Rendre visible la bulle, révéler l’aveuglement. Stratégies figuratives à l’œuvre dans The Big Short (Adam McKay, 2015)

Clément Marguerite

Rendre visible la bulle, révéler l’aveuglement. Stratégies figuratives à l’œuvre dans The Big Short (Adam McKay, 2015)

Résumé 

Sorti en 2015 et réalisé par le cinéaste étasunien Adam McKay, The Big Short met en scène une poignée d’individus qui, plusieurs mois avant la crise des subprimes, ont « vu venir » l’éclatement de la bulle spéculative sur laquelle reposait alors l’essor du marché immobilier du pays. L’essentiel de notre propos consistera à analyser comment The Big Short, grand film sur la finance, se présente également comme une passionnante réflexion sur le regard.

Mots-clés 

spéculation, subprimes, crise, regard

Référence électronique pour citer cet article

Clément Marguerite, « Rendre visible la bulle, révéler l’aveuglement. Stratégies figuratives à l’œuvre dans The Big Short (Adam McKay, 2015) », Images secondes [En ligne], 04 | 2024. URL : http://imagessecondes.fr/index.php/2024/12/rendre-visible-la-bulle-reveler-laveuglement-strategies-figuratives-a-loeuvre-dans-the-big-short-adam-mckay-2015/

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Introduction

Dans un ouvrage qu’il consacre à une relecture du Capital, le théoricien marxiste étasunien Fredric Jameson écrit 

Personne n’a jamais vu cette totalité, le capitalisme n’est jamais visible en tant que tel, mais seulement en ses symptômes. Ce qui signifie que toute tentative de construire un modèle du capitalisme […] sera un mélange de réussite et d’échec : elle mettra en avant certains éléments, négligera d’autres caractéristiques ou donnera d’elles une représentation erronée. […] Il ne faut pourtant pas en tirer la conclusion que, puisque le capitalisme est irreprésentable, il est ineffable, une sorte de mystère dépassant le langage et la pensée ; mais au contraire qu’à cet égard on doit redoubler d’efforts pour exprimer l’inexprimable1.

Il semble assez juste de considérer avec Fredric Jameson que tout effort pour produire une description holistique du système capitaliste se heurte a priori à une forme d’irreprésentabilité. Comme le soulignent un certain nombre d’analyses proposées par Fredric Jameson, la nature éminemment tentaculaire et complexe du capitalisme tardif semble a priori poser problème aux descriptions textuelles et aux représentations visuelles qui tâchent d’en rendre compte in extenso2.

Les réflexions qui suivent se fondent sur l’hypothèse suivante : la finance constitue un objet de représentation qui confronte les cinéastes à une tension aporétique analogue à celle que relève ici Fredric Jameson. La nature partiellement immatérielle et le fonctionnement souvent opaque du système financier contemporain semblent en effet rendre celui-ci particulièrement difficile – si ce n’est impossible – à représenter en tant que tel. Nous avons à ce titre tendance à l’envisager comme une « totalité absente et irreprésentable3 », une entité impalpable, invisible et immatérielle, alors même que la finance occupe une place prépondérante dans notre conjoncture sociohistorique. S’ils souhaitent lutter contre cette tendance abstractive, artistes et cinéastes sont dès lors contraints de développer ce que l’on propose de nommer des stratégies figuratives, afin de tâcher, malgré tout, de « représenter l’irreprésentable ».

Une telle stratégie semble à l’œuvre dans The Big Short. C’est notamment ce que souligne Dork Zabunyan lorsqu’il inscrit le film d’Adam McKay dans un ensemble d’œuvres artistiques qui « tentent de rendre sensible un corps qui résiste effectivement à toute représentation, à toute figuration, “jamais donné pour lui-même4”». À l’instar d’un certain nombre d’œuvres cinématographiques qui prennent à bras le corps les problèmes figuratifs soulevés par la mise en image du système capitaliste (du projet inachevé de Sergueï Eisenstein d’adaptation du Capital de Marx5 jusqu’au documentaire réalisé par Justin Pemberton en 2019 à partir de l’ouvrage Le Capital au XXIe siècle (2013) de l’économiste Thomas Piketty), le film d’Adam McKay déploie plusieurs procédés filmiques qui tendent à produire une représentation – nécessairement lacunaire, parfois discutable – des processus qui ont mené le monde financier à la crise de 2007-2008. Ce faisant, il est tentant de considérer que The Big Short livre bel bien quelque chose comme une image de la finance. Nous proposons d’analyser la manière dont cette entreprise figurative se déploie sur trois plans – narratif, figuratif et théorique.

Nous observerons d’abord comment la structure narrative de The Big Short tend à adjoindre des questionnements économiques et perceptifs. Nous envisagerons ensuite comment les images du film donnent une résonance plastique aux dynamiques sociopolitiques qui sous-tendent la crise des subprimes et ses prémices. Nous tâcherons enfin d’esquisser l’horizon théorique dessiné par la pratique cinématographique d’Adam McKay, en insistant notamment sur la dimension brechtienne de son recours réflexif à une esthétique que l’on pourrait qualifier de « postmoderne ».

