Introduction

Chloé Galibert-Laîné & Gala Hernández López

Introduction 

Référence électronique pour citer cet article
Chloé Galibert-Laîné et Gala Hernández López, « Introduction », Images secondes [En ligne], 03 | 2022, mis en ligne le 16 février 2022, URL : http://imagessecondes.fr/index.php/2022/02/16/is3-introduction/

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Sans qu’il soit nécessaire de faire l’hypothèse selon laquelle la pandémie de COVID-19 aurait définitivement sonné le glas du septième art – Hito Steyerl écrivait avec ironie dès 2017 que chacun·e semble désormais avoir « sa propre version de quand et comment le cinéma est mort »1, il est indéniable que la crise sanitaire a accéléré la migration du cinéma vers les environnements virtuels. Pendant des mois, les salles de cinéma sont restées fermées et les films ont dû se déplacer vers les écrans plus réduits de nos ordinateurs et tablettes. Les plateformes de VOD, des plus populaires aux plus confidentielles, ont connu un engouement inédit. Les tournages ont été sévèrement limités ; les festivals ont quant à eux dû s’efforcer, comme l’écrit Girish Shambu2, de « redéfinir la notion même d’événement cinématographique », par exemple en essayant d’organiser des échanges entre les cinéastes et leur public par visioconférence.

Dans le même temps, confiné·e·s sur les réseaux, nous avons intensifié notre production et notre activité en ligne, avides d’interactions, anxieux et anxieuses de communication : les vidéos partagées sur Tiktok, Instagram, Whatsapp ou Facebook se sont multipliées, et les plateformes de visioconférence, comme Skype ou Zoom, ont dû faire face à des flux de fréquentation absolument inédits. Comme le soulignent Philipp Dominik Keidl et Laliv Melamed dans leur introduction à l’ouvrage collectif Pandemic Media, sorti dès 2020, les médias en ligne ont dû répondre pendant ces mois confinés à nos demandes en matière « d’information, de synchronisation et de régulation [de nos vies] »3, tout en conditionnant pour beaucoup la possibilité de poursuivre leur activité professionnelle, et de rester en contact avec leurs proches. Pré-enregistrées ou diffusées en temps réel, la production d’images en mouvement s’est ainsi affirmée comme l’un de nos moyens privilégiés pour maintenir notre présence au monde.

Au moment où nous écrivons ces mots, les cinémas sont ouverts, leur accès conditionné en France et dans beaucoup d’autres pays par la présentation d’une attestation de vaccination ou d’un test négatif récent – mais il nous est impossible de savoir comment cette situation va évoluer dans les mois à venir. Dans cet état d’incertitude prolongé, où se « reconfigurent »4 chaque jour davantage les pratiques des travailleurs et travailleuses du cinéma, quels outils conceptuels, quelles théories pouvons-nous mobiliser, quels corpus devons-nous réunir, pour préciser notre compréhension de la place mouvante du cinéma au sein du paysage complexe constitué par nos pratiques de l’image en mouvement ?

des photographies plus ou moins vieilles dans un environnement de synthèse
The New World, Episode One, foundland collective, 2017.

La notion de post-cinéma nous semble présenter un certain intérêt pour caractériser le moment audiovisuel que nous traversons, en ce qu’elle invite à sonder les continuités, les filiations et les ruptures entre le septième art et les nouveaux médias audiovisuels. Bien que son acception varie selon les auteurs et autrices, le terme de post-cinéma désigne généralement les formes de l’image en mouvement nées avec le tournant numérique et qui s’émancipent des spécificités du médium cinématographique – que celui-ci soit défini par l’indexicalité propre à la pellicule argentique, le dispositif de la projection en salle obscure, ou encore la référence à un canon d’œuvres consolidé par plus d’un siècle de littérature critique et théorique. Selon Shane Denson et Julia Leyda, les médias post-cinématiques se distinguent notamment du cinéma par « leur caractère fondamentalement numérique, interactif, connecté, ludique, miniaturisé, mobile, social, processuel, algorithmique, agrégatif, environnemental, ou convergent, entre autres choses »5. À leur suite, Dominique Chateau et José Moure ont souligné que le post-cinéma reste aujourd’hui un terme ambigu, décrivant un ensemble de pratiques « dans un état d’équilibre instable »6 ; ils soulignent aussi que le préfixe « post » n’indique pas nécessairement « quelque chose d’absolument différent »7 qui marquerait le basculement d’une ère révolue vers une autre, mais plutôt un « entre-deux »8 qui, toujours héritier du passé, pointe vers le futur. 

