avec l’avènement du numérique, les films et autres contenus audiovisuels ont été réduits à des objets banals en raison de leur hyper-reproductibilité. Dans L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (1939), Walter Benjamin signale avec justesse que les technologies employées peuvent influencer à la fois la création d’une œuvre d’art et sa perception en tant qu’objet unique. Il soutient également que tout changement de propriétaire a un effet sur l’objet : « Non seulement il y entre en compte les transformations qu’elle a subies au fil du temps sur le plan de sa structure physique, mais encore les divers rapports de propriété dans lesquels elle peut être inscrite33 ». La provenance et la diffusion de l’œuvre sont dès lors des éléments clés pour spéculer financièrement sur la chaîne de blocs.
Enfin, Nick Couldry et Ulises Mejias utilisent le terme data colonialism (littéralement, « colonialisme des données ») pour désigner les tentatives de réorganisation de la vie en société par l’extraction et l’appropriation de données sur la base desquelles les identités sociales contemporaines sont façonnées. Adèle Yon met en lumière les liens entre l’émergence de la fibre optique et les enjeux de pouvoir inhérents à l’histoire des médias. En comparant la coupole de verre à notre monde numérique, elle souligne la permanence de la volonté de contrôler l’information et les regards. L’exploration sous-marine d’Alexandre symbolise cette quête de domination, qui se poursuit dans l’ère du numérique34.
La nature capitaliste des plateformes comme Ethereum, Bitcoin, Open Sea, favorise l’extraction et la marchandisation spéculatives de toutes sortes de données : « Les courtiers en données regroupent et vendent ces listes à des annonceurs et à d’autres utilisateurs, tels que les gouvernements et les agences d’application de la loi…35 ». Le modèle économique sous-jacent à ces plateformes est fortement dépendant de la volatilité et des crises, à l’instar du capitalisme informationnel, auquel ils sont intimement liés. Ils prospèrent en effet dans un environnement instable, où les inégalités et les tensions sociales alimentent une quête constante de nouvelles occasions d’investissement et de profit. Vues sur cet angle, les chaînes de blocs semblent loin d’avoir transformé de manière significative la conception de la valeur monétaire ni révolutionné la valorisation des œuvres au sein de l’industrie cinématographique. La situation exige une réponse plus globale qui favorise une inclusion financière équitable et prenne en compte les bénéfices économiques de ces innovations pour tous les pays.
Jetonisation : quels modèles économiques ?
Yuliya Kharitonova et Rimma Rahmatulina soulignent de leur côté que la jetonisation est un mécanisme servant à financer la production de contenus numériques de formats innovants. Ce phénomène se reproduit dans le cadre des chaînes de blocs, où les œuvres cinématographiques et audiovisuelles se posent comme les supports contraignants d’autres technologies numériques et de contenus, principalement pour les jeux vidéo, la réalité virtuelle, la réalité augmentée, l’holographie et la modélisation 3D. Le but est de développer des modèles d’affaires qui ressemblent aux réseaux neuronaux, où les chaînes de blocs extraient les actifs sous-jacents liés à la propriété intellectuelle et aux droits associés36.
Une partie du développement de modèles d’affaires à partir de jetons vise à confier la gouvernance à de nouvelles organisations décentralisées qui se concentrent sur la production cinématographique et télévisuelle, c’est le cas de Decentralized Pictures, Entertainmint, Mogul Productions. Néanmoins, la majorité des plateformes font face à de nombreux défis pour se positionner, car ces modèles fragilisent les relations de travail entre les cinéastes, les usagers et les propres plateformes. En ce sens, plutôt que de « désintermédier » les relations contractuelles, les plateformes de chaînes de blocs jouent un rôle de « ré-intermédiaires » tout au long de la chaîne d’approvisionnement du cinéma et de l’audiovisuel.
