Natasha Nedelkova
Penser les flux du Capital dans L’Argent (1983) de Robert Bresson et Animal Spirits (2022) d’Hito Steyerl
Résumé
Cet article cherche à répondre à la question : le capital est-il visible au cinéma ? Associé à une puissance aliénante et aliénée, cette entité invisible parvient à prendre forme à l’écran dans les deux films qui font l’objet de cette analyse : L’Argent (1983) de Robert Bresson et Animal Spirits (2022) d’Hito Steyerl. À travers l’analyse filmique et la critique technologique, nos recherches montrent que le capitalisme audiovisuel produit des aperçus sur son propre flux et sur notre participation à celui-ci. La violence est au cœur de ces échanges entre vues et images ; le capital en est le médium, et son message — le meurtre (Jonathan Beller).
Mots-clés
argent, capital, violence de classe, Robert Bresson, Hito Steyerl
Référence électronique pour citer cet article
Natasha Nedelkova, « Penser les flux du Capital dans L’Argent (1983) de Robert Bresson et Animal Spirits (2022) d’Hito Steyerl », Images secondes [En ligne], 04 | 2024. URL : http://imagessecondes.fr/index.php/2024/12/penser-les-flux-du-capital-dans-largent-1983-de-robert-bresson-et-animal-spirits-2022-dhito-steyerl/
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0. Introduction
Une tension forte entre l’affect et la raison est au cœur de la théorie économique de John Maynard Keynes selon laquelle les émotions humaines, régies par l’instinct, prévalent sur le raisonnement analytique1. En 2010, les économistes étasuniens Robert Shiller et George Akerlof défendent l’idée de Keynes selon laquelle les émotions sont le véritable moteur des décisions économiques à grande échelle. Selon eux, à défaut des variables nécessaires pour prédire le déroulement du futur et prendre en compte les risques dans l’investissement, la raison peut bloquer toute l’activité économique. L’installation vidéo Animal Spirits (2022) de Hito Steyerl, présentée à la documenta 15 à Kassel en 2022, remploie ces idées et propose à son tour que ce sont les émotions qui activent et déstabilisent le « capitalisme algorithmique »2, et cela par des processus de subjectivation toxiques qui hantent la version participative du Web 2.0. La propulsion des affects dans les décisions économiques crée une sphère d’irrationalité productrice, où le capitalisme computationnel serait à même de se nourrir non seulement de chaque crise économique, sociale ou sanitaire, mais aussi d’une folie productrice continuelle. Ce serait une folie affective, telle un trouble psychique, qui forme, informe et déforme sans cesse les frontières entre le réel et le virtuel.
Le dernier film de Robert Bresson, L’Argent (1983) s’apparentait déjà à la spatialisation d’un flux d’argent et, par extension, du Capital. L’argent, qui figure en lui-même l’idée d’abstraction réelle chez Karl Marx, peut être spatialisé par le dispositif du film précisément là où il effectue des échanges entre le déroulement du temps et les mouvements des corps ; d’où dérivent une dette (durée = temps = argent) et la loi du talion (représentée dans le récit du film). Suivant l’approche proposée par Peter Szendy dans son essai portant sur les liens intrinsèques entre image et économie, nous proposerons une analyse iconomique de ce film, qui prend en considération le rapport entre l’économie et la production d’images. L’objet du film, l’argent (déjà en voie vers sa virtualisation informatique grandiose, que l’on connaît aujourd’hui), manifeste sa violence extrême, de manière froide et discrète, dès lors qu’il circule et renforce les conditions et rapports existants entre les classes sociales. L’argent dans le film de Bresson est visible, c’est le visible par excellence, et c’est la figure sur laquelle s’appuie la visibilité de la dernière période de la modernité tardive, ou plutôt de sa fin ; avant le basculement dans les chimères d’un monde devenu ordinateur3.