Ces définitions témoignent selon nous de la complexité des débats qui entourent cette notion depuis plusieurs années en France et à l’international, et auxquelles la crise sanitaire a contribué à donner une urgence nouvelle ; elles signalent aussi le besoin d’illustrer le terme avec des études de cas, et avec une production de formes concrètes. C’est ainsi que nous avons conçu ce numéro de revue, où l’investigation théorique se mêle à la pratique et à la création. Sans chercher à imposer aux auteurs et autrices une définition unique du terme de post-cinéma, dont il s’agissait précisément d’explorer différents sens, les enjeux et les limites, nous avons réuni des contributions qui nous ont semblé explorer de manière originale les différentes modalités de la rencontre – sur le mode du dialogue autant que de la résistance – entre cinéma et nouveaux médias, ravivant la conviction chère à Serge Daney selon laquelle il serait pertinent de « se servir du cinéma pour questionner les autres images – et vice et versa »9.

Ce numéro d‘Images secondes rassemble donc treize contributions transdisciplinaires d’artistes, de cinéastes, de chercheurs et de chercheuses qui, chacun·e à partir de leur propre perspective et pratique, abordent le concept de post-cinéma en tentant d’évaluer sa valeur descriptive, sa pertinence théorico-critique, ou son potentiel heuristique. Ces treize contributions, qui ont été rigoureusement évaluées par un comité scientifique, sont suivies de quatre entretiens de forme plus libre, conduits par Johan Lanoé, avec des cinéastes et artistes développant actuellement des pratiques artistiques qu’il nous a semblé possible de qualifier de post-cinématiques ; les entretiens témoignent de leurs réactions contrastées à cette proposition de dénomination. Nous nous réjouissons de rendre accessibles ici des contributions originales provenant de différentes traditions de pensée et champs disciplinaires – études cinématographiques, archéologie des médias, sciences de l’information et de la communication, recherche en arts, game studies – ainsi que d’horizons géographiques divers. Cette hétérogénéité, si elle amène une richesse théorique et une ampleur méthodologique que nous célébrons, explique aussi que de ce numéro ne se dégage pas une vision unifiée, prescriptive et définitive de ce qu’est le post-cinéma. Au contraire, ce numéro offre plutôt une vision kaléidoscopique de la notion, que certain·es auteurs et autrices trouvent utile et qu’ils ou elles s’approprient pour désigner leurs objets de recherche ou leurs pratiques artistiques, tandis que d’autres la trouvent superfétatoire, trop large dans son champ d’application, ou en dénoncent les présupposés ontologiques. En définitive, ce numéro d’Images secondes est conçu comme un état des lieux aussi divers que possible, à défaut d’être exhaustif, des débats contemporains autour de la notion de post-cinéma, non seulement telle qu’elle est comprise et théorisée par les chercheurs et chercheuses, mais aussi – c’était important pour nous – telle que les artistes et cinéastes eux et elles-mêmes la comprennent et se l’approprient (ou la rejettent).

Le lecteur ou la lectrice s’apercevra vite que les treize contributions que nous présentons ici, et dont nous défendons qu’il s’agit d’articles scientifiques – puisqu’ils ont été soumis à un processus d’évaluation en double aveugle, et qu’il a été jugé qu’ils produisaient des connaissances originales –  prennent parfois des formes inhabituelles. On y trouve des articles de facture traditionnelle, mais aussi des contributions de recherche-création qui explorent des formats tels que le podcast, l’essai vidéo ou le site web interactif. C’est que l’élaboration de ce numéro nous a prouvé que la recherche universitaire qui s’intéresse à ces nouvelles pratiques audiovisuelles ne peut que gagner à explorer des méthodologies et des formats de publication nouveaux, alliant la création, l’expérimentation et la pratique à la pensée critique et à la rigueur théorique. Nous reconnaissons ainsi avec Shane Denson et Julia Leyda que si les médias post-cinématiques concernent « l’émergence d’une nouvelle structure de perception ou épistémè, de nouvelles formes d’affects et de sensibilités », alors « les formats et méthodes académiques traditionnels risquent de ne pas apporter de réponses adéquates »10. Il a aussi été avancé que l’étude des reconfigurations actuelles des pratiques audiovisuelles viendrait, toujours partiellement, rattraper un retard intrinsèque de la théorie par rapport à la pratique, car pour pouvoir « faire face aux mutations sociales et technologiques, nous avons aussi besoin d’une révolution constante de nos méthodes de réflexion critique. À cet égard, la théorie culturelle accuse un retard considérable par rapport à la production artistique réelle »11. Le recours à la recherche-création peut dès lors apparaître comme une stratégie particulièrement fructueuse, s’agissant d’engager une exploration proleptique des relations qu’entretiennent les nouveaux médias avec l’histoire, le présent et le futur des pratiques cinématographiques.