Nous partageons empiriquement et théoriquement la perspective selon laquelle il s’agit ici de la normalisation des modèles économiques industriels extractifs tels que définis par John Caldwell : des schémas économiques qui peuvent prendre la forme de « “insourcing,” “credit-jumping”, et accords you-share-we-take pour maintenir la chaîne de production en marche37 ». Ainsi, malgré l’enthousiasme que la blockchain parvient à susciter pour l’avenir, certains des effets de la jetonisation pourraient s’avérer contre-productifs. En revanche, d’autres chercheurs affirment que le phénomène permet à la valeur des biens numériques de circuler presque gratuitement. En d’autres termes, la jetonisation représente une forme de numérisation de la valeur, et tout comme Internet a permis la circulation libre et rapide de l’information numérisée, la blockchain autorise le flux « presque gratuit » et sans frontières de la valeur numérisée38. Une telle affirmation nous semble quelque peu discutable, puisque, au sein de cette infrastructure, plusieurs acteurs reçoivent des commissions pour réaliser concrètement le travail sur lequel ils spéculent.
Les plateformes fondées sur la chaîne de blocs se transforment donc en de nouveaux intermédiaires technologiques, s’ajoutant à l’écosystème de professionnels qui exploitent les droits intellectuels du cinéma et de l’audiovisuel. En effet, les cocréateur·rices de contenu, les autorités de certification de la propriété intellectuelle, les avocats spécialisés, les tribunaux ainsi que les agrégateurs, entre autres agents et institutions, interagissent, collaborent et rivalisent déjà pour l’exploitation exclusive des propriétés intellectuelles les plus lucratives39. Les velléités de « disruption » du marché mises en avant par les professionnels de la chaîne de blocs n’apparaissent donc pas réalistes, dans la mesure où actuellement, ils ne peuvent agir qu’en marge des acteurs dominants et, dans le meilleur des cas, en collaboration avec des structures légales et économiques déjà existantes.
Partant de ce constat, nous avons établi une classification des modèles économiques de jetons les plus courants dans le secteur cinématographique et audiovisuel : 1) les cryptomonnaies, actifs numériques utilisés principalement pour les transactions (comme le bitcoin et l’ethereum) ; 2) les jetons de paiement, facilitant l’échange de droits et de valeurs, et permettant l’accès aux films et contenus ; 3) les jetons de gouvernance, conférant un droit de vote à leur détenteur ; et 4) les jetons d’investissement, y compris les jetons non fongibles (NFT), qui permettent d’investir, de générer des revenus, de stocker des actifs et de partager la propriété, y compris intellectuelle. Ces jetons peuvent être fongibles ou non fongibles.
Les jetons non fongibles
Contrairement aux jetons fongibles, comme les cryptomonnaies, les NFT ne sont ni interchangeables ni divisibles : chacun possède une valeur unique. Il est important de souligner que les jetons non fongibles (NFT), très répandus dans le secteur du cinéma et de l’audiovisuel, sont fréquemment associés à des investissements ainsi qu’à des services. Nous les avons identifiés comme une sous-catégorie des jetons d’investissement, suivant en cela l’approche archétypale d’Oliveira et al.40. Leur valeur tend à être extrêmement volatile, leur prix variant au gré des bulles spéculatives et du marketing qui leur est associé.
Christopher Hugh Mao41 classe les NFT en trois catégories, la première étant les certificats numériques de provenance, la deuxième, les consommables purs et une troisième catégorie correspondant aux investissements spéculatifs. Les NFT consommables purs tirent leur valeur de leur utilisation directe et de la valeur symbolique de leur contenu, plutôt que de leur authenticité. De plus, cette valeur provient de la transmission de l’actif numérique lui-même (inclus dans le NFT). Un exemple classique de cette catégorie est la collection des CryptoPunks. Enfin, les investissements spéculatifs sont acquis dans un but de profit, sans garantie sur le transfert de l’actif sous-jacent. Ces derniers sont souvent négociés sur des plateformes secondaires comme OpenSea, où les acheteurs participent à un marché spéculatif.
Néanmoins, il est essentiel de souligner que la réglementation entourant ce type de modèle demeure actuellement insuffisante. Ainsi, Hugh Mao fait référence à une catégorie distincte de NFT appelée « Digital Shares », qui vise à représenter les actifs financiers traditionnels par le biais de la blockchain. Il y trouve deux sous-catégories : les NFT ayant les caractéristiques d’actions, comme le Doge Meme, et les NFT reliés à des projets visant la création d’une société entre cocréateur·rices et acheteurs, comme nous allons le voir par la suite, dans le cas du film The Infinite Machine.