De fait, le moment contemporain d’automatisation de la cognition par le calcul informatique banalisé est la pointe émergée de l’iceberg de la division du travail (entre manuel et intellectuel). Il se caractérise par l’imperceptibilité de son fonctionnement, fait d’opérations algorithmiques inaccessibles aux organes perceptifs humains. Cette automatisation de la cognition est précisément l’envers « du travail sédimenté et mort4 », en d’autres mots, c’est la cristallisation de la division du travail manuel/intellectuel dans le devenir computationnel du Capital. Le travail manuel est l’envers de l’argent ; l’invisible du Capital. À chacun de ses instants, le film L’Argent spatialise la valeur fétichiste de l’argent, et ce depuis le générique du film (Fig. 1), qui a une grande importance iconomique selon Peter Szendy. L’Argent suit l’histoire tragique d’Yvon Targes (Christian Patey), un travailleur qui, « réduit à une paire de mains5 » (Fig. 2) se venge des injustices qu’il a subies ; il active son anéantissement et sa déréalisation dans un tout nouveau rôle, celui d’un assassin.
Quelles approches analytiques et théoriques nous permettraient de voir le Capital et de le rendre perceptible ? Dans un premier temps, nous allons nous intéresser à l’analyse iconomique que Peter Szendy propose dans son essai sur ce sujet, selon laquelle le verso de l’image est une cristallisation du temps et de l’argent, où « la comptabilité du temps et celle de l’argent se superposent6 ». Ensuite, nous allons nous interroger sur la distance affective, qui met les « modèles7 » de Bresson à l’abri, dans un univers isolé de l’immédiat des regards, auquel nous n’avons pas accès. Dans la troisième partie, nous étudierons l’expérience immersive de l’installation audiovisuelle Animal Spirits (2022) de Hito Steyerl, en prenant en compte son approche documentaire, tournée non pas vers le réel, mais le virtuel, ou vers l’espace de l’entre-deux. Cette installation met en scène un récit de l’économie libérale, qui se heurte à l’omniprésence de la logique computationnelle. Nous proposerons alors de revisiter les théories sur le travail immatériel dans lesquelles travail et loisir se juxtaposent ; théories qui redeviennent d’actualité par les injonctions du capitalisme ludique, audiovisuel, connecté, etc.
1. L’iconomie, ou le visible de l’argent selon Robert Bresson
« Oh, Argent ! Tu es visible, qu’est-ce que tu ne nous ferais pas faire8 ! »
« Où est l’argent 9 ? »
Le film L’Argent (1983), le dernier réalisé par Robert Bresson, est remarquable pour sa représentation de l’argent en tant que spiritus movens d’un enchaînement d’événements malheureux, où la corruption morale culmine dans les scènes qui dépeignent le massacre d’une famille innocente. L’idée célèbre de Gilles Deleuze selon laquelle « l’argent est l’envers de toutes les images que le cinéma montre et monte à l’endroit10 » acquiert dans ce film un sens figuratif fort, et cela indépendamment des nombreuses scènes montrant l’argent et sa circulation à l’écran. Rappelons que le film est l’adaptation libre d’un court roman de Léon Tolstoï, Le Faux Coupon (1911), dans lequel le personnage principal est accusé de vouloir échanger des faux billets, événement catalyseur de nombreux épisodes tragiques. Dans L’Argent, le personnage principal nommé Yvon Targes, chauffeur-livreur pour une compagnie de fioul domestique, est faussement accusé de vouloir écouler trois faux billets de 500 francs dans un café11. Yvon porte plainte contre le photographe (Didier Baussy) qui lui a donné ces faux billets. Le jeune Lucien (Vincent Listerucci), l’assistant du photographe, accepte la demande de son patron de faire un faux témoignage.