Dans l’élaboration du sommaire, nous avons pris soin de ne pas cataloguer les contributions en fonction de leur forme, ce qui aurait eu pour effet de séparer les articles de forme écrite des contributions vidéographiques ou interactives, et de reproduire une ségrégation des manières de penser qui ne nous semble pas productive. Nous avons plutôt cherché à construire un mouvement d’ensemble au fil du numéro, au sein duquel se distinguent trois grandes tendances ou approches possibles de la notion de post-cinéma. Dans la première section, « Formes et poétiques du post-cinéma », nous avons réuni les contributions d’auteurs et autrices qui s’attachent à observer le post-cinéma au sein même des œuvres : leurs articles s’intéressent à la manière dont le cinéma contemporain et les nouvelles pratiques numériques de l’image se répondent et se nourrissent mutuellement, renouvelant ainsi leurs formes, et inventant une nouvelle poétique. Le deuxième ensemble de contributions, « Réappropriations, remontages et remixes : des pratiques spectatorielles post-cinématiques ? », guette plutôt l’apparition du post-cinématique dans les pratiques de réception. Les auteurs et autrices s’y intéressent aux conséquences des phénomènes de « remédiation »12 et de « relocalisation »13 de l’expérience cinématographique contemporaine : les spectateurs et spectatrices, désormais capables d’assimiler, décortiquer et incorporer les images qui leur parviennent dans leurs propres productions transmédiales, peuvent répondre aux films selon des modalités plus interactives que jamais. Enfin, la troisième partie de la table des matières, « Perspectives archéologiques », présente des contributions qui se tournent vers l’histoire pour comprendre le présent : on y trouve des propositions qui tentent d’identifier et de réactiver, parmi les techniques et les œuvres cinématographiques du siècle dernier – ou même plus anciennes –, et parmi les outils conceptuels développés pour penser celles-ci, ceux qui permettent de mieux comprendre les évolutions actuelles des pratiques de l’image en mouvement.

Field of Infinity, Guli Silberstein, 2018 – DR.

Plus précisément, nous avons réuni, dans la première partie du numéro, des contributions explorant différentes formes et pratiques audiovisuelles contemporaines qui voient le cinéma dialoguer avec d’autres formats médiatiques. Dans son essai vidéo Œil pour Œil, Ariane Papillon remet en question l’antagonisme entre images numériques amateur et images de caméras de vidéo-surveillance, par le biais du remontage de fragments de films documentaires réemployant des vidéos issues ces deux régimes visuels, qu’elle articule à deux de ses propres court-métrages de fiction. Joignant à sa vidéo un court article, l’autrice montre que dans nos sociétés de surveillance, au lieu de s’opposer comme on pourrait d’abord le croire, ces deux « opérations de regard » tendent dangereusement, en se complémentant, vers une forme d’hyper-visibilité, face à laquelle une défense de l’opacité s’impose. Dans un article écrit sous forme de dialogue, les cinéastes Joseph Minster et Clément Schneider reviennent sur la production de leur film Et de l’herbe, et des fleurs, et de l’eau (2020), entièrement réalisé par visioconférence pendant le premier confinement lié à l’épidémie de COVID-19. Les auteurs y présentent les réflexions à la fois techniques, esthétiques et théoriques qui ont accompagné le tournage et le montage de cette œuvre qu’ils qualifient de « desktop film », et qu’ils mettent en intégralité à disposition des lecteurs et lectrices d’Images secondes. La contribution suivante prend la forme d’un essai vidéographique accompagné d’un article rédigé. L’auteur Diego Gachadouat Ranz s’intéresse à un motif récurrent dans le cinéma contemporain – le travelling d’accompagnement suivant le déplacement d’un personnage de dos –, qu’il propose d’analyser à partir de textes théoriques empruntés au domaine des game studies et consacrés à la vue TPS (Third person shooter), caractéristique de certains jeux de tir. Alexandre Zaezjev évoque, quant à lui, dans un article qu’il accompagne d’une riche et originale documentation visuelle, le projet post-cinématique DAU, qu’il analyse au prisme de la notion foucaldienne d’hétérotopie. DAU devient ainsi pour le chercheur un exemple notable de ce qu’il nomme « cinéma hétérotopique », un concept qui aiderait à cerner « l’expansion transmédiatique du cinéma contemporain ». Enfin, l’article d’Oriane Morriet questionne la pertinence du recours à la notion de post-cinéma pour étudier des œuvres audiovisuelles réalisées en réalité virtuelle et cherche à identifier la manière la plus productive de catégoriser lesdites œuvres en vue de l’analyse. L’article est accompagné d’un podcast composé d’extraits d’entretiens audio réalisés par l’autrice avec cinq artistes travaillant avec la réalité virtuelle. 

