Fonctions et relations de la musique dans le film de danse

Blas Payri
Fonctions et relations de la musique 
dans le film de danse

Résumé
Cet article analyse les caractéristiques sonores et musicales d’un corpus de vidéodanses sélectionnées dans des festivals récents.

Mots-clés
Cinédanse, vidéodanse, son, musique

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Nous abordons dans cet article les fonctions de la musique dans l’ensemble que l’on nomme film de danse, dans lequel nous incluons les pièces indépendantes de vidéodanse ou cinédanse[1], mais aussi les moments dansés dans le cinéma conventionnel, le vidéoclip musical incluant de la danse, et partant, toutes les manifestations qui utilisent les moyens audiovisuels et la danse pour aboutir à une œuvre (ou à un segment) cinématographique. Le film de danse combine trois langages : celui de la musique, celui du cinéma ou de l’audiovisuel, et celui de la danse. Dans la plupart des manifestations connues des différentes cultures humaines, la danse est consubstantielle et indissociable de la musique, surtout quand il est nécessaire d’établir un tempo et une mesure sur lesquels les pas des danseurs doivent se coordonner. Dans la danse artistique occidentale moderne ou contemporaine, les mouvements peuvent se détacher de la mesure musicale, les danseurs utilisant alors leur « métronome » interne pour synchroniser leurs mouvements et compter les différents temps et durées de la chorégraphie. Dans les films de danse, on trouve ces mêmes tendances quant à la synchronie et à la génération, en plus de celles qui sont propres au milieu audiovisuel. Précisément, les études cinématographiques, qui s’occupent d’un art pourtant bien plus jeune que la danse, ont suscité une plus grande quantité d’ouvrages[2] sur l’analyse et l’histoire de la musique de film comme sujet indépendant d’étude, aussi allons nous pouvoir nous référer à des concepts tirés de ces études afin d’examiner leur utilité pour appréhender le film de danse : nous proposerons de les adapter ou d’en proposer d’autres, plus spécifiques.

Pour analyser concrètement les relations musique-vidéodanse, nous avons établi un corpus de 111 vidéodanses récentes[3], puis nous avons réalisé une codification qualitative[4] pour déterminer les catégories de musiques observées et leur utilisation réelle, en quantifiant la fréquence de chaque catégorie dans ce corpus.

Diégèse et auricularisation

Dans l’analyse de la musique au cinéma, une des premières questions à résoudre est la relation que la musique entretient avec la scène où elle est entendue. Michel Chion[5] distingue deux cas principaux :

  • Musique de fosse : « Par opposition à la musique d’écran, la musique de fosse (dite aussi « musique non diégétique ») est la musique perçue comme émanant d’un lieu et d’une source extérieure au temps et au lieu de l’action montrée à l’écran. »
  • Musique d’écran : « Correspond à ce qu’on appelle souvent la « musique diégétique », musique émanant d’une source existant concrètement dans le monde diégétique du film, dans le présent de la scène. »

Cette distinction fait appel au concept de diégèse, à savoir les éléments de la narration audiovisuelle. Nous pouvons ainsi commencer par distinguer[6] :

  • Musique diégétique : toute musique qui est entendue par les personnages dans la scène audiovisuelle. La source sonore peut être apparente, si l’on voit les instruments ou le tourne-disque qui émettent la musique, ou non apparente, par exemple quand la musique est « dans les ondes », provenant d’une radio ou d’un système de diffusion qu’on ne voit pas à l’écran.
  • Musique non diégétique ou extra-diégétique : toute musique qui n’est pas entendue par les personnages et qui est comme superposée à la scène. Typiquement, il s’agit de l’orchestre qui apparaît pour ponctuer l’action ou exprimer les sentiments des personnages dans le cinéma classique.

En général la musique diégétique est située dans un espace, avec un volume, un filtrage et une réverbération qui correspondent au lieu où elle sonne, et on dit alors qu’elle est « auricularisée ». Par contre, la musique extra-diégétique est mixée sans être située ni filtrée, en utilisant le surround quand elle est diffusée dans un dispositif cinématographique. Même en stéréo, on l’entend comme si on écoutait un disque de musique avec des écouteurs : elle est partout et nulle part, et on parle alors d’une « auricularisation zéro » ou de musique « non auricularisée ».