Lorsque l’utilisateur·rice participe à des tâches créatives impliquant la collaboration, telles que la scénarisation, ces jetons ont une valeur de copropriété avec le·la réalisateur·rice42. Un autre modèle plus participatif, inspiré du domaine de la scénarisation de séries, avec des initiatives telles que les Writers’ Room, est celui des salles de développeurs43. Dans le cas des projets financés avec des NFT, les scénaristes et les collectionneurs ont mis en place des séances pour élaborer un scénario de film impliquant plusieurs auteurs. Le public est encouragé à participer à ce processus créatif via l’utilisation de jetons non fongibles, ce qui peut permettre aux utilisateur·rices de devenir des coauteur·rices et donc des détenteur·ricess d’une partie de la propriété intellectuelle associée au projet, contribution qui leur garantit alors une part des revenus. Le scénario du film Aurelio’s Nightmare (2022), réalisé par Luis Enrique Venegas Obando, a été coécrit avec ses collectionneur·ses de NFT, Jesse Cummins, Steve Deery et Berhard Mueller.
En fragmentant la propriété intellectuelle, on peut élaborer différents types de jetons, ce qui permet à un plus large éventail de personnes, de publics et de marques de contribuer en tant qu’investisseur·euses, collaborateur·rices, cocréateur·rices, évaluateur·rices ou éditeur·rices du contenu hébergé sur ces plateformes. Si le projet à financer dispose d’un budget élevé et est risqué, il est bénéfique d’améliorer les mécanismes démocratiques à l’œuvre dans la gestion de l’investissement, surtout s’il y a une communauté de fans ou de cocréateur·rices établie. Cependant, si les investisseur·ses sont convaincu·es du succès au box-office, iels préfèreront généralement conserver un pourcentage plus élevé de la propriété, car le retour sur investissement sera plus élevé, entraînant une augmentation de la valeur des jetons d’investissement. C’est un cas de figure qui s’applique à certaines plateformes liées à des studios et acteurs traditionnels qui veulent produire du contenu via la chaîne de blocs, comme Film.io44 et First Flights.
La fragmentation du film, soit photogramme par photogramme, soit par séquences contenues dans un NFT ou dans une copie audiovisuelle numérique, profite également de la valeur émotionnelle qu’elle suscite chez les adeptes de ces technologies. Selon Jan Leitenbauer, le fondateur de la plateforme MovieShots :
Les NFT sont très liés aux émotions […] Les NFT sont utilisés comme objets de collection et jetons communautaires. Parce que vous faites partie d’une tribu, et je pense que cela est important pour les gens et, évidemment, en tant que symbole social. Mais cela est bien plus souvent lié à l’émotion culturelle qu’à l’économie45.
Les NFT à collectionner cherchent donc à stimuler l’attachement émotionnel, de sorte que ces images soient associées à la mémoire du ou de la spectateur·rice. Ce modèle reprend l’idée de memorabilia cinématographique, c’est-à-dire des items collectionnables46 en relation avec un film et ses stars47, rassemblées soit par des cinéphiles48. La liste des objets peut inclure des magazines, des photographies, affiches, cartes postales, et d’autres objets vendables, y compris des copies des films. Par exemple, si des jetons sont associés à des copies physiques de films sur un support quelconque (DVD, VHS, LaserDisc, Betacam, Super 8, 16 mm, etc.), mais aussi à des accessoires, costumes, cahiers, affiches ou autres artefacts vintage, on peut dire qu’ils sont plus aptes à être évalués de grande valeur dans les systèmes d’enchères. Mais dans le contexte numérique, la stratégie consiste à fractionner le film en séquences ou en photogrammes et à leur donner une valeur de copie unique ou rare.