La deuxième section du numéro se distingue de la première en ce que les contributions qui y sont réunies ne cherchent pas le post-cinéma au sein des œuvres elles-mêmes, mais dans les pratiques de réception que celles-ci suscitent. Anouk Phéline présente un « ciné-poème » qu’elle a réalisé à partir du film Voyage en Italie (Roberto Rossellini, 1954). Elle accompagne sa vidéo d’un article dans lequel elle théorise sa pratique du remontage, à mi-chemin entre analyse et invention, et qu’elle situe au sein du paysage en rapide mutation de la recherche vidéographique contemporaine. La contribution vidéo d’Alice Monin s’intéresse à la figure post-cinématique du collectionneur de fragments cinématographiques à partir de l’étude du cas du groupe Facebook « La Loupe », réunissant des cinéphiles avides de scènes, motifs, plans qu’ils et elles glanent dans l’histoire du cinéma. Dans une sorte de mise en abyme réflexive, la vidéo est elle-même composée d’extraits de films qui ont en commun leur relation avec la figure du collectionneur ou de la collectionneuse et sa collection. Les pratiques des spectateurs et spectatrices de cinéma sont aussi au cœur de l’article de la chercheuse en communication Stéphanie Marty, qui propose une étude des appropriations, réponses et autres challenges dont a fait l’objet le film Le Roi Lion (Jon Favreau, 2019) sur la plateforme en ligne TikTok. Partant d’une analyse méthodique d’un corpus de plusieurs centaines de posts issus de la plateforme, l’autrice présente les dynamiques ludiques et de bricolage dont ils procèdent, et décrit la manière dont les tentatives de promotion de soi des internautes et les stratégies publicitaires du studio Disney se nourrissent les unes des autres. La dernière contribution de cette section, conçue par l’artiste Szilvia Ruszev, avance encore davantage dans l’exploration de ce que certaines pratiques spectatorielles peuvent avoir de post-cinématiques, en proposant une réflexion sur les mécanismes cognitifs à l’œuvre dans la perception des flux d’images qui caractérisent selon elle le capitalisme audiovisuel contemporain. Son article, qui se présente d’abord comme un essai linéaire, bifurque à mi-parcours pour proposer une expérience de lecture et de visionnage interactive : elle invite ainsi le lecteur ou la lectrice à retrouver de l’agentivité face au flux des informations textuelles et audiovisuelles qui constituent la matière de sa réflexion.  