Le film se déroule à Paris au début des années 1980, et l’argent n’est pas seulement visible, mais il est l’agent qui rythme tous les mouvements du film, depuis le générique jusqu’au dernier plan où la scène se vide et le mouvement s’arrête, de manière figurée à l’image (Fig. 4). Yvon Targe perd son travail à cause de cette affaire de faux billets et à la demande d’une connaissance mafieuse qui lui refuse un prêt d’argent, accepte de conduire la voiture impliquée dans un vol de banque. Il est rapidement arrêté et condamné à trois ans de prison. Il perd vite sa très jeune fille, Yvette (Jeanne Aptekman), d’une mort douloureuse, et sa femme Élise (Caroline Lang) le quitte peu de temps après. À la suite d’une tentative de suicide ratée, il sort de la prison non pas en tant qu’homme libre, mais en meurtrier mu par la vengeance. Cette transformation du personnage, de travailleur en assassin, suit un développement iconomique exemplaire, où l’argent se convertit en action et l’action en espace-temps, dans lequel défilent les images12. Le film montre le coupable dans l’affaire, qui est le « visible de l’argent » en tant que puissante abstraction réelle13issue des rapports sociaux matériels, qui cache l’origine sociale de l’argent. Le film pointe ce côté magique et libidinal de l’argent, ces subtilités « théologiques14 » et fétichistes que Marx et Baudelaire, puis Benjamin, avaient déjà pressenties en leur temps.
Nous retracerons pour commencer les conclusions de l’essai de Peter Szendy intitulé Le supermarché du visible. Essai d’iconomie (2017), qui propose une lecture de l’économie du visible. Dans cet ouvrage, le philosophe cherche à démontrer le débordement du marché en dehors du domaine restreint de l’économie, et interroge son rôle dans l’organisation du sensible15. Il décrit la circulation et la marchandisation de la visibilité, et ce sous un prisme double, à la fois historique et esthétique, et s’appuie pour ce faire sur les écrits de Walter Benjamin portant sur la continuelle innervation16 matérielle de nos sens, qui évolue avec les développements technologiques des médias, véhicules de sensations nouvelles. Il met ainsi l’accent sur le lien entre le médium de circulation des images et les effets sur la modulation de nos sens et perceptions. Se concentrant sur le visuel plus spécifiquement, l’essai de Szendy cherche à saisir la résonance des aspects importants de l’économie des images : si l’argent est l’envers de l’image, le temps – son faux équivalent, la « dette éternelle17 » comme l’appelait Deleuze et Guattari – est la promesse de cet échange entre l’économie des images et les regards (et entre les images elles-mêmes).
L’essai s’ouvre avec une brève généalogie du terme iconomie, qui contient en lui-même le visible de l’image (icône) et la gestion des biens de l’économie (oikonomia), et aborde les problèmes iconoclastes de Byzance, pour vite arriver à la première image du générique du film L’Argent. Szendy voit dans ce générique un bon exemple de son hypothèse iconomique : le distributeur des billets ferme sa porte et disparaît de l’image, afin de permettre à l’image du film d’apparaître (Fig. 1) : « La porte d’un distributeur de billets se ferme, pour devenir le fond métallique, l’écran noir sur lequel se trace une écriture de lumière […] Comme si cette porte ouverte puis close était la condition de possibilité de toutes les images à venir18. » La figuration de l’argent comme l’envers de l’image se produit aussi au tout début du film, lorsque les lycéens Norbert et Martial échangent le faux billet contre un cadre vide, « un cadre dans lequel pourront s’insérer de façon interchangeable tous les photogrammes possibles » :
Échanger du temps – de la dette – contre de la fausse monnaie qui s’échange à son tour contre un cadre pouvant accueillir des images interchangeables : voilà, dans L’Argent de Bresson, ce qui met en marche le récit filmique. Mais à chaque instant, les personnages semblent vouloir regarder de l’autre côté de la pellicule, là où le temps c’est de l’argent, ou vice-versa.19