Apercevoir la crise qui vient

De nombreux aspects de la trame narrative de The Big Short tendent à déplacer sur le terrain de la perception l’ensemble des questionnements financiers évoqués au cours du film. C’est principalement à travers cette articulation qu’émerge la dimension critique de l’œuvre d’Adam McKay. Inspirée du livre d’enquête éponyme écrit par le journaliste Michael Lewis, l’intrigue de The Big Short repose essentiellement sur une attente : voyant venir la crise qui guette le marché immobilier américain, une poignée d’investisseurs décident de « parier contre » les MBS (mortgage-backed securities, titres adossés à des créances hypothécaires ou créances hypothécaires titrisées), un type de montage financier particulièrement opaque, complexe et lucratif, composé de prêts hypothécaires dont la faillite contribua grandement à la plongée de l’économie étasunienne, puis mondiale, dans la crise de 2007-2008. Dès l’ouverture du film, une voice over associe l’attente de cette faillite à un questionnement optique : « Il y en a eu certains qui l’ont vu venir. Ces outsiders perçurent l’immense mensonge au cœur de l’économie, et ils le perçurent en faisant ce que le reste des idiots n’avait jamais pensé à faire : ils ouvrirent leurs yeux6. » D’emblée, The Big Short ramène les questions financières qu’il aborde à une affaire de regard et d’attention. Une courte séquence mettant en scène Michael Burry, un analyste financier interprété par Christian Bale, met littéralement en images cette jonction, comme le décrit Dork Zabunyan 

Devant son ordinateur, le personnage de Burry découvre progressivement la bulle qui soutient le marché de l’immobilier aux États-Unis : son œil suit les chiffres qu’il fait défiler à toute allure sur son écran, jusqu’à donner l’impression de pénétrer dans l’image tramée de son matériel informatique. Comme si, pour le dire autrement, son œil touchait les transactions financières dont les protagonistes n’entrevoient guère l’éclatement à venir : la caméra de McKay se fait haptique7.

Le nœud dramatique de The Big Short s’articule ainsi autour du « pari » de ses personnages principaux, qui décident de contracter auprès de grosses banques des CDS (credit default swaps, couvertures de défaillance ou dérivés sur événement de crédit ou permutations de l’impayé), une forme d’assurance qui mise sur la perte de valeur des MBS. Lorsque les défauts de paiement affecteront 8 % des prêts hypothécaires qui composent les MBS, la valeur de ces produits financiers sera déclarée nulle et les banques seront dans l’obligation de verser des sommes d’argent colossales aux bénéficiaires de ces assurances. À travers ce pari, le film épouse la perspective d’outsiders, d’individus que leurs choix opposent au reste du monde de la finance – c’est d’ailleurs cette opposition qui donne son titre au film8. À ce stade, l’affaire paraît se résumer à une série de calculs : la machine financière semble après tout répondre à une loi du nombre qui la rend a priori étrangère au mensonge. Or, c’est précisément cette croyance que vient battre en brèche la suite du film.

Au fil des mois qui suivent la contractualisation des CDS, une série d’indicateurs annoncent de plus en plus clairement l’effondrement progressif du marché immobilier étasunien. Or, rien ne se passe. Reconnaissant à demi-mot un léger et temporaire ralentissement de l’investissement immobilier (réputé pour être des plus stables, depuis des décennies), personne ne fait rien – ni les traders, ni les journalistes, ni même les agences de notation en charge d’évaluer la valeur des MBS. Assez rapidement, la question de savoir comment percevoir la catastrophe économique qui s’annonce en laisse entrevoir une autre : pourquoi les acteurs du monde financier ne prêtent-ils aucune attention aux symptômes qui attestent l’effondrement du marché immobilier étasunien ? « Everybody’s wrong » : cette réplique, prononcée par plusieurs protagonistes au cours du film, traduit bien la dissonance perceptive qui oppose leur lecture du marché immobilier et l’interprétation consensuelle qui dicte les placements de l’immense majorité des investisseurs9. Le pari des personnages de The Big Short prend dès lors assez rapidement les allures d’un rapport de force.

L’inertie observée avec stupeur par les protagonistes du film repose sur une équation simple : si rien n’est rendu perceptible, rien ne sera perçu ; si rien n’est perçu, rien ne se passera. Tant que personne n’imposera au sein de l’espace public l’idée que le marché immobilier traverse une crise, alors cette crise pourra parfaitement rester inaperçue par l’ensemble des acteurs du monde financier. Or, rendre saillante une telle idée est loin d’être à la portée de tout le monde. La nature immatérielle et le fonctionnement tentaculaire du système financier mondialisé nous rendent tributaires de certaines instances, qui ont la charge de produire une représentation publique de l’état du marché financier – dès lors que ce dernier n’est pas, à proprement parler, directement « observable ». Le rapport de force qui sous-tend le récit proposé par The Big Short permet ainsi à Adam McKay de mettre en lumière le pouvoir qu’accorde l’organisation du monde financier aux institutions en charge de rendre intelligible – et donc en un certain sens visible – l’état de l’économie étasunienne.

Or, tout se passe comme si l’attitude de ces instances se caractérisait par une forme de déni : tous les marqueurs indiquant cette crise sont disponibles à qui voudrait les voir, mais personne (ni le grand économiste Alan Greenspan ni le Wall Street Journal) ne semble prendre acte du sinistre horizon économique qui se profile. Le film d’Adam McKay met alors en scène l’émergence d’un doute : ce déni est-il vraiment accidentel ? Alors que nombre de banques ont placé énormément d’argent dans des MBS, plusieurs personnages finissent par se demander si cette inertie systémique ne serait pas une manière pour lesdites banques d’« acheter du temps », de liquider leur MBS et de contracter des CDS afin de sortir aussi indemnes que possible de la crise, une fois celle-ci ouvertement diagnostiquée. Sur ce point, The Big Short ne manque pas de souligner le rôle prépondérant joué par les médias et les instances de régulation financière dans la catastrophe économique de 2007, en dénonçant notamment leur évidente collusion avec les intérêts de certains acteurs financiers.

