Le duo d’artistes Vermeir & Heiremans présente son film A Modest Proposal, dans lequel il se demande si la financiarisation peut être réorientée vers la création d’une écologie artistique plus équitable, dont bénéficieraient non seulement les investisseurs, mais aussi les créateur·ices de la valeur des actifs artistiques, à savoir les artistes et les travailleur·euses du secteur artistique. Leur contribution développe également deux documents d’archives de l’époque victorienne qui ont inspiré la réalisation de leur film. Ces documents mettent en lumière un moment de spéculation accélérée sur les terrains de Battersea, le lieu de tournage du film des artistes à Londres en 2018. À cette époque, une frénésie spéculative a enflé autour de la transformation de la centrale électrique de Battersea en un projet de développement de luxe conçu par un architecte de renom.
Mots-clefs
financiarisation, écologie des arts, urbanisme spéculatif, musées publics, une modeste proposition
Dans leur film, A Modest Proposal (in a Black Box), Vermeir & Heiremans, qui sont aussi les protagonistes du film, discutent d’un nouveau modèle financier avec un avocat. Leur dialogue, auquel assiste l’assistante de celui-ci, a pour objet la possibilité d’une financiarisation d’un genre nouveau, de nature à engendrer une écologie des arts plus équitable. Considérant la financiarisation des collections d’art publiques, les possessions immobilières des musées et leur capital symbolique, ce modèle entend bénéficier non seulement aux investisseurs et aux institutions, mais aussi à ses parties prenantes, créateur·ices de la valeur des actifs artistiques : les artistes et les travailleur·euses de l’art.
Dans le film, les artistes proposent de financiariser un bâtiment spécifique en tant que première étude de cas : la Pump House Gallery, à Battersea Park, Londres. La galerie se situe aux abords de la Battersea Power Station, une centrale à charbon du XXe siècle. Le bâtiment et son site étaient en cours de rénovation durant la production du film ; ils abritent aujourd’hui le siège d’Apple à Londres proposant à la vente des appartements de luxe dessinés par Frank Gehry, Foster+Partners et autres starchitectes. En somme, une occasion idéale de profiter de la hausse des prix de l’immobilier autour de la galerie pour gonfler (“pump”) la valeur de l’immeuble et en faire un actif à même d’engendrer un retour sur investissement pour la communauté artistique au sens large.
La conversation entre les artistes et l’avocat a lieu dans la maison de Vermeir & Heiremans, que le duo définit, au sein de sa pratique, comme une œuvre d’art à part entière. Pendant ce temps, l’assistante, manifestement dans la lune, se désintéresse par moments de la conversation. Elle semble capable de se matérialiser et se dématérialiser dans le loft à sa guise, caressant les murs, jouant avec la maquette miniature de la maison des artistes ou en l’utilisant comme dispositif de cadrage pour manipuler la vue offerte par les fenêtres. Quand les artistes et l’avocat célèbrent la proposition dans le jardin sur le toit-terrasse, un verre de champagne à la main, elle prend le contrôle de la conversation…
Distribution : Vermeir & Heiremans, les artistes Luke Mason, consultant juridique Heike Langsdorf, assistante
Réalisation : Vermeir & Heiremans Caméra : Amir Borenstein Montage : Katleen Vermeir/Amir Borenstein Son : Justin Bennett Orgue : Cindy Castillo Voix off : Emily Rosamond Scénario : Vermeir & Heiremans, Luke Mason Design graphique : Salome Schmuki Animation : Amir Borenstein
Production : Jubilee vzw
Avec le soutien de : The Flemish Community Art et Recherche asbl Federation Wallonie-Bruxelles Pump House Gallery Wandsworth Council Enable Leisure and Culture Art Council England Cockayne-Grants for the Arts The London Community Foundation
A Modest Proposal : comment notre pratique artistique a changé
A Modest Proposal consiste en un film et une exposition à la Pump House Gallery de Londres, en 2018. Près du film était exposée une boîte noire en titane imprimée en 3D, contenant le modèle financier enregistré sur une clef USB. Un ensemble de documents d’archive imprimés offraient un court récit des origines de Battersea Park.
Nous étions frappé·es par les parallèles qui pouvaient être tracés entre l’urbanisation spéculative du XIXe siècle à Londres et ce qui avait lieu en 2018. Travailler pour la première fois à partir de documents d’archives s’est avéré une expérience enrichissante qui nous a ouvert une voie que nous continuons d’explorer dans notre pratique actuelle. Ci-dessous, nous partageons deux images rencontrées dans nos recherches. Elles n’ont pas été utilisées dans le film mais ont été d’importantes sources d’inspiration et ont fini par être montrées lors de l’exposition et dans la publication d’une série d’essais que nous avons éditée à cette occasion.
L’eau-forte de Cruikshank représente l’expansion de Londres au XIXe siècle comme une invasion de la campagne par des outils de maçonnerie, des matériaux de construction et même des immeubles entiers, animés comme par magie.
Cette image a inspiré notre recherche en cours sur l’accélération de ce que l’on appelle l’industrie du FIRE – Finance, Insurance, Real Estate, ou Finance, Assurance, Immobilier. Le capital accumulé est englouti dans les marchés et dans la spéculation foncière et immobilière, au lieu d’être réinvesti dans la production. En particulier à Londres, ville de la finance, l’immobilier fonctionne comme un coffre fort où déposer son excédent.
La valeur de ces bâtiments et de ces terrains est ensuite transformée en contrats financiers spéculatifs, des produits qui peuvent être facilement échangés sur les marchés mondiaux. Comme par magie, ces bâtiments sont abstraits : ils sont disloqués de la réalité potentiellement précaire d’une ville donnée. Les investisseurs peuvent acheter et vendre leurs parts dans un immeuble, sans avoir affaire à l’immeuble lui-même. La finance peut ainsi aisément liquéfier la pierre, les briques et le verre.