L’aspect temporel de l’adéquation entre image et argent est souligné par l’idée que Norbert formule, au tout début du film, d’échanger sa montre contre de l’argent, avant de choisir l’option du faux billet : « Norbert pose sa montre sur le bureau, visiblement dans l’intention de la mettre en gage. Il voudrait gagner du temps – ou du moins cette métonymie du temps qu’est l’horloge – contre l’argent ». La figuration du faux billet qui s’échange avec le « petit cadre joli et pas très cher » incarne l’ouverture de l’action ou l’affaire du faux billet. Tourné vers la lumière, il préfigure la descente aux enfers d’Yvon ; le faux billet d’argent dessine ainsi « l’architecture de façade des enfers20 ». Cela nous fait penser à l’hypothèse de Walter Benjamin selon laquelle le capitalisme est une religion, non pas d’expiation mais de la culpabilisation : « Le capitalisme est probablement le premier exemple d’un culte qui n’est pas expiatoire mais culpabilisant21 ». Pour sa part, Jean-Louis Provoyeur, dans son ouvrage Le cinéma de Robert Bresson. De l’effet de réel à l’effet du sublime (2003)22, caractérise l’échange et la vengeance comme des universaux sémantiques du récit du film L’Argent. Il donne comme exemple la scène de prison où Yvon se trouve enfermé dans l’isolement cellulaire. Cette scène précède la tentative de suicide d’Yvon, où la main d’un médecin traverse la grille en métal et offre une pilule de valium à Yvon. Selon Provoyeur, cet échange montre comment « le régime carcéral assure la tranquillité des détenus (et surtout la sienne) en leur donnant (ou en les obligeant à accepter) des calmants23 ». Dans ses Notes sur le cinématographe (1975), Robert Bresson précisait la nécessité d’aplatir l’image et de le fragmenter, afin de recréer leur suite logique. Car pour l’œil machinique du cinématographe, « les images, comme les mots du dictionnaire, n’ont pas de pouvoir et de valeur que par leurs position et relation24 ». Ce qui distingue l’approche singulière de Bresson, c’est le défi de poursuivre une vision personnelle à travers le regard de l’autre.
2. Opacité émotionnelle et détachement des « modèles » dans L’Argent
Dans L’Argent, nous sommes détachés du fond expressif et psychologique des personnages, et en tant que spectateurs, nous sommes à l’abri des passions. La mise en scène du film dépeint cette distance par les passages soignés des plans d’ensemble aux plans moyens. La structure narrative du film n’est pas classique, lorsqu’il y a un détachement prononcé, quant à la proximité émotionnelle avec les « modèles » de Bresson. L’iconomie du film construit ainsi une barrière à l’interprétation émotive et empathique qui rend impossible l’identification avec les « modèles ». Nous sommes en dehors de l’affect, ou du moins, nous bénéficions d’une bonne distance pour ne pas nous engager émotionnellement. Nous suivons le fil du récit à travers une distance protectrice qui bloque l’affectivité. L’argent exclut les émotions de leur socialité, et de manière analogique, Bresson les exclut de l’écran filmique où cet échange iconomique se matérialise.
Cette divergence du cinéma narratif classique, qui voile l’accès à la psychologie des personnages, nous amène à penser à nouveau l’idée de l’abstraction réelle de l’argent. Cette abstraction s’incarne à l’image à travers ce blocus affectif qui permet le flux dynamique des images sans interférence, ainsi que par l’importance qu’y occupe la main filmée en gros plan, en tant qu’écran expressif. La main représente le travail manuel et ce film est exemplaire d’une esthétique de la main comme outil de production de la valeur et des sensations multiples ; la main travaille, joue du piano, porte, frappe, échange de l’argent, ouvre des portes, tue. Dans L’Argent, la main exprime ce que le visage masque et elle remplace l’écran affectif du visage et son émoi transparent ; la main exprime ce que le visage ne peut que jouer ; la main tue et atteste de la force meurtrière du Capital (Fig. 3).