En fait, on peut distinguer plusieurs cas, et l’on évoquera ici ceux qui ont le lien le plus direct avec la vidéodanse :

  • La « musique-spectacle » (diégétique) : dans un film, il arrive que l’action se suspende pour laisser place à un numéro musical, notamment dans les films musicaux et ceux qui mettent en scène des personnages-musiciens (par exemple le personnage de Rita Hayworth dans Gilda, de Charles Vidor, 1946). Dans ces cas-là, même s’il y a de la musique diégétique, les conventions réalistes relatives au rendu de la musique sont éliminées : nous avons affaire à un enregistrement sonore fait en studio et reproduit sans effort de spatialisation qui fasse correspondre le rendu de la musique à l’acoustique du lieu ou au point de vue, et les musiciens professionnels sont entendus dans des conditions d’enregistrement parfaites même s’ils ne portent pas de microphones. Nous avons alors une auricularisation zéro dans un cas de musique diégétique, car ce qui compte dans ces séquences est le spectacle musical.
  • La « musique d’accompagnement » (extra-diégétique ou plutôt para-diégétique) : dans un film, il se peut que les personnages se mettent à chanter et qu’un orchestre invisible vienne tout à coup accompagner leur chant, sans qu’il n’y ait aucune justification diégétique de l’apparition de cet orchestre, comme c’est le cas par exemple dans The Wizard of Oz (Victor Flemming, 1939). Quoique cette musique soit non diégétique, elle adopte l’harmonie et le rythme de la chanson diégétique, et les personnages se mettent souvent à danser, comme s’ils entendaient cette musique, qui perd ainsi de son statut extra-diégétique. La notion de « para-diégétique » peut décrire l’existence de cette musique parallèle à l’action, qui a des effets sur celle-ci mais qui ne s’y inscrit pas physiquement. On est proche ici de la fonction de la musique de fosse dans les numéros musicaux scéniques, comme les scènes d’opéra ou d’opérette.

Par conséquent, les distinctions classiques du cinéma ne sont pas applicables telles quelles à la danse et à la vidéodanse. En danse classique, l’orchestre se situe dans la fosse et génère donc de la musique de fosse. Mais peut-on parler de musique de fosse comme le fait Michel Chion pour le cinéma ? Il n’est pas évident que la musique du Lac des cygnes soit supposée ne pas être entendue par les personnages-danseurs, de la même façon que les personnages d’un film muet n’entendent pas l’orchestre de fosse dans les premières salles de cinéma. Même dans les spectacles de danse où les musiciens sont sur scène sans interagir avec la danse, le statut de la musique ne varie pas. Et si la musique est enregistrée et diffusée par des haut-parleurs, elle continue d’avoir la même fonction que la musique de l’orchestre de fosse.

Il est important de noter que la relation diégétique à la musique dépend de la justification diégétique de la danse, et on peut distinguer les cas suivants :

  • la danse comme activité des personnages (qui sont danseurs) dans un film narratif de fiction : en particulier, le genre des backstage musicals[7], où l’action du film tourne autour de la préparation et de la présentation d’un spectacle, de la scène et de ses coulisses. Ce genre permet de justifier diégétiquement la présence de musiciens et de danseurs à l’écran. Bon nombre des premiers films musicaux représentaient également les musiciens à l’écran, en montrant l’orchestre d’accompagnement près de la scène, d’autant que la plupart des numéros s’inséraient dans l’action du film, comme c’est le cas dans les principaux films de Busby Berkeley. On peut alors parler de « musique de fosse » représentée à l’écran, plutôt que de « musique d’écran » au sens où l’entend Michel Chion ;
  • la danse sans justification diégétique, comme c’est le cas dans The Wizard of Oz, où les personnages se mettent à danser et chanter sans une raison apparente, ce qui requiert une musique d’accompagnement « paradiégétique » ;
  • la retransmission de spectacles de danse ou les documentaires sur des danseurs, où la musique est diégétique car elle est celle qui est captée par les microphones avec le spectacle de danse ;
  • la vidéodanse ou cinédanse où, par définition du genre, les personnages dansent sans une justification particulière, de la même façon que les personnages dansent dans un spectacle de danse sur scène. C’est dans ce cas-ci que l’ambiguïté de la relation diégétique est la plus marquée[8].

Dans la suite de cet article, nous allons analyser les relations de la musique avec le film de danse, en tenant compte de la relation diégétique, et en étudiant la fonction génératrice que la musique peut avoir sur la vidéodanse.

Le son direct, source visualisée, et musique/son inhérent à la danse

Dans la danse sur scène on peut distinguer la musique d’accompagnement et la musique qui surgit de la danse elle-même et qui fait partie du spectacle global (son inhérent à la danse).