Une séquence semble particulièrement emblématique de ce constat critique. Elle donne à voir la visite de Mark Baum (Steve Carell) à une employée de l’agence de notation Standard & Poor’s, en charge de l’évaluation de la majorité MBS. De retour d’un rendez-vous chez l’ophtalmologue, celle-ci est affublée d’une paire de lunettes à l’épaisseur absurde, métaphore ironique et assez grossière de l’aveuglement de l’institution qu’elle incarne. Des lunettes qu’elle ôtera précisément au moment de confesser à Mark : « Si nous ne leur donnons pas les notes qu’ils veulent, ils iront […] au bout de la rue. Si nous ne travaillons pas avec eux, ils iront voir la concurrence10 ». Cette séquence vise moins à produire un effet dramatique et spectaculaire de révélation qu’une l’illustration (littérale, presque pédagogique) d’un des processus qui a contribué à précipiter la déroute du marché immobilier américain. Lorsque les instances en charge de produire un aperçu de l’état du marché financier constituent un marché en soi, leurs intérêts propres sont inévitablement susceptibles d’entrer en conflit avec leur rôle vis-à-vis de l’intégrité et de l’équilibre de l’ensemble du système financier. Si la majorité des acteurs du monde financier s’accordent pour affirmer que le marché immobilier est bien portant, personne ne disposera de moyens suffisants pour affirmer publiquement le contraire de manière crédible : le marché immobilier est bien portant. Tout cela constitue in fine une affaire de représentation collective et de consensus. Dès lors, le questionnement abordé par le film d’Adam McKay semble dépasser les considérations strictement financières, pour mettre en jeu des dynamiques qui sous-tendent la culture visuelle contemporaine dans son ensemble. Le visible, comme bien d’autres domaines, est le théâtre de rapports de force dictés par certains intérêts – ou plutôt par les intérêts de certain·es. Quand la plupart des médias mainstream dépendent d’intérêts politiques, industriels ou financiers, il est plus que tentant de voir dans The Big Short une critique acerbe du fait que notre regard et notre attention sont l’objet d’une capitalisation dont les enjeux sont tout sauf transparents.

La trame narrative de The Big Short propose ainsi une jonction critique entre un questionnement des dynamiques et mécanismes économiques qui ont causé la crise des subprimes, et une réflexion sur le regard, portant essentiellement sur les instances qui assurent sa médiation au sein du corps social. Ce faisant, la question de la perception cesse d’être l’apanage de considérations esthétiques : elle devient politique, dès lors qu’elle engage une conjoncture conflictuelle dont les conséquences concernent le plus grand nombre. En ce sens, The Big Short s’inscrit dans la continuité d’un questionnement que le cinéma d’Adam McKay explore inlassablement film après film. Depuis ses premières comédies absurdes (notamment Anchorman en 2004, et sa suite en 2013), jusqu’aux plus sérieux, comme Vice (2018) et Don’t Look Up (2021), avec lesquels The Big Short forme comme une trilogie, moins satirique et plus ouvertement critique, le cinéma d’Adam McKay ne cesse de montrer et d’interroger la manière dont notre perception du monde est nécessairement tributaire d’une médiation, elle-même soumise aux intérêts de ceux qui sont en moyens de façonner les représentations qui dominent le consensus néolibéral contemporain.

Flux d’images, flux de capitaux

Nous aimerions maintenant envisager comment cette articulation critique entre finance et perception, dont nous avons jusqu’ici tâché de rendre compte sur le plan narratif, se manifeste également dans la matière des images filmiques mobilisées par Adam McKay. Cette résonance plastique se traduit notamment par un parallèle entre la circulation des flux de capitaux financiers et la circulation massive des flux d’images qui jonchent la conjoncture visuelle contemporaine. À l’instar de Vice et Don’t Look Up, la mise en scène d’Adam McKay donne en effet à la matière de The Big Short l’informe consistance d’un flux. Les images filmiques donnent l’impression de prolonger, voire d’incarner, quelque chose du mouvement vertigineux qui caractérise la circulation des capitaux au sein du système financier mondialisé. Comme le suggère encore Dork Zabunyan, le film d’Adam McKay obéit en ce sens à une « stratégie artistique [consistant] davantage à suivre le sillage de ces flux au lieu de chercher à les interrompre, comme si la mise en lumière de leur mécanisme résidait dans un suivi de ces hautes vitesses, jusqu’au moment où elles se retournent contre elles-mêmes, selon une sorte de correspondance entre une matière sensible “bourgeonnante” et un moment de dérèglement du capitalisme11

The Big Short n’est bien sûr ni le premier ni le seul film à s’être confronté au projet de mettre en image le monde de la finance. Du formidable American Madness (1932) réalisé par Frank Capra au Wall Street (1987) d’Oliver Stone, plusieurs films ont tâché de porter un regard sur ce domaine d’activité, malgré son apparente complexité et sa relative opacité. Il convient toutefois de remarquer que le film d’Adam McKay ne promet pas stricto sensu une plongée au cœur du monde de la finance. Les figures autour desquelles se déploie le film sont relativement marginales, et c’est d’abord la mise en scène du rapport de force qui les oppose aux acteurs mainstream de la finance qui semble intéresser Adam McKay. The Big Short se préoccupe a priori moins de « dévoiler les coulisses de Wall Street » (à l’instar du film d’Oliver Stone) que d’observer et illustrer les processus et les enjeux qui sous-tendent ce rapport de force. La principale spécificité de la démarche d’Adam McKay tient à sa manière d’envisager les rapports entre notre regard et la finance à travers ce que nous tenterons de définir comme une poétique, voire une politique, de la distraction12. La courte citation de Mark Twain qui ouvre le film a en ce sens une valeur programmatique : « Ce n’est pas ce que vous ne savez pas qui vous porte préjudice. C’est ce dont vous êtes sûrs et qui est tout simplement faux13. »