Dans le dessein d’augmenter la valeur des jetons, le modèle principal sur les marchés secondaires consiste à inciter à l’achat et à la négociation de ceux-ci. Pourtant, la spéculation liée à ces objets et l’absence de régulation de leur marché sont des inconvénients réels. La nature spéculative et volatile du marché des NFT pose des risques importants pour les investisseurs et la stabilité financière. Les augmentations soudaines de prix suivies d’une chute vertigineuse, ainsi que les similitudes avec d’autres bulles spéculatives de l’histoire, soulignent combien il est crucial de renforcer le cadre réglementaire pour protéger les investisseurs et prévenir tout déséquilibre éventuel sur le marché financier.
Ethereum et la spéculation des NFT
La popularisation de ce type de jetons pour le cinéma et l’audiovisuel a été grandement influencée par la plateforme Ethereum. Les jetons non fongibles y sont considérés comme des contrats programmables. En conséquence, dans cette chaîne de blocs de première couche, d’autres applications décentralisées sont exécutées à l’aide de contrats intelligents et d’interfaces utilisateur frontales49. Depuis 2018, le jeton ERC-721 est en circulation et se retrouve parmi les jetons dominants et les plus reconnaissables. Afin que ce jeton puisse être considéré comme un certificat d’authenticité, il doit être frappé et soumis à des commissions appelées « frais de gas » (ou gwei).
Vitalik Buterin, le leader de la communauté Ethereum, s’est prêté au jeu d’interpréter l’un des personnages animés de la collection Stoner Cats (2021), une websérie produite par les acteur·rices Mila Kunis et Ashton Kutcher, selon un modèle fondé sur les NFT. La série animée met en scène les répercussions sur les chats domestiques du cannabis, que leurs propriétaires utilisent à des fins prétendument thérapeutiques. D’après Amanda Silberling, de nombreuses autres célébrités ont participé à ce projet, ce qui lui a donné de la valeur auprès des potentiels investisseur·ses :
En achetant l’un des 10 000 NFTs d’une valeur d’environ 800 dollars chacun, les fans pouvaient obtenir un accès exclusif à la série animée en six épisodes, qui met en vedette des célébrités comme Jane Fonda, Chris Rock et Seth MacFarlane. Même le cofondateur d’Ethereum, Vitalik Buterin, était présent dans l’émission50.
Ce projet a permis d’engranger plus de 8 millions de dollars américains, et les jetons ont été rapidement écoulés, malgré leur prix élevé de 0,35 ethers, soit 1 115,12 euros. En 2021, le coût du gaz pour la frappe des NFT a atteint jusqu’à 40 dollars américains pour l’enregistrement de transactions rapides51. Face à ce type de phénomène, il est important de reconsidérer le modèle économique des micropaiements, car en cas de saturation, les coûts de transaction deviennent extrêmement élevés. La Commission des valeurs mobilières et des échanges (SEC) a d’ailleurs déposé une plainte contre les créateur·rices de Stoner Cats, qui avaient assuré que le ou la titulaire de chaque jeton obtiendrait un rendement de 2,5 % pour chaque revente. Le régulateur des marchés financiers américains a considéré qu’il s’agissait dans ce cas de jetons d’investissement, et non de jetons d’accès. Cela a conduit l’Autorité des marchés financiers à définir le projet comme un investissement non officiellement enregistré, en violation des règles fédérales américaines. Il a été imposé à l’entreprise de détruire les jetons restants et de régler une amende de 1 million de dollars américains, en plus de créer un fonds pour indemniser les personnes affectées négativement par l’achat des NFT. D’autres projets cryptographiques issus de célébrités ont également été discrédités en raison du manque de clarté du contrat d’investissement proposé et des nombreux compromis réalisés sur ce qu’ils offrent au public en termes économiques.
L’objectif à long terme d’Ethereum, en matière de cinéma et d’audiovisuel, est de créer un nouvel écosystème de divertissement parallèle à Hollywood52. Cette approche est quelque peu ambivalente : si d’une part l’objectif est que ces plateformes soient complètement indépendantes des principaux systèmes de distribution traditionnels, tels que ceux mis en place par les studios, les entreprises technologiques ne s’empêchent pour autant pas d’approcher des personnalités ayant une longue carrière dans ce domaine. Ainsi, Joseph Lubin, cofondateur d’Ethereum, s’est associé à Kim Jackson, qui a participé à des productions de Steven Spielberg, de Spike Lee et d’autres grand·es réalisateur·rices, pour créer le projet SingularDTV (Breaker), finalement non fonctionnel à date.