La musique inhérente à la danse provient des sons générés par l’action des danseurs et qui en fait partie, généralement par la création de rythmes sonores avec les pieds (claqué, zapateado du flamenco) ou les mains (palmes ou frappements du flamenco), éventuellement avec l’aide d’objets pour permettre un son percussif marqué (bâtons, castagnettes, claquettes…). À cela peut s’ajouter le chant quand il émane des danseurs (c’est souvent le cas en flamenco).

Il faut distinguer le son d’action, qui est musical et volontaire, du son résiduel ou involontaire. Par exemple, la danse classique cherche généralement un allègement du mouvement et des corps, en évitant des sons de pas ou d’impacts de sauts qui dénotent la pesanteur des corps. Certaines danses contemporaines au contraire ne cherchent pas à masquer avec de la musique la chute et les impacts des corps, et le son de l’action appuie la matérialité des corps et leur gravité, mais sans en faire pour autant une partition musicale comme pour le claqué.

D’autre part, la musique d’accompagnement est produite par des musiciens qui ne participent pas à la danse, ou peut même être entièrement électroacoustique. Elle peut provenir d’un enregistrement ou être jouée en direct. Dans le cas du direct, il faut distinguer la musique de fosse, propre à l’opéra et au ballet classique, et la musique en scène, quand les musiciens sont sur scène pour rendre l’ensemble plus dynamique et spectaculaire sans pour autant interagir avec la danse.

Figure 1. Images de Carmen (Carlos Saura, 1983) où la musique surgit du rythme créé par l’impact des talons des danseuses, et de leur chant.

Parmi les scènes de danse qui jouent de la musique inhérente à l’action dansée, on compte de nombreuses scènes de flamenco, comme dans Carmen de Carlos Saura (1983) (figure 1). Dans ce cas, la difficulté réside dans la continuité, entre les différentes prises, du son qui surgit des claquements de mains et des pas, en plus du chant et des invectives vocales. Évidemment, tous les films qui font intervenir le claqué à l’écran sont des exemples de musique inhérente à la danse et de source apparente visualisée.

Il faut distinguer entre source apparente visualisée du son et son direct : en général, même si la source apparente du son se trouve à l’écran dans Carmen ou dans des films de claqué, le son que l’on entend est souvent refait en post-production. Ceci est dû à des raisons techniques d’enregistrement du son : il est souvent difficile d’enregistrer le son d’une scène en bonne qualité quand il faut capter des plans généraux ou que l’on fait du claqué sur un sol qui assourdit les sons, comme dans la diluvienne scène éponyme de Singin’ in the rain (Gene Kelly & Stanley Donen, 1952). Par ailleurs, il faut aussi compter avec l’impératif de continuité de la musique : même si le son provient vraiment du tournage, le montage de plusieurs prises impose que le son d’une prise soit maintenu dans les autres prises afin de conserver la continuité de la musique.

Par ailleurs, aux débuts des films sonores, les conditions d’enregistrement imposaient que la musique soit jouée en direct et enregistrée en même temps que l’image dans le film. Par conséquent, les films de coulisses (backstage musicals) reposaient sur une musique d’accompagnement diégétique captée en son direct pour une raison technologique et non pas narrative.

Figure 2. Images de Yasushi Shoji (Kenichi Sasaki, 2015) où les différents sons d’impacts sont arrangés par montage pour créer une partition rythmique.

L’impératif de continuité du son détermine en grande mesure la gestation musicale du son inhérent à la danse : dans les exemples précités (le flamenco, le claqué), le montage suit le déroulement temporel de la danse. La pièce Yasushi Shoji (Sasaki, 2015, figure 2) est un contre-exemple : les différents impacts qui génèrent le son sont enregistrés séparément et c’est le montage qui se charge de donner une structure musicale rythmique à ces sons intrinsèques.

Figure 3. Images de I See his Blood (Brown & O’Reilly, 2015/16) avec la présence du musicien à l’écran.

La musique de source apparente visualisée peut être extrinsèque à la danse comme c’est le cas dans I See his Blood (figure 3), où le guitariste qui est la source apparente de la musique est représenté tantôt à l’écran, tantôt uniquement sur le plan sonore, lorsque sa musique se superpose à des scènes où l’instrument n’est pas présent. Il s’agit en fait d’une musique « de fosse » où le musicien a été mis sur scène. Dans tous ces cas, la musique a une auricularisation zéro, c’est-à-dire que l’on entend le son musical dans les meilleures conditions possibles et sans interférences provenant de l’acoustique des lieux.

Figure 4. Image d’un écran partagé dans Seres (Mariana Palacios, 2016) avec une interprète qui joue du piano et l’autre qui danse en parallèle.