Comment se traduit visuellement la dynamique distractive questionnée et travaillée par le cinéma d’Adam McKay ? Dès la première séquence du film, ce dernier met en place un geste cinématographique que la suite du film et ses films suivants vont prolonger. Il consiste à mobiliser une myriade de plans très courts, prélevés dans un corpus extradiégétique foisonnant, constitué d’images d’Épinal de la société de consommation mondialisée (fragments de clips musicaux, marques célèbres, effigies du star-system, etc.). Ce qui se présente comme un amoncellement de fragments visuels14 vient faire effraction au milieu de l’ouverture de The Big Short, et de nombreuses autres séquences du film. Alors qu’une voice over introduit les spectateur·rices aux principes des MBS à travers la présentation de la figure de Lewis Ranieri, leur principal inventeur, une musique funk vient singer l’emballement qu’a provoqué cette innovation au sein du monde financier des années 1970 : « L’argent s’est mis à pleuvoir et, pour la première fois, les banquiers passèrent du Country Club au club de striptease15 », annonce la voice over. Quelques plans de traders surexcités dans l’enceinte d’un strip club précèdent alors une série d’images d’immeubles new-yorkais en construction, du premier modèle de Macintosh, d’un tableau de Jean-Michel Basquiat, d’un personnage de la série South Park, de Ronald Reagan, de Tom Cruise dans son costume de Top Gun, etc. La survenue de cet agrégat d’images majoritairement fixes opère une bascule dans un autre régime d’images, a-cinématographique, qui ne donne pas grand-chose d’autre à voir qu’une forme de vague spectacle du triomphe du modèle économique étasunien.

La dynamique de flux qui caractérise ces déversements d’images hétérogènes semble par ailleurs contaminer jusqu’à la plasticité des images diégétiques de The Big Short16. En effet, un nombre assez impressionnant de plans du film paraissent comme « écourtés » par les coupes du montage, ou sont pendant quelques secondes l’objet de ralentissements ou d’arrêts sur image. Ce sentiment est amplifié par un filmage essentiellement réalisé en caméra épaule et la survenue de très nombreux plans de coupe. Ces opérations tendent à donner à The Big Short les allures d’un film distrait – une impression que redoublent les gestuelles et les comportements souvent loufoques et imprévisibles de plusieurs personnages du film (notamment ceux qu’interprètent Ryan Gosling, Steve Carell et Christian Bale). Cet emballement peut faire penser à l’accélération rythmique qui caractérise la seconde moitié d’American Madness (1932). Au milieu du film de Frank Capra, dont l’intrigue se déroule lors de la Grande Dépression des années 1930, la banque tenue par Thomas Dickson (Walter Huston) est victime d’une rumeur de faillite, qui pousse la plupart de ses clients à essayer de retirer leur argent – risquant effectivement de plonger ladite banque dans une crise de liquidité. Dès lors, l’ensemble du film est entraîné dans un rythme effréné, où les courses incessantes des personnages résonnent avec la rapide succession des séquences du film lui-même. En comparaison, dans The Big Short, ce phénomène d’emballement se généralise et s’annonce dès les premières minutes.

Une courte séquence semble particulièrement emblématique de la manière dont The Big Short articule cette esthétique du flux avec le propos critique qu’il tâche de développer quant aux prémices de la crise de 2007-2008. Au début du film, alors que le personnage interprété par Steve Carell marche dans une rue bondée du financial district new-yorkais en téléphonant à sa femme, il lui dit : « C’est un sacré bordel ici, chérie. Tu n’as pas idée du genre de conneries que les gens font. Et tout le monde se promène comme s’ils étaient dans un fichu clip d’Enya17 ». Des plans de coupe figurent alors des gens qui sourient en marchant dans la rue, un moineau qui prend son envol, ou encore un couple qui s’embrasse. Ces rapides plans de coupe successifs ont du sens dans cette situation diégétique, en renvoyant à l’attention que porte le personnage de Steve Carell à son environnement immédiat. Cependant, ces images se rapprochent également, dans l’économie globale du film, des innombrables effractions visuelles extradiégétiques qui exposent les spectateur·rices aux clichés de l’imaginaire capitaliste. Ainsi, on peut lire cette séquence comme une manière de joindre littéralement les flux visuels et le déni collectif vis-à-vis de la crise économique des subprimes.

Ainsi montées et montrées, toutes ces images sont comme vidées d’une part importante de leur poids, de leur substance. Ce phénomène semble à ce titre illustrer la manière dont Annie Le Brun a pu analyser le « décollement » du signifié et du signifiant à l’œuvre dans notre culture visuelle contemporaine, laquelle semble davantage préoccupée par la distribution massive des flux d’images que par la signification intrinsèque et l’expérience esthétique que celles-ci sont susceptibles de véhiculer. Ce que l’autrice désigne comme une « dictature du visible » instaurée par un « régime distributif de l’image18 » entre largement en écho avec les analyses « iconomiques19 » développées par Peter Szendy. À la lumière des analyses produites par ces deux auteur·rices, il est tentant d’envisager les gestes de montage proposés par Adam McKay comme une manière d’entrer en résonance, sinon de donner corps, aux flux de capitaux après lesquels semblent courir ses images. En suscitant visuellement l’impression d’une juxtaposition hâtive de signifiants pauvres, sinon vides, la mise en scène du cinéaste semble insister sur la valeur circulatoire d’une part toujours plus importante des images qui composent notre paysage visuel contemporain, prenant ainsi à la lettre l’observation proposée par Peter Szendy : « Leur appauvrissement qualitatif augmente leur pouvoir disséminant20 ». Dans cette mise en balance de la valeur de circulation et de la tendance à l’abstraction des images, le procédé filmique mobilisé par Adam McKay traduit plastiquement tout un pan du questionnement critique développé par son film : quelque chose, dans la manière dont circulent aujourd’hui les images et les représentations, fait littéralement obstacle à une compréhension processuelle du monde contemporain. Tout se passe comme si la dynamique distractive inhérente aux flux visuels déployés par le montage de The Big Short entrait en correspondance avec l’opacité du système financier contemporain, dont Adam McKay tâche de dénoncer les dérives et de dépasser, autant que faire se peut, la dimension irreprésentable. En inscrivant la distraction jusque dans la chair de ses images, Adam McKay suggère une correspondance, voire une équivalence, entre le principe sous-tendu par les flux visuels du régime distributif contemporain, héritier du spectacle debordien, et la dimension abstractive qui a participé au déni du monde financier quant aux prémices de la crise des subprimes.