Les articles réunis dans la troisième section du numéro adoptent quant à eux une perspective archéologique : ils réfléchissent aux histoires dans lesquelles s’inscrivent les pratiques pouvant être identifiées aujourd’hui comme post-cinématiques, et invitent ainsi à une extension temporelle, autant que conceptuelle, de notre compréhension de la notion que ce numéro cherche à saisir. Adèle Yon propose ainsi d’explorer les premiers temps de ce qu’elle appelle le post-cinématisme, et qu’elle fait remonter à la cage de verre qui aurait été construite par Alexandre le Grand pour observer les fonds marins. L’autrice développe, pour poser les premiers jalons de cette histoire encore à écrire, une méthode exploratoire et ludique reposant sur le rapprochement de motifs visuels : elle fait ainsi résonner le récit médiéval à l’image de la pièce vitrée sur laquelle s’ouvre la troisième saison de la série Twin Peaks (David Lynch, 2017), et superpose la carte des conquêtes d’Alexandre avec celle des câbles sous-marins dont dépendent aujourd’hui nos connexions internet à haut débit. Arnaud Widendaele poursuit la tâche consistant à poser les jalons d’une potentielle archéologie du post-cinéma en identifiant un moment clé de son histoire, au moment de l’émergence du cinéma électronique dans les années 1970. À partir de l’analyse de Parade (Jacques Tati, 1974) et 200 Motels (Frank Zappa, Tony Palmer, 1971), l’auteur tente d’y sonder des énoncés – au sens de Foucault – post-cinématiques, médiatiques et esthétiques, ce qui esquisse la possibilité d’une extension du terme de post-cinéma au-delà du seul domaine du numérique. Philipp Stadelmaier propose dans son texte d’investir la notion foucaldienne de commentaire, comme l’une des caractéristiques définissant le post-cinéma – notion qu’il privilégie par rapport à celle de dispositif. Afin d’illustrer cette idée, il expose la manière dont le Godard des Histoire(s) du cinéma (1988) et du Livre d’image (2018) a dressé dans ces deux œuvres, par le montage, un commentaire du texte primaire iconique constitué par l’histoire du cinéma. Ainsi, réaliser l’exégèse du texte-cinéma par les outils du cinéma serait la tâche primordiale du post-cinéma, en tant que geste de réinterprétation, d’ouverture, de reconfiguration et de prolongement de ce qu’a été le septième art pendant son premier siècle d’existence. L’article du chercheur et programmateur Gabriel Menotti conclut cette section en offrant une discussion critique de ce que la notion de post-cinéma lui semble nier le fait que le terme de cinéma lui-même a toujours historiquement désigné une réalité multiple, à laquelle pouvaient s’appliquer nombre de qualificatifs employés aujourd’hui pour définir les pratiques post-cinématiques. L’auteur invite à donner plus d’importance, dans nos réflexions théoriques, à la perspective des professionnel·le·s dont le travail conditionne la visibilité des œuvres (les programmateurs et programmatrices, mais aussi les ouvreurs et ouvreuses, le personnel de ménage des salles de cinéma et des galeries…) : cela permet selon lui d’éviter certaines dichotomies simplificatrices, et de rendre compte de continuités entre les pratiques d’hier et d’aujourd’hui.

Enfin, la dernière section de ce numéro est composée d’entretiens réalisés par Johan Lanoé avec quatre cinéastes dont le travail explore les frontières poreuses entre cinéma et nouveaux médias connectés : Ismaël Joffroy Chandoutis, Gabrielle Stemmer, Stefan Kruse et Ernesto de Carvalho. En échangeant avec elles et eux, il est apparu que si leurs films peuvent être perçus comme des exemples de créations « post-cinématiques », ces quatre cinéastes se montrent en réalité plutôt critiques vis-à-vis de cette notion, et en particulier quant à la rupture que suggère le préfixe « post ». Si chaque entretien témoigne d’une réflexion et un positionnement singuliers, les quatre cinéastes partagent en effet le constat selon lequel le septième art accompagne aujourd’hui les profonds changements technologiques qui rythment nos existences, et se voit indéniablement influencé par ceux-ci ; il n’en demeure pas moins, selon Chandoutis, Stemmer, Kruse et de Carvalho, le même art que pratiquaient les cinéastes du siècle dernier. Un cinéma attentif aux mouvances permanentes et subtiles de nos relations aux images d’internet ; un cinéma, surtout, qui permet de partager un regard sur ces images, à un moment historique de fragmentation, d’atomisation, de polarisation sociale, dans lequel le besoin de revendiquer le commun semble s’imposer plus que jamais. 

La direction d’ensemble que ces quatre entretiens dessinent semble désigner ce regard collectif comme un élément définitoire de ce que le cinéma peut, aujourd’hui, aspirer à être. Là où internet incarne, entre autres choses, un individualisme toujours grandissant – chacun·e sur nos plateformes et écrans respectifs, comme un retour en force du mutoscope d’Edison – le cinéma, avec son grand écran partagé, nous permet de regarder ensemble dans la même direction. Plutôt que post-cinématique, c’est donc surtout un cinéma critique que ces quatre cinéastes semblent aspirer à pratiquer. Un cinéma qui invite à une expérience collective de l’image qui, loin de l’aliénation apparente de la masse, permet de nous émanciper en tant que spectateurs et spectatrices, et de produire un espace dans lequel analyser ensemble la politique – définie par Rancière comme « l’inscription du commun dans le sensible »14 – régissant les flux d’images et de sons qui composent désormais notre environnement quotidien.