Dans Seres (2016, figure 4), réalisé par Mariana Palacios qui en a aussi composé et interprété la musique et la chorégraphie, on trouve un exemple rare d’intégration de la musique d’accompagnement et de la musique inhérente à la danse, car les gestes de la pianiste qui joue la musique font partie de la chorégraphie et toute la danse interagit avec le piano. En réalité, même si c’est la pianiste qui apparaît à l’écran, le son du piano a été enregistré en studio dans les meilleures conditions, et le son entendu n’est pas auricularisé et ne tient pas compte de la distance visuelle de l’instrument ou de la forêt environnante. Parmi les 111 pièces que nous avons analysées, seul Seres (figure 4) et I See his Blood (figure 3) offrent, respectivement, un exemple de musique inhérente à la danse et un exemple de musique à l’écran.

Dans les distinctions relatives aux degrés d’intégration de la musique dans la diégèse d’un film, nous indiquions l’importance de l’auricularisation, à savoir le fait que la musique soit perçue comme venant d’un endroit précis à travers le filtrage ou la réverbération propres au lieu de la source sonore et à la distance au point d’écoute. Dans les 111 pièces étudiées, nous n’avons pas trouvé d’exemples d’auricularisation et par ailleurs, le seul exemple trouvé où l’on puisse percevoir des changements d’auricularisation est le film Carmen (1983), où certains changements de plan visuel sont accompagnés de changement du plan sonore.

Mixage

Le mixage de la musique détermine le niveau sonore de la musique par rapport aux autres sons, comme le son de la voix (parlée, chantée ou non verbale), les sons du décor sonore[9] et les sons d’actions, ce qui dans le film de danse implique les sons volontaires ou non qui émanent de la danse, et que nous appellerons « sons de l’action de la danse »[10]. Nous distinguons trois niveaux de mixage musical. Il peut être absolu, quand on n’entend que la musique ; mixé, quand on entend à la fois la musique et les sons ; et sans musique, quand on n’a que du son non musical.

Figure 5. Pourcentage du type de mixage de la musique dans 111 pièces de vidéodanse

Nous y avons ajouté la catégorie « musique absolue alternée » (figure 5), pour décrire des œuvres qui alternent de la musique absolue avec du son sans musique, par exemple dans des pièces clairement narratives comme Sink or Swim[11], qui fait alterner des moments purement narratifs où les personnages effectuent des gestes quotidiens et du mime (figure 6), et des moments clairement dansés, avec une chorégraphie synchronisée avec la musique, qui devient une musique absolue. La structure de ces vidéodanses rappelle les films musicaux en alternant des séquences jouées de façon réaliste avec des séquences de danse qui n’ont plus rien de réaliste. Nous retrouvons cette structure dans des pièces clairement narratives comme Cold Storage (Thomas Freundlich, 2016[12]) et dans Auf Biegen und Brechen (Pia Djukic, 2015[13]).

Figure 6. Images de Sink or Swim (Michiel Vaanhold, 2014) où les personnages dansent (droite) ou se déplacent sans stylisation (gauche).

On peut affirmer que dans le cinéma narratif, le son diégétique qui provient de l’action enregistrée a pour fonction de nous rapprocher de la réalité du vécu et de l’action et, qu’au contraire, le fait qu’il y ait une musique absolue nous détache de la réalité de la scène et nous fait entrer davantage dans le domaine psychologique ou le commentaire de l’action. Or, dans le cas des 111 vidéodanses analysées, si la musique est généralement absolue (77% des cas, fig. 4) cela doit plus à l’utilisation de la musique dans sa fonction de « remplissage » ou de ce qu’on a appelé « musique spectacle » qu’à la volonté de créer un commentaire psychologique de l’action. Ceci peut être rapproché de l’esprit de la danse classique et son désir de rendre les corps éthérés : les bruits de pas ou d’atterrissages au sol après un saut rendent au corps toute sa pesanteur. Une question technique se pose également : si l’on doit enregistrer le son d’action de la danse, il ne peut y avoir de musique pendant le tournage et les danseurs doivent évoluer en silence, ce qui peut être un inconvénient si l’on veut que la musique génère le mouvement de la danse.

Il est très rare de trouver des pièces avec un silence total. Parmi les pièces que nous avons analysées on ne trouve le silence total que dans Field de Xabier Iriondo (2011)[14], où Min Tanaka est filmé en Super 8 comme s’il s’agissait d’un document ancien sans son. Comme dans les films sans son de Maya Deren, on peut se demander si cela est dû à une volonté de faire une œuvre sans son ou à des restrictions techniques et budgétaires.