Postmodernisme, publicité et distanciation

Est-ce à dire que The Big Short endosse de manière désabusée une forme postmoderne, où l’expérience du visible correspondrait avant tout à celle d’une surface21 ? Adam McKay se contente-t-il de traduire en images un ensemble de dynamiques qu’il s’agirait d’accepter avec résignation ? Absolument pas, dans la mesure où le recours à ces dynamiques visuelles constitue le socle d’une critique par l’image. Nous tâcherons de rendre compte de ceci en envisageant la portée théorique de la mise en scène critique proposée par Adam McKay. Le réalisateur de The Big Short ne se contente pas de mobiliser une imagerie stérile pour déplorer quelque chose comme une mort de l’image contemporaine. Il serait malhonnête de considérer The Big Short comme une œuvre cynique. Pour le comprendre, il semble important de distinguer, à l’instar de Fredric Jameson, les œuvres qui se présentent comme les symptômes d’une époque postmoderne, de l’interrogation critique que soulèvent les enjeux du postmodernisme22. C’est plutôt vers une telle interrogation que tend le film d’Adam McKay23. Prendre au sérieux, en essayant de la comprendre, la nature précise du discours critique proposé par The Big Short à l’encontre des rapports que le capital agence entre notre regard et le monde de la finance, nous permettra de nous faire une idée plus claire de cette distinction.

Si Adam McKay donne aux images de son film la texture d’un flux (que ce soit, comme nous venons de le voir, par l’insert d’amoncellements d’images hétérogènes ou par la manière dont il monte ses propres images), il ménage également des moments de rupture qui viennent suspendre – et souvent prendre à contre-pied – cette dynamique et les enjeux qu’elle charrie. Trois séquences sont à ce titre particulièrement intéressantes. Elles reposent toutes sur le principe suivant : une célébrité incarne son propre rôle, et s’adresse directement aux spectateur·rices afin de leur expliquer le sens d’une notion financière complexe. À travers nombre de regards caméra et de raccourcis simplistes, le chef cuisinier Anthony Bourdain et les actrices Margot Robbie et Selena Gomez (trois figures très médiatisées de la pop culture étasunienne) expliquent le sens et l’application de notions financières obscures, à commencer par les MBS, sur lesquels repose l’essentiel de l’intrigue du film. Ainsi, une quinzaine de minutes après le début de The Big Short, une voice over annonce 

Titre adossé à des créances hypothécaires, subprimes, tranche de crédit… C’est assez déroutant, pas vrai ? Ça vous ennuie ? Ça vous donne l’impression d’être stupide ? Eh bien, c’est le but. Wall Street adore utiliser ces termes opaques pour vous donner l’impression qu’eux seuls peuvent faire ce qu’ils font. Ou même mieux, pour que vous leur foutiez la paix. Alors voici Margot Robbie dans un bain moussant pour vous expliquer tout ça24.

Une séquence donne alors effectivement à voir Margot Robbie dans un bain moussant, en train de siroter du champagne et d’expliquer avec des mots très simples, voire crus, le fonctionnement des fameux MBS dont la faillite a largement contribué à causer la crise de 2007, et les enjeux du pari auquel se livrent les personnages de The Big Short. Plus tard, Anthony Bourdain et Selena Gomez expliqueront le fonctionnement de produits financiers encore plus élaborés, en préparant une soupe de poisson et en jouant au blackjack.

À travers ces séquences, Adam McKay subvertit des formes ouvertement inspirées de l’esthétique publicitaire. Il est de bon ton de considérer la publicité comme une forme visuelle qui aliène notre regard. Or, Adam McKay fait le pari de retourner le type de visibilité produit par cette pratique de l’image, afin de défaire les évidences consensuelles qu’elle sert généralement à conforter. Ainsi, Margot Robbie n’hésitera pas à affirmer, à la manière d’un slogan publicitaire aussi lucide que démagogique : « Dès que vous entendez subprimes, pensez : merde25. » Ce faisant, le réalisateur met au service de son projet critique la surlisibilité des formes audiovisuelles que certain·es, à l’instar de Daney avec son concept de « visuel26 », ont pu nommer « monoforme27 » ou encore « spectacle28 ». Il est alors tentant de rapprocher la pratique d’Adam McKay de ce que Fredric Jameson appelle la « cartographie cognitive » et qu’il définit comme une « culture politique pédagogique qui cherche à doter le sujet individuel d’un sens nouveau et acéré de sa place dans le système mondial29 ». Le postmodernisme du film d’Adam McKay se laisse ainsi volontiers appréhender dans la continuité du projet esquissé par Fredric Jameson : « permettre au sujet individuel de produire une représentation situationnelle dans cette totalité plus vaste et véritablement non représentable que constitue l’ensemble des structures de la société30 ».

