Du corps en particulier

Marion Carrot & Sophie Walon
Editorial
Du corps en particulier

Ce numéro inaugural d’Images Secondes interroge les rapports multiples qui existent entre danse et cinéma depuis la naissance du septième art. Alors que la recherche sur la danse au cinéma a longtemps été marginale, son dynamisme actuel a ouvert une multiplicité d’approches sur ses objets d’étude. Depuis une vingtaine d’années, une quantité croissante d’articles, de thèses et d’ouvrages examine les images et les usages de la danse au cinéma. Si la recherche anglophone a été pionnière dans ce domaine, il s’est depuis internationalisé et un nombre grandissant de chercheurs francophones s’y intéresse aujourd’hui[1]. Leurs travaux aux corpus hétérogènes explorent à la fois les formes esthétiques particulières que créent les interactions de la danse et du cinéma, et les implications historiques, sociales et politiques de ces œuvres hybrides. Qu’est-ce que le cinéma fait à la danse ? De quelles manières tournage et montage transforment-ils la manière de concevoir et de percevoir l’art chorégraphique ? Réciproquement, qu’est-ce que la danse fait au cinéma ? Comment la logique chorégraphique influence-t-elle les dispositifs cinématographiques ? À quels types d’œuvres cette rencontre a-t-elle donné naissance ? Ces grands questionnements sont traités par le biais d’une pluralité de thèmes : façonnages des corps, politiques des gestes, occupation des espaces, bruits, rythmes et musicalité, (a)narrativité du mouvement dansé, expérience spectatorielle, etc.

Ce premier numéro d’Images Secondes contribue à la réflexion actuelle sur la fécondité des entrelacs de la danse et du cinéma, à travers des perspectives diverses puisant dans les études cinématographiques, mais aussi les études en danse, la musicologie, la philosophie, la littérature, et les arts plastiques. Nous y accueillons des analyses portant sur des corpus très différents, de la fiction hollywoodienne aux essais expérimentaux en passant par des productions télévisuelles ; de la France des années 1920 à la Chine contemporaine en passant par la Rome de Fellini ; des « danses serpentines » à la street dance en passant par le butô et la danse postmoderne américaine.

All This Can Happen, Sihoban Davies & Davih Hinton, 2012

Cette diversité de corpus, d’époques, et de styles montre que la danse raconte toujours quelque chose de l’espace-temps dans lequel elle se déploie. C’est cette fonction que revêt la danse au cinéma qu’analysent les articles regroupés dans le premier temps de la revue. Fanny Beuré se demande ainsi comment la tension entre le groupe et l’individu dans les numéros chorégraphiés de la saga Step Up cristallise les difficultés des États-Unis à négocier la dialectique entre individualité et société, entre émancipation personnelle et inclusion sociale[2]. Emmanuel Cano analyse ensuite comment les moments de danse des films de Jia Zhang-ke inventent des gestes et des mouvements qui disent les mutations économiques et politiques propres à la Chine contemporaine[3]. Stéphanie Hontang examine la manière dont la cinématographie de Carlos Saura dans Argentina désincarne et diffracte les corps dansants pour mieux rendre compte de la dimension palimpseste des danses traditionnelles argentines[4]. Enfin, Simon Daniellou interroge la dimension subversive de la corporéité horrifique de Tatsumi Hijikata dans les films de Teruo Ishii, qu’il lit comme le gant retourné d’une société japonaise à la normalisation oppressante[5].

Un deuxième ensemble d’articles se concentre davantage sur la manière dont la danse infléchit la création cinématographique. Marina Vargau évoque d’abord la manière dont les moments de danse mettent en lumière de façon particulière le lien cinématographique intime entre Federico Fellini et la ville de Rome[6]. Barbara Janicas fait quant à elle l’hypothèse d’un modèle chorégraphique ayant eu un impact sur les théories du cinéma de la réalisatrice Germaine Dulac dans les années vingt[7]. Il est ensuite question de l’influence mutuelle de la danse et du cinéma. Johanna Renard explore les corporéités à l’œuvre dans les films d’Yvonne Rainer[8], puis Stéphanie Herfeld fait le pari d’une comparaison entre la pratique de la vidéaste Marie Menken, et les propositions chorégraphiques de Trisha Brown[9].