Relation générative et congruence temporelle

La musique cinématographique a plusieurs fonctions que l’on peut grouper dans les catégories suivantes[15] :

  • Temporelles et structurelles : ce sont les fonctions qui indiquent le début et la fin des séquences, soulignent les changements de plan ou d’action, donnent un rythme au montage[16]. Selon que la musique « colle » au montage ou à l’action, on peut parler de coarticulation serrée ou ample, ce qui définit le type de congruence temporelle. Dans cette étude sur le film de danse, la fonction temporelle est essentielle tant pour la danse que pour le montage, quand on aborde ce qu’on a appelé la musique d’accompagnement ;
  • Sémantiques : le type d’instrument utilisé a des connotations socio-culturelles mais aussi des connotations liées au lieu ou à des cultures spécifiques (par exemple, la guitare flamenca, tabla, pakhawaj ou sitar pour certaines danses de l’Inde) et à la période. La connotation historique est moins claire pour le film de danse que dans le film narratif car dans la danse et par conséquent dans le film de danse, les musiques sont utilisées indépendamment de leurs connotations temporelles alors que dans le cinéma narratif classique les styles musicaux sont utilisés plus clairement pour évoquer une période. De fait, dans la figure 9 on peut observer que moins de 8 % des musiques dans les 111 vidéodanses analysées ont une connotation liée à une culture locale spécifique, et que tout le reste peut être catalogué comme musique internationale sans connotation de lieu. La musique classique occupe 8% des cas, mais on trouve surtout une relation de musique de fond plus qu’une musique qui génère la danse[17] ;
  • Psychologiques : une des principales fonctions de la musique dans le cinéma narratif consiste à marquer le caractère psychologique des scènes, dévoiler les sentiments des personnages, etc.. Dans le film de danse, cette fonction est limitée en général par la nécessité que la musique appuie la danse plus qu’une narration classique. Dans le corpus étudié, nous n’avons pas trouvé d’exemples évidents de commentaire psychologique par la musique;
  • Remplissage : il s’agit en fait d’une des premières fonctions de la musique, que l’on trouve dès le cinéma muet qui devait être accompagné de musique pour que le public n’ait pas la sensation d’être en présence de fantômes. La présence de musique est souvent indispensable pour donner un contenu qui fait avancer ou raccourcir le temps et éviter l’ennui et le désintérêt dans des séquences longues[18]. On peut penser qu’une fonction très fréquente de la musique dans beaucoup de pièces de vidéodanse est le remplissage, le fait de créer un fond sonore agréable pour éviter la bizarrerie de voir évoluer des danseurs dans le silence.

Spécifiquement pour le film de danse, on peut ajouter la fonction générative, à savoir le fait que l’image découle de la structure de la musique, ou au contraire que la musique suive la structure de l’image. C’est en général le cas dans le cinéma narratif, où le compositeur crée la musique une fois le montage terminé, et s’adapte aux temps, dialogues, plans et actions du film pour générer la structure de la musique. Dans notre étude, nous avons essayé de déterminer les différents cas, en jugeant a posteriori la relation générative, et comme on peut résumer dans la figure 7, il existe à peu près un tiers de cas où la musique génère l’image, un tiers de cas où c’est l’image qui génère la musique ou le son diégétique, et un tiers où on ne perçoit pas de lien générateur.

Figure 7. Pourcentage des relations génératives entre la musique et l’image dans 111 pièces de vidéodanse.

La musique génère la danse dans 13% des cas, et la danse et le montage dans 9% (fig 7), en marquant le rythme et les phrases chorégraphiques. On trouve cette relation surtout dans les films musicaux qui au départ utilisent une chorégraphie de scène, par exemple les numéros dans le style de Broadway adaptés dans les films de Busby Berkeley, mais aussi dans des films musicaux avec une musique d’accompagnement para-diégétique. C’est le cas par exemple dans la scène d’ouverture de La La Land[19] (Damien Chazelle, 2016) où dans un embouteillage sur une autoroute de Los Angeles tout le monde se met à danser : des hauts parleurs furent disposés sur la longueur de l’autoroute utilisée pour que tout le monde entende la musique sans désynchronisation due à la distance (le son voyage plus lentement que la lumière, ce qui peut générer des différences visibles s’il y a une même source sonore pour des personnes étalées dans l’espace).