Nous avons appris que l’art peut aussi être remodelé en produit financier, permettant aux traders de vendre et d’acheter de l’art sans même posséder une seule œuvre en tant que telle. Cette prise de conscience nous a conduit⋅es à créer Art House Index, un index financier qui mêle art et immobilier et qui, en principe, fait de notre propre maison une œuvre d’art liquide. L’invitation à produire A ModestProposal à Londres a été une occasion parfaite d’étendre notre expérience. Proposer la financiarisation de collections d’art publiques et de possessions immobilières appartenant à des musées, plutôt qu’une seule maison, interroge la façon dont la financiarisation peut être réorientée afin de distribuer la valeur de façon plus équitable pour toute la communauté artistique.
Nous avons élaboré notre proposition lors d’un colloque que nous avons organisé au Royal College of Art, qui, par coïncidence, possédait un bâtiment de l’autre côté du parc. Les communications de ce colloque ont été publiées dans un livre, dans lequel nous avons également inclus tous les documents d’archive que nous avons dénichés pour l’exposition.
À la fin du XIXe siècle, Charles Booth, armateur londonien, entendait réfuter les allégations socialistes selon lesquelles un quart de la population de Londres vivait dans la pauvreté. Il conduisit ses propres recherches de terrain qui révélèrent, à sa grande surprise, que la situation était plus alarmante encore : le taux de pauvreté à Londre en 1889 approchait le tiers de la population de la ville.
Le plan de reconstruction de Battersea Park, où se situe la galerie d’art, date des années 1840. La vision originale incluait de luxueuses villas construites aux abords de celui-ci et même dans le parc. Leur vente était censée couvrir le coût des travaux. Ce plan fut un échec retentissant en raison du développement rapide de voisins indésirables tels que les chemins de fer, les usines et, à terme, les bidonvilles. En examinant la carte de Booth, nous avons remarqué que la zone de Battersea était déjà irrémédiablement démodée avant la fin du XIXe siècle.
Le modèle financier que nous avons développé dans A Modest Proposal a été pensé pour capitaliser sur les profits pouvant être réalisés sur des actifs publics. Bien que destiné à bénéficier à la communauté des artistes, nous nous sommes interrogés sur la légitimité de notre proposition : un débat ne devrait-il pas se tenir au parlement afin de décider démocratiquement de la distribution de tels revenus publics ?
Grande fut notre surprise quand nous avons découvert qu’un plan financier avait déjà été mis en place pour s’approprier la richesse publique de la zone de Battersea pour le bénéfice d’investisseurs étrangers. La création d’une zone dite d’opportunité avait rendu cela possible. Un plan de Tax Increment Financing (TIF), méthode de financement par augmentation de l’impôt, avait même déjà été implémenté pour mettre en œuvre l’extension du métro londonien vers cette zone afin d’accroître sa valeur et son accessibilité.
Les plans TIF avaient à l’origine été pensés pour financer la revitalisation de zones délabrées ou défavorisées. Leur but était de financer des opportunités économiques pour développer des infrastructures pour les résidents originels. Un dispositif TIF prévoit l’affectation d’une augmentation attendue des recettes fiscales à un investissement direct dans la zone. Le plan TIF de Battersea a, quant à lui, subventionné le développement de logements luxueux et n’était pas voué à engendrer une quelconque inclusivité sociale. Au contraire, il s’adressait à une clientèle haut de gamme, plutôt qu’aux personnes originaires du quartier. Les objectifs en matière de logement social et bon marché ont été systématiquement revus à la baisse pour assurer une viabilité économique – et un profit assuré – pour les promoteurs et les investisseurs.
Les niveaux d’imposition ont été gelés et chaque augmentation des recettes fiscales a été consacrée à la rétribution des capitaux apportés par les investisseurs internationaux. Par le biais du UK Infrastructure Guarantee Scheme, le ministère des finances britannique visait à assurer un flux de paiement régulier et irrévocable à ces prêteurs internationaux, quelle que soit la performance du projet. En d’autres termes, le plan TIF de Battersea a transféré le risque entrepreneurial à la société. En cas d’échec, les contribuables devraient en payer le prix dans la mesure où le Trésor britannique serait tenu de pallier les manquements. En outre, une nouvelle législation fut votée afin de protéger ce plan de toute intervention politique pour les vingt-cinq années suivantes.
Grâce à ce plan TIF, la vision originale de Battersea Park formulée au XIXe siècle s’est finalement concrétisée, grâce à la transformation de la centrale électrique abandonnée de Battersea en un centre immobilier de luxe construit par des starchitectes. La transformation de Battersea a ainsi eu lieu de façon aussi soudaine que dramatique que son urbanisation à l’époque victorienne, à l’époque durant laquelle Charles Booth conduisait son enquête.
En 2006, le duo d’artistes Vermeir & Heiremans a défini sa propre maison comme une œuvre d’art, jetant ainsi les bases d’une pratique artistique commune à long terme. La « maison en tant qu’œuvre d’art » est devenue leur outil de cadrage pour mettre l’accent sur des concepts tels que la propriété, les biens publics et les formes de gouvernance. Leur pratique utilise des instruments financiers, des références historiques et des promenades publiques comme méthode performative. Considérant le monde de l’art comme un microcosme pour les dynamiques qui se développent dans la société dans son ensemble, Vermeir & Heiremans explorent différents scénarios dans leur pratique pour une redistribution de la valeur et de nouvelles formes de mutualisation. Les artistes sont également cofondateurs de Jubilee, une plateforme de recherche artistique.