The Infinite Machine
Dès 2022, la plateforme Ethereum annonce la production du film The Infinite Machine, adaptation d’un ouvrage littéraire à succès sur les origines de la plateforme et ses aspirations à devenir une organisation autonome décentralisée (OAD). Fondées sur des mécanismes de consensus cryptographiques, les organisations autonomes décentralisées offrent un cadre de gouvernance flexible et innovant, liant pouvoir décisionnel et participation économique. Ce modèle instaure une gouvernance dite « liquide53 », permettant des prises de décision plus fluides et réactives. 10 499 NFT représentant le logo de la plateforme ont été créés pour l’occasion, conçus par des artistes de pays du Sud : « un effort collaboratif de 36 artistes émergents principalement issus de pays où la décentralisation a un impact majeur sur les vies et les finances, notamment Cuba, l’Argentine, le Venezuela, le Kenya, la Bolivie et le Chili54 ». D’après les informations qui circulent, Ridley Scott en sera le coréalisateur, son budget sera de 16 millions de dollars américains, et le projet sera financé par la vente de NFT et via des moyens traditionnels. Si la communication publique du projet met en avant l’OAD en tant que producteur exécutif, une étude plus détaillée démontre qu’en réalité, les véritables producteur·rices exécutif·ves du film sont Francisco Gordillo et Camila Russo, l’auteure du livre dont est adapté le film. Les fonctions opérationnelles clés, notamment la coordination du collectif artistique et les coordinations techniques, sont assurées par des personnes professionnelles d’Amérique latine55.
En revanche, il ne suffit pas à des membres du public d’acheter un NFT pour obtenir immédiatement un crédit de producteur·rice associée, car seules les personnes les plus actives participeront à la prise de décisions quant à l’orientation de l’OAD. Tant que le financement du film n’aura pas été complété, les recettes des ventes primaires et secondaires de NFT seront réparties comme suit : 22,5 % seront distribués à parts égales entre les 36 artistes participants, 10 % serviront à alimenter la trésorerie commune de l’OAD, et 67,5 % seront alloués au budget du film, à la hauteur de 16 millions de dollars. Un tel schéma financier reflète le fait que les artistes qui créent les NFT tireront un profit de chaque vente et revente, alors que l’équipe opérationnelle ne sera payée que dans un deuxième temps. Si la finalité est de maintenir dans la durée le projet à travers une OAD, on en demande ici beaucoup aux participant·es, c’est-à-dire, aux acheteurs, qui précarisent leur rémunération dépendant de leur travail et de leur engagement. Il s’agit ici d’une approche qui rend les relations de travail « liquides ». En qualifiant les relations de travail de liquides, Bauman met en lumière les changements profonds que subit le monde du travail, en particulier l’apparition de nouvelles formes d’emploi, l’augmentation de la précarité et l’individualisation des parcours professionnels56.
La logique derrière ce genre de projets liés aux jetons non fongibles pose plusieurs problèmes dans la mesure où ce qu’ils offrent reste ce que le public lui-même identifie comme des récompenses. Pour rémunérer celui-ci, il suffit alors de proposer un mélange de récompenses vagues et déjà vues, en particulier dans de nombreuses campagnes de sociofinancement :
Environ 70 % des NFT de la collection seront attribués au hasard avec des récompenses associées au film. Ces « Traits Méta du Film » incluent la possibilité pour les propriétaires de NFT d’apparaître en tant que figurant dans le film (ou que leur NFT apparaisse dans le film), de visiter le tournage, de recevoir une invitation à la première du film, et d’être mentionnés dans les crédits57.