La musique génère le montage dans 10% des cas, c’est-à-dire qu’en général les changements de plans se font sur les accents musicaux ou sur les temps forts. Nous pouvons observer dans les vidéo-clips musicaux un montage fait sur la musique, ou les premiers temps de la mesure correspondent à un nouveau plan. Souvent les plans correspondent à des situations différentes, où le chanteur ou les danseurs ont des vêtements différents, sont dans des contextes différents, mais la congruence temporelle se crée par le simple fait qu’un temps fort corresponde à un changement visuel important comme un changement de plan[20].

Figure 8. Pourcentage des caractéristiques rythmiques de la musique dans 111 pièces de vidéodanse.

Dans les cas dont il est question ci-dessus, la musique possède une mesure régulière et une pulsation claire, qui permettent une synchronisation claire de la danse. Mais nous voyons dans la figure 8 que presque 50% des musiques dans les vidéodanses étudiées ont une mesure régulière et sont rythmiquement prévisibles, tout en étant souvent utilisées comme musiques de fond, sans relation claire de générativité.

D’un autre côté, nous avons relevé dans les musiques analysées plusieurs caractéristiques qui influencent la relation générative musique-image. Il s’agit souvent de trames sonores continues qui servent à générer des ambiances sonores souvent mystérieuses mais qui n’ont pas une structure temporelle marquée, ou d’éléments mélodiques sans base rythmique claire. Dans ces cas-là, que la musique soit créée d’avance ou qu’elle soit composée après le montage, il n’y a pas une congruence temporelle qui soit clairement perçue parce qu’il n’y a pas d’éléments sonores saillants, et la musique sera perçue comme un fond.

Quand la musique contient des accents ou des changements brusques et marqués (11,8% des cas, figure 8), il est impératif que l’image ait un accent ou changement qui corresponde, généralement un changement en postproduction comme un changement de plan ou de couleur. Autrement, le spectateur perçoit une incohérence marquée, et ceci ne se produit dans aucune des pièces analysées ni dans d’autres vidéodanses du répertoire connu.

Figure 9. Pourcentage des types de musique dans 111 pièces de vidéodanse.

Finalement, le fait que la musique ait des directions claires, des accents, des traits (des successions rapides de notes), des changements d’énergie et d’autres éléments sonores perceptibles, va déterminer l’influence générative sur la danse et le montage. Un exemple frappant est le cas des pièces collectives éditées par le Centre de Vidéodanse de Bourgogne sur Le Sacre du printemps de Stravinsky, et plus encore sur les Danses macabres de Franz Liszt[21]. Dans les Danses macabres, Liszt utilise toute la virtuosité du piano et les tutti d’orchestre pour générer de grands contrastes de masses sonores, des accents brusques, et des traits vertigineux, qui forcent les différents réalisateurs de vidéodanse qui ont participé à suivre certaines structures. Par exemple, les accents marqués de tutti orchestraux sont généralement accompagnés de changements de plan contrastants. Les traits rapides et virtuoses sont accompagnés par un montage rapide, des mouvements de caméra, voire des accélérations réalisées en post-production, car la vitesse d’exécution musicale rend presque impossible une célérité identique au tournage.

Sans aller jusqu’aux extrêmes des Danses macabres, nous voyons que les réalisateurs se servent de la structure de la musique pour monter et structurer la partie visuelle. Par exemple, Rodrigo Rocha-Campos indique à propos de sa pièce A Full Circle #3 (2017) :

Un des éléments qui a guidé la post-production, c’était la musique, qui a été entièrement composée et enregistrée en amont du tournage. La partition est devenue une sorte de scénario, non seulement pour les danseurs, mais aussi pour le monteur. [22]

En l’occurrence, c’est une musique qui a été créée à l’avance mais en suivant une structure imposée par le réalisateur, ce qui permet d’une part de générer un état émotionnel et une qualité de mouvement au moment du tournage, mais qui donne ensuite une contrainte bienvenue pour structurer la pièce en général. Dans Representación reversible: cerros del pantano de Serafín Mesa (2017), l’auteur a utilisé une musique préexistante qui commence avec des trames sonores continues, puis à un moment une base rythmique marquée intervient brusquement : le montage visuel change alors pour adopter la pulsation de la musique, alors qu’auparavant la musique servait plutôt de fond.

Il est fréquent de préparer la chorégraphie et le montage sans musique, et que ce soit le compositeur qui s’adapte à la structure du montage (la narration ou le montage génère la musique) comme c’est le cas dans le cinéma conventionnel. Un exemple très réussi se trouve dans Through the Supermarket in Five Easy Pieces d’Anna Maria Joakimsdottir-Hutri (2017) où la musique créée après la postproduction suit tantôt les pensées des personnages, tantôt l’action concrète en servant d’équivalent de son diégétique, tantôt le montage : nous avons donc une musique souple qui est générée par l’image.