Tous les entretiens présentés dans cette dernière section ont été menés et édités par Johan Lanoé. 


Chloé Galibert-Laîné 

Chloé Galibert-Laîné est une chercheuse et réalisatrice française. Ancienne élève de l’École normale supérieure de Paris, elle a récemment défendu sa thèse au sein du laboratoire SACRe sous la direction d’Antoine de Baecque et Dork Zabunyan, et travaille comme chercheuse en post-doctorat à la Haute école d’art et de design de Lucerne en Suisse. Son travail de recherche et de création explore les intersections entre le cinéma et les médias en ligne, avec un intérêt particulier pour les questions liées aux modes de spectateurs, aux gestes d’appropriation, aux processus de production de connaissances et à la mémoire médiatisée. Ses films ont été présentés notamment aux festivals IFFRotterdam, FIDMarseille, Ji.hlava IDFF, True/False Festival, transmediale, EMAF et Ars Electronica Festival.

Gala Hernández López 

Gala Hernández López est cinéaste, chercheuse et enseignante à l’Université Paris 8, membre du laboratoire Esthétique, Sciences et Technologies du Cinéma et de l’Audiovisuel (ESTCA). Elle termine actuellement sa thèse de doctorat en recherche-création sur l’enregistrement d’écran comme média à l’ère post-internet et prépare un essai documentaire sur la solitude dans le capitalisme numérique. Elle est actuellement chercheuse invitée à la Filmuniversität Babelsberg Konrad Wolf (Potsdam, Allemagne). Elle est codirectrice du collectif d’artistes-chercheurs After Social Networks (www.after-social-networks.com). Elle a publié dans plusieurs revues universitaires et ouvrages collectifs, et donné des conférences dans de nombreuses universités et centres, tels que Goldsmiths (Université de Londres), Université de Copenhague, Université de British Columbia (Vancouver), Université Paris 1 – Sorbonne, l’École Normale Supérieure (Paris) et l’Université de Harvard (USA). Elle a publié dans Débordements, AOC.media et Art Critique

Johan Lanoé

Johan Lanoé a consacré son mémoire de master (Université Lumière Lyon 2/Bauhaus Universität Weimar) au « saved footage » de Dominic Gagnon, sujet auquel il a continué à s’intéresser au cours du DIU ArTeC + (2020-21).


  1. Hito Steyerl, « Is the Internet dead ? », Duty Free Art. Art in the Age of Planetary Civil War, Londres, Verso books, 2017, p. 145.
  2. Girish Shambu, « Coronavirus and New Forms of Cinematic Event », In Media Res, 2020 [en ligne]. URL:  http://mediacommons.org/imr/content/coronavirus-and-new-forms-cinematic-event, consulté le 15 décembre 2021.
  3. Philipp Dominik Keid et Laliv Melamed, « Pandemic Media: Introduction » dans Philipp Dominik Keidl, Laliv Melamed, Vinzenz Hediger et Antonio Somaini (dir.), Pandemic Media: Preliminary Notes Toward an Inventory, Lüneburg, Meson Press, 2020, p. 13.
  4. Miriam de Rosa et Vinzenz Hediger (dir.), « Post when? Post what? Thinking the Moving Image Beyond the Post-Medium Condition », Cinema & Cie, numéro spécial, XIV, n°26/27, 2017.
  5. Shane Denson et Julia Leyda (dir.), Post-Cinema: Theorizing 21st-Century Film, Falmer, Reframe Books, 2016, p.1.
  6. Dominique Chateau et José Moure (dir.), Post-cinéma. Cinema in the post-art era, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2020, p. 14.
  7. Ibid., p. 13.
  8. Ibid., p. 13.
  9. Serge Daney, La Maison cinéma et le monde, t. 4, Paris, P.O.L., 2015, p. 23.
  10. Shane Denson et Julia Leyda (dir.), Post-Cinema, op. cit., p. 6.
  11. Steven Shaviro, Post-cinematic Affect, Winchester, O Books, 2010, p. 133.
  12. Jay David Bolter et Richard Grusin, Remediation. Understanding New Media, Cambridge, MIT Press, 1998. 
  13. Francesco Casetti, The Lumière Galaxy. Seven Key Words for the Cinema to Come, New York, Columbia University Press, 2015.
  14. Jacques Rancière, « Esthétique de la politique et poétique du savoir », Espaces Temps n°55-56, 1994, pp. 80-87, ici p. 82.