Au sein de ces modèles d’entreprise, les travailleur·ses ont un statut précaire, car certain·es d’entre elleux accomplissent des tâches administratives rétribuées par des jetons via des contrats intelligents. Ces rapports sociaux se manifestent par des relations de travail asymétriques qui, en réalité, profitent davantage aux plateformes. Les utilisateur·rices sont de plus en plus engagé·es grâce aux méthodes ludiques et interactives proposées par ces services, en contrepartie d’une visibilité accrue ou de l’intégration à un réseau ou à une communauté exclusive. Dans le cas du film que nous venons de mentionner, l’inclusion d’artistes d’Amérique latine et d’Afrique en tant que groupe cible implique qu’ils mobiliseront leurs propres réseaux pour financer le film. Encore une fois, la valeur et la mobilisation sont générées par les usagers, puis appropriées par les plateformes.
La question de genre constitue un obstacle majeur à l’adoption généralisée des technologies blockchain. Afin de remédier à cette situation, le projet s’engage à promouvoir la diversité en faisant appel à des artistes émergent·es tels que Lilian Figueroa de Cuba, Mirna Terán de Bolivie et Aiira Mérirda du Mexique. Ce modèle utilise également la méthode traditionnelle d’extraction de biens matériels et économiques des artistes et des publics. Il relève de ce que nous appellerons le « capitalisme crypto-colonialiste », basé sur des logiques centre-périphérie58.
En adoptant ce modèle, qui intègre la rhétorique du soutien aux artistes latino-américain·es émergent·es et la contribution des détenteur·rices de jetons, la plateforme s’assure d’être, en fin de compte, celle qui bénéficie le plus de la valorisation des œuvres et du travail des publics. Dans cette configuration, la production exécutive et les parts les plus élevées de bénéfices provenant de la vente de jetons sont laissées entre les mains d’Ethereum :
Bien que le concept de décentralisation soit utile pour décrire les principes techniques qui sous-tendent la blockchain, il n’est pas bien adapté pour décrire les nouvelles structures économiques créées par les services basés sur la blockchain. En pratique, il est en effet apparu que les cryptomonnaies incitent à la centralisation, car un contrôle concentré sur de grandes quantités de puissance de traitement informatique (comme celles représentées par les « fermes » de minage dédiées) tend à entraîner une accumulation disproportionnée d’unités monétaires en circulation59.
Paradoxalement, des copies numériques d’images sont utilisées pour financer un film qui met en avant les avantages de la décentralisation, même si dans la réalité la plateforme Ethereum fonctionne ainsi de manière assez centralisée.
De plus, le droit privé a mis en évidence le risque que représentent les NFT d’investissement spéculatif, qui soulignent souvent leur actif sous-jacent sans transférer leurs droits de propriété sur celui-ci. Typiquement, ces jetons sont généralement limités au droit d’utilisation et non à la propriété, comme ils sont vendus habituellement. Par leur nature, les NFT peuvent être liés à une variété d’actifs différents et représenter soit de nombreux droits et obligations, soit aucun, ce qui pose un défi de classification complexe60 ». Ces jetons peuvent également être « brûlés », c’est-à-dire qu’ils peuvent disparaître des portefeuilles s’ils sont programmés en ce sens. Le blocus imposé par les États-Unis à Cuba a par exemple conduit à la disparition d’œuvres d’art réalisées par des artistes cubains. Pour Joshua Fairfield, les NFT relèvent de la propriété individuelle et ne sont pas assimilables à des contrats ou à des licences de propriété intellectuelle, bien qu’ils soient souvent perçus comme tels61. L’auteur souligne qu’il manque actuellement un cadre juridique permettant aux détenteur·rices de NFT d’être reconnu·es en tant que véritables « propriétaires » plutôt que comme simples utilisateur·rices de biens numériques rares. D’après Fairfield, même si les contrats numériques offrent un accès individuel aux contenus, ils ne permettent jamais à l’utilisateur·rice d’en devenir propriétaire. Pour Mao, il y a également un malentendu sur les transactions liées aux NFT, car leur achat à un prix élevé n’implique pas toujours l’acquisition des droits sous-jacents62. En effet, les acheteurs de NFT reçoivent généralement des droits d’utilisation limités, c’est-à-dire qu’ils n’ont pas le droit de reproduire les œuvres et qu’ils ont ainsi uniquement celui de copier ou d’afficher la copie dans leurs portefeuilles ou sur leurs profils numériques.