Les films de danse sont donc bien le fruit d’entrelacs et de porosités entre des pratiques chorégraphiques et cinématographiques. Possèdent-ils de ce fait des spécificités génériques ? Peut-on les considérer comme un corpus déterminé ? La contribution de Blas Payri l’affirme, en analysant l’usage particulier du son dans les cinédanses contemporaines[10]. Javier Ramirez Serrano souligne de son côté le caractère mouvant et évolutif du genre, en se demandant à quel point et depuis quand les cérémonies d’ouverture des Jeux Olympiques sont devenues des œuvres audiovisuelles plutôt qu’in situ[11]. Enfin, Aude Thuries met à l’épreuve cette hypothèse, en montrant que films de danse et films de super-héros partagent de nombreux motifs et dispositifs, tels que leur relation au corps, à la dramaturgie, et une mythologie commune[12].

La dernière partie de la revue propose un aperçu de quelques ressources complémentaires sur le sujet, qui illustrent notre désir d’ouverture non seulement à d’autres disciplines, mais aussi à d’autres modes de transmission et à d’autres territoires. Il est fondamental pour le dynamisme de la recherche de défricher les contenus disponibles en langues étrangères, et de travailler à les rendre accessibles. C’est ainsi qu’Elisa Uffreduzzi nous fait l’immense plaisir de proposer un texte en français sur les danses orientales dans le cinéma muet italien[13], élaboré à partir d’un article publié en italien en 2013[14], et de l’ouvrage de 2017 tiré de sa thèse, La danza nel cinema muto italiano[15]. Signaler les synergies éditoriales internationales est une autre façon de rendre compte de l’actualité d’un sujet de recherche. Paulina Ruiz Carballido et Ximena Monroy Rocha présentent donc ensuite un ensemble de cinq ouvrages intitulé La creación híbrida en videodanza (La création hybride en vidéodanse)[16]. Publication mexicaine diffusée dans plusieurs pays en langue espagnole, cette série réunit des articles d’auteurs issus principalement des deux continents américains, mais aussi d’Europe. Enfin, nous avons souhaité valoriser le matériau de base des études cinématographiques, en apportant de la visibilité à un ensemble d’archives filmiques sur la danse. Laurent Bismuth et Pierrette Lemoigne, du service Documentation des collections au CNC, offrent donc un aperçu de la richesse des collections des Archives Françaises du Film évoquant la danse classique jusqu’aux années soixante[17].

Toutes les contributions que nous avons rassemblées entrent dans la danse en étudiant la place centrale des corporéités les plus diverses et des gestes les plus variés au sein des images, de leur création, et de l’expérience de cinéma. Pour paraphraser Nicole Brenez, il est donc question, dans ce premier numéro d’Images Secondes, « de la danse en général, et du corps en particulier »[18]. Or, la danse ne s’arrête pas toujours aux corps et s’étend souvent à l’environnement immédiat, à la scénographie, au son. Revenir à la façon dont les corps en mouvement racontent quelque chose d’un lieu ou d’une époque et contaminent un processus de création est donc un parti-pris. D’un côté, cela « exprime le mouvement comme problème » sur le plan de la création et sur celui des relations humaines. En miroir, explorer les corps dansants au cinéma « permet de faire retour sur la nature même du mouvement, [d’en élucider et d’en approfondir] les formes et les puissances »[19]. En d’autres termes, danser au cinéma met en lumière les symptômes d’une époque et les rouages d’un dispositif. Mais dans un même mouvement, les images de danse offrent les remèdes à ces difficultés, en proposant une expérience esthétique singulière qui relie entre eux les corps à l’écran et ceux des spectateurs.

C’est pour approfondir ce lien que nous souhaitions construire ce premier numéro consacré à la danse sans quitter les figures humaines, et participer à l’intérêt contemporain porté au corps par une génération de chercheurs qui, au-delà des travaux qu’elle consacre à ce qu’on peut nommer « danse », est de plus en plus attentive à la chorégraphie de la mise en scène, à la lecture des gestes, et à l’empathie kinesthésique à l’œuvre dans les cinématographies d’hier et d’aujourd’hui. En outre, évoquer ce que les gestes dansés au cinéma disent du monde, la manière dont ils influencent la création et la réception des films, et les échanges et appropriations génériques qui traversent les films de danse constitue aussi, pour notre revue naissante, un positionnement éditorial à long terme. En nous plaçant dès à présent à un carrefour des disciplines, nous revendiquons en effet notre désir d’échanges et de rencontres, pour décentrer la pensée sur le cinéma, enrichir les corpus étudiés, et trouver de nouvelles clés de lecture des œuvres et des dispositifs.