Un détour par certaines réflexions de Bernard Stiegler permet de préciser ces analyses. Stiegler propose de nommer « prolétarisation » la « perte d’autonomie de la pensée » à laquelle nous confrontent certaines évolutions technologiques, et notamment ce qu’il désigne comme « l’automatisation numérique généralisée31 ». Or, l’un des exemples mobilisés par le philosophe, afin d’illustrer son propos, concerne précisément la crise des subprimes 

Je voudrais rappeler […] que lorsque Alan Greenspan a dû rendre compte à la chambre des représentants des États-Unis de ce qui avait conduit à l’effondrement de Lehmann Brothers en passant par les subprimes et Madoff, son système de défense avait consisté à répondre que, dans un tel monde automatisé, il n’était plus possible de comprendre les conditions du fonctionnement économique32.

Cet exemple souligne les enjeux politiques propres à la dimension retorse et mystifiante qui sous-tend la complexité de l’organisation du système financier contemporain. Nous sommes de plus en plus dépossédés de nos capacités à penser et nous représenter le monde de la finance et son fonctionnement. C’est précisément contre ce phénomène de « prolétarisation » de notre rapport à l’économie que s’inscrit la démarche cinématographique d’Adam McKay. Le recours démagogique à l’esthétique publicitaire opéré par le cinéaste peut en effet être envisagé comme une stratégie visant directement à défaire cette forme d’aliénation induite par l’opacité du système financier contemporain.

En ce sens, la manière dont The Big Short détourne les idéaux de transparence et de communication qui régissent la publicité – et de larges pans de la culture visuelle contemporaine – prend les apparences d’une entreprise brechtienne. Tout se passe comme si le but poursuivi par le film d’Adam McKay consistait à « dénaturaliser » notre rapport aux représentations qui dominent la conjoncture visuelle contemporaine, afin de rendre notre regard sensible aux enjeux idéologiques qui le traversent. Si The Big Short peut être envisagé comme une œuvre « réaliste », ce n’est pas seulement parce que ce qu’il montre est « inspiré d’une histoire vraie » ou parce qu’il nous permettrait d’avoir sous les yeux une représentation « authentique » des magouilles de Wall Street. Le film met également en lumière les logiques et les processus qui sous-tendent l’immense pouvoir dont bénéficient aujourd’hui certains acteurs du monde financier, suivant un réalisme processuel et matérialiste analogue à celui qu’a (re)défini Bertolt Brecht33. Ainsi, à travers nombre de regard caméra et d’adresses aux spectateur·rices, les personnages de The Big Short font plus que mettre à mal le « quatrième mur » : iels mettent en œuvre un court-circuitage idéologique de nature proprement publicitaire, de manière à battre en brèche le voile d’apparente complexité avec lequel le monde de la finance cherche à soustraire ses activités à toute visibilité publique. Ces procédés répondent bel et bien à une forme de distanciation, dont Georges Didi-Huberman résume le principe lorsqu’il écrit à propos de la poétique de Brecht : « Montrer que l’on montre, c’est ne pas mentir sur le statut épistémique de la représentation : c’est faire de l’image une question de connaissance et non d’illusion34. »

Cette brève mise en perspective théorique de l’œuvre d’Adam McKay avec certaines réflexions empruntées à Brecht, Stiegler et Fredric Jameson laisse ainsi entrevoir un dépassement du constat pessimiste auquel nous confronte son analyse des processus par lesquels le monde de la finance se donne à percevoir dans la conjoncture visuelle contemporaine. Moins cynique que matérialiste, le postmodernisme d’Adam McKay permet d’envisager une politique de l’image qui se distingue de la résignation affichée par de larges pans de la production cinématographique contemporaine qui tâche de critiquer les dérives du capitalisme tardif.

Conclusion

On pourrait résumer ainsi le propos iconomique de The Big Short : en proposant un parallèle entre le déni du monde financier à l’égard des marqueurs annonçant la crise, et la dynamique de distraction qui agite la culture visuelle mainstream, le film tâche de politiser notre perception du rôle des images au sein des grands récits consensuels produits par le capitalisme tardif. Ce constat n’est pas particulièrement novateur : on pourrait par exemple remonter à l’école de Francfort pour observer les prémices d’une telle critique des soubassements idéologiques de l’industrie culturelle35. L’originalité du travail cinématographique d’Adam McKay tient plutôt à la manière dont son film opère une jonction visuelle entre les flux d’images contemporains et les problèmes figuratifs que soulève l’abstraction du système financier mondialisé. Par sa nature, la finance confronte tout effort de mise en image à une question : « Comment les éléments de l’ici-et-maintenant pourraient-ils exprimer et désigner une totalité absente et irreprésentable36? »

La réponse proposée par Adam McKay, depuis The Big Short et jusqu’à Don’t Look Up, repose sur une pratique « impure37 » du cinéma, un travail de sape retournant contre le consensus néolibéral contemporain les dynamiques et les pratiques visuelles qui le consolident habituellement. C’est l’un des principaux ressorts de la stratégie figurative de The Big Short, et le principal horizon dessiné par les procédés filmiques qui lui permettent de produire, malgré tout, une représentation critique du système financier contemporain et de ses travers.

Dans cette œuvre aux accents jamesoniens et brechtiens, Adam McKay semble prendre ses distances avec le cynisme qui gangrène de larges pans du cinéma contemporain. Alors que l’intrigue du film se prêterait assez facilement à une forme de nihilisme, les personnages (qui vont gagner des centaines de millions de dollars grâce à leur pari) finissent par percevoir l’effondrement de l’économie américaine pour ce qu’il est : une véritable catastrophe. La manière dont The Big Short se confronte aux problèmes perceptifs qu’il convoque peut donc être envisagée comme un effort pour prendre la juste mesure de cette catastrophe, malgré l’opacité qui caractérise notre perception du monde financier contemporain. Alors que deux jeunes traders s’enthousiasment en comprenant que leurs prévisions semblent être opérationnelles, leur collègue, interprété par Brad Pitt, leur rappelle 

Vous venez de parier contre l’économie américaine – ce qui veut dire que, si nous avons raison, des gens vont perdre leur foyer, des gens vont perdre leur emploi, des gens vont perdre leurs économies et leur retraite. Vous savez ce que je déteste à propos du milieu bancaire ? Il réduit les hommes à des statistiques. Voici une statistique : chaque point de chômage supplémentaire, ce sont quarante mille personnes qui meurent38.