La valorisation de la propriété intellectuelle à travers les plateformes de chaînes de blocs dépend de la mobilisation, du travail et de la capacité à influencer le comportement du public que peuvent mettre en œuvre des investisseur·ses œuvrant dans les finances technologiques, d’anciens studios hollywoodiens intégrés verticalement, ainsi que de jeunes usager·ères de ces plateformes63. Après le passage au numérique du secteur qui a eu lieu à partir de 199864, les biens culturels, y compris ceux reliés au cinéma et à l’audiovisuel, ont subi une dévalorisation due à leur hyper-reproductibilité sur Internet65.
La fragilisation de l’autonomie des petit·es producteur·rices et des artistes émergent·es est en train d’être amplifiée par les NFT. Les exemples démontrent jusqu’ici que les créateur·rices de NFT continuent de dépendre de leur interconnexion avec des modèles économiques plus centralisés typiques d’Hollywood pour leur réussite. Dans ce contexte, les cinéastes et créateur·rices indépendant·es, qui n’ont pas les outils nécessaires pour la conception de modèles économiques du type franchise, semblent avoir des chances de réussite beaucoup plus faibles.
Conclusion
Ce texte analyse comment la spéculation financière augmente de façon exponentielle à partir de la jetonisation de la propriété intellectuelle des œuvres cinématographiques. La jetonisation algorithmique computationnelle modifie la valorisation des œuvres ; le contenu des œuvres et leur support de reproduction sont ainsi de plus en plus déconnectés de leur réalité économique66.
Les transactions « liquides » que favorisent les plateformes de chaînes de blocs leur permettent d’extraire de la valeur du public et contribuent à précariser les acteur·rices de l’industrie cinématographique. Les instruments cryptoactifs, tels que les NFT, jouent également un rôle dans le colonialisme et l’expansion capitaliste contemporaine. Dans la pratique, ces plateformes enregistrent les informations de provenance reliées à une propriété intellectuelle dans différents jetons, et leur transmission et cession sont sujettes à des frais que la plateforme va toujours percevoir. L’accent que mettent certaines plateformes sur la nécessité de sauver des cinéastes et créateur·rices de pays « centralisés », c’est-à-dire ceux concentrés dans le nord occidental de la planète, en particulier les États-Unis, ne fait que renforcer une vision qui perpétue des relations coloniales/capitalistes67 et d’inégalité dans les industries culturelles du monde.
Dans un tel contexte, les créateur·rices d’œuvres d’art originales ne reçoivent souvent qu’une rétribution limitée pour leur travail. En revanche, les structures technologiques, qu’elles soient nouvelles ou traditionnelles, continuent à spéculer sur le travail des artistes pour rester dans des positions de pouvoir. Cela implique que, malgré les promesses de décentralisation et de démocratisation qui sont légion dans le monde des cryptomonnaies et des NFT, la propriété et la recentralisation des actifs restent entre les mains des investisseur·ses.
Katia Andrea Morales Gaitán
Katia Andrea Morales Gaitán est assistante de coordination de recherche au Laboratoire CinéMédias et mène des recherches internationales sur les transformations numériques des industries culturelles. Ses travaux s’articulent autour des concepts de plateforme, de socio-financement et de la chaîne de blocs. Elle a notamment publié « L’adoption de la chaîne de blocs dans le cinéma » dans Terminal. Technologie de l’information, culture & société, et « The Distribution of Arthouse Films in a Constantly Changing Industry » dans Cinema & Cie.. Elle a également traduit « Intervalles sériels sous le prisme des séries culturelles » d’André Gaudreault et Philippe Marion pour la Revista de Cine Documental Argentina. Ses autres contributions incluent des articles dans Revista Estudios Cinematográficos et El ojo que piensa, ainsi que le livre El estado de las audiencias, cinéfilos del circuit culturel de la ciudad de México (Procine DF, 2020).
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