Cette idée de distance affective est développée en détail par Murray Smith dans son ouvrage Engaging Characters (1995), où il analyse le style de la performance des personnages du film L’Argent, qu’il classifie en tant que performance inexpressive :
Dans L’Argent, la montée et la descente de la tension dramatique sont rabotées par un certain nombre de techniques qui s’imbriquent les unes dans les autres : le style de jeu des acteurs, l’absence de tout plan plus rapproché que le plan moyen du visage humain, et une tendance complémentaire à couper sur d’autres parties du corps que le visage dans les moments d’intensité dramatique25.
Dans le film de Bresson, la performance « n’est pas aussi subordonnée à la narration que dans un film classique ; mais en tant que principal porteur du personnage, la performance résiste peut-être mieux à l’idée d’être perçue comme faisant partie d’un modèle de variation purement stylistique26. » Un peu plus loin dans son ouvrage, Murray Smith explicite cette rupture avec la représentation classique du cinéma hollywoodien, qui met l’accent sur la performance d’une psychologie révélée à l’écran, où des mimiques affectives provoquent un sentiment d’intimité émotionnelle entre spectateurs et personnages.
Or, cette relation de transparence affective du visage, où le plan filmé est en mesure d’exprimer l’adéquation convaincante entre l’émotion extérieure qui se dessine sur le visage et l’intériorité émotionnelle du personnage, est complètement absente dans le film L’Argent. Cette divergence par rapport au cinéma classique, qui cache les visages expressifs des « modèles » de Bresson, active l’imagination du spectateur et l’invite à combler cet espace vide. Il se peut que le spectateur soit de toute manière incapable d’éprouver véritablement les émotions du personnage en déchiffrant son visage, tel un écran à l’intérieur de l’écran du film. La performance inexpressive n’est pas qu’un simple effet de style, mais participe de l’iconomie esthétique du film : Bresson exclut tout accès à la subjectivité médiée par l’image, et par extension à l’argent.
La structure narrative du film est composée de trois parties, 1) le temps dans la ville, 2) le temps en prison et 3) la sortie de prison, accompagnée de nombreux meurtres. Au début du film, les événements arrivent par des ellipses où nous voyons d’abord la cause puis l’effet. Ces passages de causalité sont symbolisés par des portes qui s’ouvrent et se ferment, encadrent les seuils et les passages, rythment les mouvements des corps et du film. Comme l’écrit Szendy : « Les portes se succèdent, porte après porte, comme si l’action et le personnage tendaient à s’effacer, n’étant plus qu’un prétexte à montrer un enchaînement de passages ou des seuils, c’est-à-dire le transit comme tel, le défilé même des images27. » Ce rythme, c’est pour Bresson « le rythme propre du film dans lequel elles [les portes] se comportent comme séparations de mouvements ou barres de mesure28. »
Le passage en prison introduit une rupture dans la rythmique du film et la description causale des événements. Vers la fin, les ellipses arrêtent de suivre l’ordre narratif classique et la cause des événements nous semble perdue, ou fusionnée totalement aux événements précédents, ceux du début du film. L’action se fait plus lente et moins intense. Par exemple dans la troisième partie, quand Yvon et la veuve interagissent dans le jardin, le rythme est ralenti, le temps comme suspendu. En dehors de la ville et de son commerce incessant, le vert profond des végétaux évoque un bref instant de grâce, une respiration reposante dans le cours funeste des événements. Il semble y avoir encore de l’espoir pour la rédemption d’Yvon lorsqu’il montre de la pitié et de la compassion pour la veuve exploitée par sa famille (Fig. 5).