Clément Marguerite

Clément Marguerite est doctorant à l’Université Paris 8 – Vincennes – Saint-Denis (EDESTA – ESTCA), où il prépare sous la direction de Dork Zabunyan une thèse intitulée Cinéma et « post-vérité » : enjeux esthétiques, politiques, cartographiques. La principale hypothèse de travail qui guide ses recherches consiste à envisager le cinéma comme un outil pour affiner la connaissance des problématiques qui sous-tendent les phénomènes désignés par la notion de « post-vérité ». À travers une analyse cinématographique des pratiques et objets audiovisuels qui accompagnent les formes contemporaines de désinformation, de populisme, de complotisme et de propagande, ses réflexions visent à préciser et approfondir la compréhension des articulations entre images, vérité et pouvoir politique au sein du paysage audiovisuel contemporain.


  1. Fredric Jameson, Représenter Le Capital. Une lecture du livre I, Nicolas Vieillescazes (trad.), Amsterdam, Paris, 2017, pp. 17-18.
  2. Pour une analyse détaillée des enjeux qui sous-tendent ces questions, nous renvoyons aux ouvrages de Fredric Jameson Le Postmodernisme ou la Logique culturelle du capitalisme tardif, F. Noveltry (trad.), Paris, Beaux-Arts de Paris, 2012 ; Représenter Le Capital. Une lecture du livre I, op. cit. ; La Totalité comme complot. Conspiration et paranoïa dans l’imaginaire contemporain, Paris, Les Prairies Ordinaires, 2007 et Fictions géopolitiques. Cinéma, capitalisme, postmodernité, Nicolas Vieillescazes et Jennifer Verraes (trad.), Paris, Capricci, 2011.
  3. Fredric Jameson, Fictions géopolitiques. Cinéma, capitalisme, postmodernité, op. cit., p. 31.
  4. Dork Zabunyan, « Les deux flux du capital » dans P. Szendy, Le Supermarché des images, Paris, Gallimard, 2020, p. 197.
  5. Nous renvoyons notamment ici le lecteur aux travaux d’Elena Vogman, et notamment à son ouvrage à paraître La Danse des valeurs. Sergueï Eisenstein et le Capital de Marx, T. Vercruysse (trad.), Dijon, Les Presses du Réel, 2024.
  6. « There were some who saw it coming. […] These outsiders saw the giant lie at the heart of the economy, and they saw it by doing something that the rest of the suckers never thought to do: they looked. »
  7. Dork Zabunyan, op. cit., p. 201.
  8. Le verbe « to short » désigne en effet l’activité financière à laquelle se livrent les protagonistes du film, lorsqu’ils parient contre la solvabilité des prêts hypothécaires qui composent les MBS, en contractant un grand nombre de CDS.
  9. Nous employons ici la notion de consensus à la suite des réflexions déployées par la philosophie de Jacques Rancière, au sein d’ouvrages comme La Mésentente. Politique et philosophie, Paris, Galilée, 1995 ; Chroniques des temps consensuels, Paris, Seuil, 2005 ou encore Le Spectateur émancipé, Paris, La Fabrique, 2008. Pour Jacques Rancière, le consensus désigne « l’accord entre sens et sens, c’est-à-dire entre un mode de présentation sensible et un régime d’interprétation de ses données. Il signifie que, quelles que soient nos divergences d’idées et d’aspirations, nous percevons les mêmes choses et nous leur donnons la même signification. » Il souligne que « le contexte de la globalisation économique impose cette image d’un monde homogène où le problème pour chaque collectivité nationale est de s’adapter à une donnée sur laquelle elle n’a pas de prise ». Jacques Rancière, Le Spectateur émancipé, op. cit., p. 75.
  10. « If we don’t give them the ratings, they’ll go […] right down the block. If we don’t work with them, they will go to competitors. »
  11. Dork Zabunyan, op. cit., p. 201.
  12. Pour une lecture politique plus profonde de la manière dont se déploie le phénomène de distraction dans la conjoncture visuelle contemporaine, se rapporter à l’ouvrage collectif dirigé par Dork Zabunyan et Paul Sztulman, Politiques de la distraction, Dijon, Presses du réel, 2021.
  13. « It ain’t what you don’t know that gets you into trouble. It’s what you know for sure that just ain’t so. »
  14. Dans ce contexte-ci, nous empruntons la notion de visuel à Serge Daney, qui l’employait afin de désigner la pauvreté de la matière télévisuelle, qu’il opposait aux potentialités esthétiques du cinéma: « Il n’y a pas d’image à la télévision. […] ce qui est donné à voir, ce ne sont pas des images, ce sont des flux visuels. Le visuel se réduit à des signaux, à une codification, à une signalisation qui suffisent largement pour le peu d’information qui est véhiculé par la télévision » Brigitte Le Grignou, « La parole du zappeur. Entretien avec Serge Daney (Libération, décembre 1988) », Quaderni, vol. 8, no 1, 1989, p. 89.
  15. « The money came raining down, and for the first time, the bankers went from the country club to the strip club. »
  16. L’un des premiers penseurs de l’image à s’être intéressé à l’application de cette notion de flux est l’essayiste Raymond Williams, qui en analysait les conséquences esthétiques et sociales dans Raymond Williams, Television. Technology and Cultural Form, Londres, Fontana/Collins, 1974.
  17. It is a shit storm out here, sweetie. You have no idea the kind of crap people are pulling. And everyone’s walking around like they’re in a goddamn Enya video.