Marion Carrot & Sophie Walon


[1] On décompte ainsi, parmi les ouvrages et thèses francophones sur le sujet :

  • Jacqueline Aubenas, Filmer la danse, Bruxelles, CGRI/Ministère de la communauté française de Belgique/La Renaissance du Livre, 2006
  • Stéphane Bouquet, Danse/Cinéma, Paris, CND/Capricci, 2012
  • Laurent Guido, L’âge du rythme. Cinéma, musicalité et culture des corps dans les théories françaises des années 1910-1930, Lausanne, Editions L’Age d’Homme, 2014
  • Marisa Hayes et Franck Boulègue, Art en mouvement : recherches actuelles en ciné-danse, Newcastle Upon Tyne, Cambridge Scholars Publishing, 2015
  • Patrick Louguet et Didier Coureau, Cinéma et danse, sensibles entrelacs, n° Hors-série de la revue CIRCAV de l’Université Lille-3, Paris, L’Harmattan, 2013
  • Alain Masson, Comédie Musicale, Paris, Stock Cinéma, 1981
  • Dick Tomasovic, L’art chorégraphique du cinéma, Paris, Presses Universitaires de France, 2009
  • Sophie Walon, Ciné-danse : histoire et singularités esthétiques d’un genre hybride, thèse de doctorat de l’Université Paris Science & Lettres, soutenue le 9 décembre 2016

[2] Fanny Beuré, « Le Spectacle de l’authenticité : filmer la street dance dans la saga Step Up »

[3] Emmanuel Cano, « La Danse et la mutation. Les formes de la danse dans le cinéma de Jia Zhang-ke »

[4] Stéphanie Hontang, « Danses et regards dans Argentina de Carlos Saura »

[5] Simon Daniellou, « L’ankoku butō de Tatsumi Hijikata : une attraction subversive au service du cinéma ero-guro de Teruo Ishii »

[6] Marina Vargau, « Attractions, danse et cinéma dans la Rome de Federico Fellini »

[7] Barbara Janicas, « Évocations de la danse dans les théories de Germaine Dulac »

[8] Johanna Renard, « Un Cinéma corporéel : la danse dans les films d’Yvonne Rainer (1970-1980) »

[9] Stéphanie Herfeld, « Marie Menken et Trisha Brown, une pensée à l’œuvre »

[10] Blas Payri, « Caractéristiques et fonctions de la musique et du son dans la vidéodanse »

[11] Javier Ramirez Serrano, « Les Chorégraphies des cérémonies olympiques, des films de danse »

[12] Aude Thuries, « Les Films de super-héros sont-ils des films de danse ? »

[13] Elisa Uffreduzzi, « Danse et orientalisme dans le cinéma muet italien »

[14] Elisa  Uffreduzzi, Orientalismo  nel  cinema  muto  italiano. Una  seduzione  coreografica, «  Cinergie.  Il  cinema  e  le  altre  arti  »,  n.s.,  n.3,  Mars 2013 (http://www.cinergie.it/?p=2295), pp.  20–30

[15] Elisa Uffreduzzi, La  danza  nel  cinema  muto  italiano,  Canterano  (RM),  Aracne, 2017

[16] Ximena Monroy Rocha et Paulina Ruiz Carballido, « La Création hybride en vidéodanse, une collection mexicaine et internationale ». Seul le premier tome de la collection est paru à l’heure actuelle : Ximena Monroy Rocha et Paulina Ruiz Carballido (dir.), Memoria histórica de la videodanza, México, Fundación  Universidad de las Américas Puebla, 2015

[17] Laurent Bismuth et Pierrette Lemoigne, « La Danse dans les collections du CNC »

[18] Nicole Brenez, De la figure en général et du corps en particulier, Bruxelles, De Boeck Université, 1998

[19] Nicole Brenez, De la figure en général et du corps en particulier, Bruxelles, De Boeck Université, 1998, p. 293