Mais ce répit est très vite interrompu par la scène suivante, l’assassinat de la famille par Yvon. Dans le tout dernier plan du film, Yvon avoue auprès des policiers avoir tué l’hôtelier et l’hôtelière, ainsi que toute la famille de la veuve qui l’a accueilli (Sylvie van den Elsen). La foule qui s’est déplacée de l’intérieur du bistrot vers l’extérieur reste immobile une dizaine de secondes, même après la fin du spectacle qu’est le départ d’Yvon. Elle figure l’épuisement définitif de la dette d’images à la fin du film, et donc de l’argent et du temps iconomiques que le film nous doit. Ces spectateurs à l’écran (Fig. 4), tels des mannequins plastiques dans la vitrine transparente d’un magasin, ne se tournent pas vers nous ou vers Yvon et contemplent le bistrot vide ; la circulation des images et des mouvements arrive à son terme. Immobiles dans un espace sans mouvement et sans (trans)action, cet « arrêt sur image » préfigure la fin du film et incarne, à l’image, le passage du seuil d’une économie du visible à une autre.
La rédemption espérée s’est avérée finalement impossible, et Bresson dira plus tard que c’est le rythme même du film qui l’a empêché : « Je regrette de ne pas avoir pu, dans L’Argent, m’attarder sur la rédemption d’Yvon, sur l’idée de rédemption, mais le rythme du film, à ce stade, ne le permettait pas29. » Nous pouvons penser, avec Sean Desilets, que Bresson a renoncé à la grâce rédemptrice qu’il avait cherchée durant toute sa filmographie : « La réussite de L’Argent est de se reconnaître comme une excroissance des processus économiques qu’il documente également, et de chercher avec une énergie farouche à s’interdire toute échappatoire30. » L’Argent rend visible la circulation iconomique des images comme profondément ancrées dans une réalité capitaliste, dans laquelle la rédemption ne peut pas advenir. Yvon ne peut être sauvé non pas seulement parce que c’est le Capital qui tue, mais parce que l’iconomie du film procède d’une réflexion de l’économie contemporaine, celle du capitalisme en tant que culte à la culpabilité sans rachat.
Entre les années 1980 et aujourd’hui, le régime d’images numériques est devenu la norme et le capitalisme financier son moteur puissant. Le capitalisme audiovisuel se nourrit d’imaginaires et désirs d’utilisateurs du Web 2.0, au même titre qu’il fabrique subtilement des nouvelles addictions et manque d’alternatives. Mark Fisher, dans ses conférences finales publiées trois ans après sa mort, Postcapitalist Desires. The Final Lectures (2020), observe que le Capital pose un problème à l’endroit du désir. Les imaginaires populaires d’après la guerre froide nous montrent les anciens systèmes comme statiques, gris et ennuyeux, d’autant plus qu’ils nous font croire que tout désir est l’équivalent du Capital, afin de nous convaincre de sa force vitale puissante, revigorante et innovante :
L’imagerie de la guerre froide suggère qu’il n’y a pas de réel désir de… Ou plutôt, qu’il n’y a qu’un désir de capitalisme. Le monde communiste, et le monde capitaliste des entreprises alors dominantes comme IBM est ennuyeux et morne, et c’est une objection à son encontre ! Le nouveau monde capitaliste ne sera pas comme ça. Le nouveau monde capitaliste sera axé sur le désir d’une manière que le monde communiste ne sera pas31.
Ce nouveau monde capitaliste, ancré dans une participation désirante, ludique et interconnecté aux vastes espaces virtuels du métavers, est l’objet central de l’installation vidéo Animal Spirits d’Hito Steyerl.
3. Hito Steyerl et « la preuve » par l’image à venir. Réflexions sur Animal Spirits (2022)
L’œuvre artistique et théorique de l’artiste et cinéaste Hito Steyerl s’intéresse à la fluidité et la mutabilité des images, afin de rendre perceptibles les manières dont les images sont produites, partagées et consommées par une multitude d’utilisateurs. Dans son célèbre essai In Defense of the Poor Image (2009), elle suit les images numériques en basse définition, qui se déplacent perpétuellement d’un écran à l’autre :
Les images pauvres sont les misérables contemporains de l’écran, les débris de la production audiovisuelle, les déchets qui échouent sur les rivages des économies numériques. Elles témoignent de la dislocation violente, des transferts et des déplacements d’images, de leur accélération et de leur circulation dans les cycles vicieux du capitalisme audiovisuel. Les images pauvres sont traînées autour du globe comme des marchandises ou leurs effigies, comme des cadeaux ou comme des butins. Elles distribuent du plaisir ou des menaces de mort, des théories du complot ou des œuvres piratées, de la résistance ou de l’abrutissement. Les images pauvres montrent le rare, l’évident et l’incroyable, à condition que l’on parvienne encore à les interpréter32.