Conclusions

Au terme de ce parcours à travers différents types de films de danse, nous constatons qu’il est utile de dégager de nouvelles relations entre la musique et l’image : au-delà de la musique diégétique et extradiégétique que l’on trouve dans le cinéma narratif, le film de danse tend à utiliser une musique paradiégétique. Ce type de musique est synchronisé avec le mouvement ou le montage, mais il n’est représenté par aucune source plausible dans le champ – il est donc non-diégétique – et il est perçu sans aucune distorsion due à l’acoustique des lieux – on a donc une auricularisation zéro. Il est très rare d’avoir de la musique générée avec le son direct de la danse, et quand il y a du direct, c’est pour mieux incarner les actions des danseurs en marquant leurs pas avec le son.

En étudiant la relation générative de la musique et de la vidéodanse, nous constatons qu’il y a un grand nombre de pièces sans relation claire, où la musique sert de fond sonore, avec une fonction de remplissage plus que d’accompagnement. Le fait que la danse soit générée par la musique est moins fréquent que nous nous y attendions dans la vidéodanse ou cinédanse, mais c’est par contre la norme dans les scènes de danse des films musicaux « commerciaux ». Ceci peut être dû à une tendance de la danse contemporaine à vouloir se détacher de la musique comme source de la structure et du mouvement, et à générer la danse indépendamment. Surtout, ceci pose une différence claire entre les corpus, à propos du rapport à la diégèse de la musique et de la danse : dans les numéros dansés des films commerciaux, et encore plus dans les vidéoclips musicaux, les danseurs suivent la structure musicale et se calent sur la pulsation de la musique, qu’elle soit diégétique ou paradiégétique (la musique génère la danse, et les danseurs semblent entendre la musique) ; tandis que dans la plupart des pièces de cinédanse, la musique semble être ajoutée en postproduction, et ne garde pas de lien avec la danse (relation extradiégétique). Les vidéodanses récentes analysées n’exploitent pas toutes les possibilités d’interaction avec la musique, et les styles musicaux utilisés tendent vers un style international qui se base sur une mesure claire (souvent à quatre temps) qui n’a pas de connotations de lieu ou d’époque et qui relève souvent de la musique électronique au sens large.


[1] Il existe un débat sur la définition de ce qu’est la vidéodanse et des termes pour la définir (screendance est un terme de plus en plus accepté en anglais). Ici, nous nous référons à des pièces audiovisuelles indépendantes, souvent des court-métrages, qui intègrent le langage de la danse et du cinéma. Cf. Sophie Walon, Ciné-Danse : histoire et singularités esthétiques d’un genre hybride, thèse de doctorat, Université Paris Science & Lettres, 2016. <https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01535420/document>

[2] Dès les années 1930, des articles cherchent à définir la nature et l’esthétique de la musique de film. Et des ouvrages comme celui de Theodor Adorno & Hanns Eisler, Composing for the Films, New York, Oxford University Press, 1947, interrogent bientôt en profondeur ce type particulier de compositions. Plus récemment, d’autres théoriciens ont proposé des analyses sur la musique au cinéma, en particulier Michel Chion, Claudia Gorbman ou José Nieto, qui s’ajoutent aux nombreux ouvrages d’histoire de la musique de film. Cela contraste avec le manque d’ouvrages sur l’histoire ou l’analyse de la musique pour la danse.

[3] Corpus formé par les œuvres sélectionnées dans les festivals spécialisés suivants : IVe International Meeting on Videodance and Videoperformance, Valencia (2017, http://videodance.blogs.upv.es/), Fiver (2013-2016, http://fiverdance.com/ ) et Cinedans (2013-15, http://cinedans.nl/).

[4] Nous avons suivi la méthode de Johnny Saldaña, The coding manual for qualitative researchers, Los Angeles, CA: SAGE, 2009.

[5] On peut se référer au glossaire de Michel Chion qui résume les principaux concepts sur le son et la musique au cinéma, 100 concepts pour penser et décrire le cinéma sonore, 2012, disponible en ligne sur http://michelchion.com/texts. Musique de fosse et d’écran correspondent aux concepts §41 et §42.