  18. Annie Le Brun et Juri Armanda, Ceci tuera cela. Image, regard et capital, Paris, Stock, 2021.
  19. Le philosophe propose en effet cette qualification « pour désigner ainsi, d’un mot-valise, les enjeux de la circulation et de la valeur économique des images » Peter Szendy, Le Supermarché du visible, Paris, Minuit, 2017, p.13.
  20. Ibid., p. 160.
  21. La notion de surface est en effet le principal critère que Fredric Jameson retient pour analyser les enjeux historiques, politiques et esthétiques du postmodernisme, qu’il envisage avant tout comme la logique culturelle propre au capitalisme tardif.
  22. « Je ne saurais trop insister sur la distinction radicale entre une approche du postmoderne comme style (optionnel) parmi beaucoup d’autres disponibles et celle qui cherche à l’appréhender comme dominante culturelle de la logique du capitalisme tardif: ces deux approches génèrent de fait deux manières très différentes de conceptualiser le phénomène dans son ensemble: d’un côté, des jugements moraux (positifs ou négatifs, peu importe), et de l’autre, une tentative authentiquement dialectique de penser notre présent du temps dans l’Histoire. » Ibid., p. 93.
  23. Cela distingue The Big Short du cynisme de tout un pan de la production cinématographique de ces dernières années – nous pensons notamment aux films, souvent récompensés durant le Festival de Cannes, réalisés par des cinéastes comme Michael Moore ou Ruben Östlund, qui appréhendent comme un état de fait inéluctable les phénomènes qu’ils évoquent sur un ton systématiquement satirique dont la dimension critique est parfois assez discutable.
  24. « Mortgage-backed securities, subprime loans, tranches… It’s pretty confusing, right? Does it make you feel bored? Or stupid? Well, it’s supposed to. Wall Street loves to use confusing terms to make you think only they can do what they do. Or even better, for you to just leave them the fuck alone. So, here’s Margot Robbie in a bubble bath to explain. »
  25. « Whenever you hear subprime, think: shit. »
  26. Serge Daney, La Rampe : cahier critique, 1970-1982, Paris, Cahiers du cinéma: Gallimard, 1983.
  27. Peter Watkins, Media Crisis, Peter Watkins (trad.), Paris, L’Échappée, 2015..
  28. Jean-Louis Comolli, Cinéma contre spectacle, suivi de Technique et idéologie, Lagrasse, Verdier, 2009.
  29. Fredric Jameson, Le Postmodernisme, op. cit., p. 104.
  30. Ibid. p. 101.
  31. Bernard Stiegler, « Autonomie et automatisation dans l’épistémè numérique » dans Valérie Carayol et Franck Morandi, Le Tournant numérique des sciences humaines et sociales, Pessac, Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine, 2019.
  32. Id. C’est ce que souligne également Dork Zabunyan dans le texte mentionné précédemment: « L’un des paradoxes des crises récentes du capitalisme liées à l’effondrement des systèmes financiers […] réside dans l’écart entre la violence éprouvée par celles et ceux qui les subissent de plein fouet, et les explications, le plus souvent incompréhensibles pour les non-initiés, que les spécialistes fournissent pour justifier le surgissement de ces crises. […] L’extrême complexité des secousses qui rythmes les Bourses mondiales n’est pas une excuse: il y a, dans ces explications en apparence savantes, une idéologie de l’expertise qui vise à légitimer les effets désastreux de ces bouleversements sur le quotidien des salariés» Dork Zabunyan, « Les deux flux du capital », op. cit., p. 196.
  33. « On considère habituellement qu’une œuvre d’art est d’autant plus réaliste que la réalité s’y laisse plus facilement reconnaître. J’oppose à cela une autre définition: l’œuvre d’art est d’autant plus réaliste que la maîtrise de la réalité s’y laisse plus facilement reconnaître. La reconnaissance pure et simple de la réalité se complique souvent dans les représentations qui apprennent à la maîtriser. » Bertolt. Brecht, Journal de travail (1938-1955), trad. Philippe Ivernel, Paris, L’Arche, 1976, p. 111, cité dans Georges Didi-Huberman, Quand les images prennent position, Paris, Minuit, 2009, p. 104.
  34. Ibid., p. 67. Il ajoute, deux pages plus loin: « Étrangeté de la distanciation: d’un côté, elle montre pour susciter une démonstration ; de l’autre côté, elle montre pour produire un démontage. Brecht, d’abord, ne prétend distancier toutes choses que pour démontrer les rapports historiques et politiques où elles prennent position à un moment donné. En ce sens, la distanciation est une opération de connaissance qui vise, par les moyens de l’art, une possibilité de regard critique sur l’histoire. »
  35. Voir par exemple Theodor W. Adorno et Max Horkheimer, La Dialectique de la raison, Paris, Gallimard, 1974.
  36. Fredric Jameson, La Totalité comme complot, op. cit., p. 31.
  37. Dork Zabunyan, « Le cinéma, un art impur ? » dans D’autres continents. Mouvances du cinéma présent, Warm, Laval, 2018.
  38. « You just bet against the American economy—which means, if we’re right, people lose homes, people lose jobs, people lose retirement savings, people lose pensions. You know what I hate about fucking banking? It reduces people to numbers. Here’s a number: every one percent unemployment goes up, forty thousand people die. »