Les images pauvres, telles un « lumpenprolétariat » en basse résolution de l’économie du visible, attestent d’un changement paradigmatique quant à la division du travail manuel/intellectuel à l’ère du capitalisme algorithmique et cognitif33. Déjà en 2009, sur le réseau connecté de la toile du Web, « les images pauvres présentent une capture d’écran de l’état affectif de la foule, de ses névroses, de sa paranoïa et de sa peur, ainsi que de son besoin d’intensité, d’amusement et de distraction34 ». Les images pauvres accentuent la dérive du sémio-capitalisme35 à affecter chaque sphère de la vie humaine ; non seulement le corps, mais aussi les affects, qui sont intégralement incorporés dans toute leur force productive, économique et sociale. Le tournant sémiotique du Capital, poussé à l’extrême par le mariage des informatiques avancées et des secteurs financiers et sécuritaires, provoque l’aplatissement du contenu visuel et tend vers la dématérialisation d’images et des liens sociaux :
Cette mise à plat du contenu visuel les positionne dans un tournant informationnel général, dans des économies de la connaissance qui arrachent les images et leurs légendes à leur contexte, dans le tourbillon de la déterritorialisation capitaliste permanente36.
Hito Steyerl est reconnue à l’international comme l’auteure de nombreux films documentaires et d’essai, de même que par son écriture des textes théoriques et spéculatifs sur les nouveaux médias, et plus récemment pour ces expositions artistiques. Son travail s’applique à déjouer, par détournement, la culture visuelle algorithmique et ses implications sociales et politiques. Son approche expérimentale entre en jeu avec diverses formes audiovisuelles (telles que les logiciels 3D, les sculptures interactives, les images filmées, etc.), accompagnées des logiciels computationnels d’apprentissage automatique. Le travail d’Hito Steyerl semble s’éloigner progressivement d’une approche purement documentaire (dans le sens de l’image filmique comme une empreinte, une trace du réel) au profit d’une approche ludique et expérimentale, s’emparant des nouvelles technologies d’images computationnelles et post-optiques.
Dans le livre important sur le cinéma documentaire, Claiming the Real (1995), Brian Winston réserve l’adjectif « documentaire » aux objets qui signalent la preuve et le témoignage, où « malgré la légitimité artistique et la structuration dramatique, la créativité et le traitement, lorsque nous travaillons sur cette forme de film, nous sommes essentiellement dans le domaine de la preuve et du témoignage de l’actualité, et ce de la manière la plus critique37 ». Afin de demeurer un « témoignage de l’actualité » du moment contemporain, le travail de Hito Steyerl a dû s’éloigner progressivement de la tendance « réaliste » ou « observationnelle » du cinéma documentaire, afin de suivre de près l’évolution de l’image numérique, devenue le résultat de calculs informatiques automatisés.