[6] La plupart de ces concepts sont explicités sur le site pédagogique suivant : http://sonido.blogs.upv.es/ (en espagnol)

[7] Rick Altman définit l’évolution du backstage musical dans The American Film Musical, Bloomington, Indiana University Press, 1987. Mervyn Cooke y consacre également un chapitre dans A History of Film Music, Cambridge, Cambridge University Press, 2008, pp.146-152

[8] Karen Pearlman indique que cette ambiguïté de ce qu’elle nomme  « dance on camera » est une source d’inconfort pour le spectateur. Sa discussion ne se base pas sur le terme de diégèse, mais le concept est similaire. « If a dancing figure falls in the forest and nobody sees her… Participations », Journal of Audience & Reception Studies, vol 7 (2), pp.236-248

[9] Michel Chion indique que les deux formes principales de ce qu’on appelle communément le « décor sonore » sont le son ambiant et l’élément de décor sonore. Michel Chion, ibid., §31-32

[10] Dans le cinéma narratif, les sons de l’action sont à leur tour rendus ou recrées en fonction de l’importance que l’on veut donner à l’action qu’ils représentent, et pour donner une information sur la force des impacts et le type de choc. Michel Chion, ibid., §39-40

[11] <http://fiverdance.com/portfolio_page/sink-or-swim/>

[12] http://fiverdance.com/portfolio_page/cold-storage/

[13] http://fiverdance.com/portfolio_page/auf-biegen-und-brechen/

[14] http://fiverdance.com/portfolio_page/field-no-1-7-8/

[15] La « congruence audiovisuelle » est un concept du champ de la perception et de la cognition musicales, qui définit si les sujets ont la sensation que la musique « colle » avec l’image. La cognition musicale, distingue deux types de congruence : formelle et sémantique.  La congruence sémantique se réfère à la similarité entre les significations de la musique et l’image (par exemple les connotations psychologiques, d’époque, de lieu ou de genre cinématographique). La congruence formelle étudie les correspondances des structures visuelles et auditives, et en particulier la synchronicité des événements sonores et visuels. Shin-ichiro Iwamiya. « Subjective Congruence Between Moving Picture and Sound »  dans Proceedings of the 10th International Conference on Music Perception and Cognition, Sapporo, Japon, 2009. On peut consulter plus spécifiquement Blas Payri. « Types of temporal coherence in video-dance postproduction », dans II Encontre Internacional de Film de Dansa, 2015, Dénia, Spain. http://videodance.blogs.upv.es/2015-2/

[16] Michel Chion, La Musique au cinéma, Paris, Bordas, 1995, p. 39

[17] Contrairement à ce qui serait attendu d’après la règle numéro 8 de l’anti-manifesto de Franck Boulègue, nous n’avons trouvé aucune pièce pour violoncelle de Bach parmi les œuvres étudiées, à part une adaptation électronique. https://www.facebook.com/fboulegue/posts/10159085304995066

[18] José Nieto, Música para la imagen. La influencia secreta. Madrid, Iberautor-SGAE, 2003, p. 98

[19] Voir explications de la chorégraphe Mandy Moore dans La La Land’s Choreographer Explains the Freeway Dance Scene, Vanity Fair, 2017, https://www.youtube.com/watch?v=GocPFyyPGLQ

[20] Dans ma pratique empirique du montage et mon expérience d’enseignement, j’ai constaté que les relations de congruence temporelle sont plus clairement perçues quand c’est le montage qui se synchronise plutôt que le mouvement dansé.

[21] Marisa Hayes, « Ten years of Artist-Led Curation at the Festival International de Vidéo Danse de Bourgogne », Videodance Studies, n°4 Valencia, Editorial UPV, 2018 (dans la presse)

[22] Rodrigo Rocha-Campos, « A Full Circle – Movement #3 A Roller-Coaster of Emotions », Videodance Studies, nº4 Valencia, Editorial UPV, 2018 (à paraître). http://videodance.blogs.upv.es/ (je traduis)


Référence électronique, pour citer cet article

Blas Payri, « Fonctions et relations de la musique dans le film de danse », Images secondes. [En ligne], 01 | 2018, mis en ligne le 18 juin 2018, URL : http://imagessecondes.fr/index.php/2018/06/26/fonctions-et-relations-de-la-musique-dans-le-film-de-danse

 

Blas Payri

Blas Payri est professeur au département de communication audiovisuelle de l’Universitat Politècnica de València, où il enseigne autour de la perception musicale et l’analyse et la création de la musique et du son dans la production audiovisuelle. Son activité artistique inclut la composition de musique électroacoustique et la création audiovisuelle de vidéodanse et vidéoart. Ses publications couvrent les champs de la perception musicale, la musique audiovisuelle, et la vidéodanse.

 

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