Principalement fondées sur les prises de vues, tournées vers la contingence du « réel », les approches cinématographiques purement documentaires sont démunies face à la réalité algorithmique du sémio-capitalisme. Surgit à leur place une esthétique exemplaire du chaos computationnel qui traduit visuellement le capitalisme algorithmique comme un environnement virtuel post-optique et « post-représentationnel38 », où la fiction et le documentaire sont à même de saisir les modulations affectives de la réalité économique. Hito Steyerl crée un environnement où le réel est indistinct de l’imaginaire à travers une esthétique multiplicatrice du chaos « actuel », par une approche qui critique ouvertement les nouvelles tendances de spéculation financière dans l’art. Elle pointe la similitude du fonctionnement des NFTs avec les dispositifs de ventes aux enchères déjà existants et aborde des sujets tels que la téléréalité et le contrôle biométrique. Dans Animal Spirits, le spectateur partage l’espace avec plusieurs terrariums en forme d’ampoules, équipées de capteurs « biométriques » qui surveillent les plantes et émettent différentes intensités lumineuses en fonction de leur état. S’agit-il d’un détournement des aspects critiques de l’engagement documentaire pour rendre visible, à grande échelle, une tendance de prévision et de contrôle omniscient dont le progrès technoscientifique se fait le complice ?
Dans son essai « Un océan de données : apophénie et (mé-)reconnaissance de formes » (2017), Hito Steyerl s’intéresse aux algorithmes d’apprentissage automatique de Google et à leur façon de traiter des données, en filtrant sans cesse le signal du bruit. L’essai s’ouvre avec une affirmation étonnante, selon laquelle la vision ne dépende plus de son héritage optique :
La perception contemporaine est en grande partie machinique. Le spectre de la vision humaine n’en recouvre qu’une partie infime. Les charges électriques, les ondes radio, les impulsions lumineuses codées par et pour des machines se propagent à une vitesse proche de celle de la lumière. La vision est remplacée par le calcul de probabilités39.
La vision algorithmique ne cherche plus à saisir le réel tel qu’il peut se présenter sous nos yeux, mais, toute à la fois dispositif de visualisation post-optique et programme de software, elle produit des images programmables :
Si ce sont des rêves, ces rêves peuvent être interprétés comme des condensés ou des déplacements de la tendance technologique actuelle. Ils révèlent des opérations réticulaires de la création de l’image computationnelle, certains préréglages de la vision machinique, mais aussi ses idéologies et préférences programmées40.
L’installation Animal Spirits (2022) a été créée pour la rétrospective d’Hito Steyerl à Séoul et ensuite exposée à la documenta 15 à Kassel. De prime abord il s’agit d’une installation évoquant un environnement rupestre, sombre, qui invite à l’immersion ; c’est un milieu naturel entièrement recréé synthétiquement. Un grand écran illumine cette cave artificielle où un film documentaire expérimental, créé en collaboration avec le groupe d’artistes espagnols Inland et le collectif de recherche Other Internet, captive l’attention des visiteurs (Fig. 6 et 7). Les lumières de néon violet illuminent des bulles de terrarium où des plantes vivantes sont accrochées aux murs et suspendues au plafond. Des rochers de taille moyenne sont posés par terre dans l’espace de l’installation, sur lesquels le public peut s’asseoir. Des images des grottes de Lascaux, produites avec une IA, sont collées aux murs. Avant d’entrer dans l’espace de l’installation, un cartel nous explicite l’enjeu qui consiste à participer à la recherche de « cheesecoins41 », une imitation humoristique des bitcoins, qui habitent l’univers fictionnel de l’installation :
Le Cheesecoin est un dispositif narratif permettant d’aborder les systèmes d’échange liés à la fermentation lactique. Le Cheesecoin n’est pas une cryptomonnaie et ne nécessite pas de portefeuille ou de blockchain, compte tenu du coût environnemental, du caractère purement superflu et de l’escroquerie de nombreuses économies basées sur les cryptomonnaies. Il circule comme le font les histoires et les images : de bouche à bouche, comme un baiser, de l’écran au cœur ou à l’oubli. Le cheesecoin modélise une économie du don qui imite le voisinage et les systèmes d’échange p2p dans lesquels les choses sont données pour créer un réseau complexe de relations. Il ne s’agit ni d’un produit ni d’une monnaie, mais d’un résultat de l’abondance numérique. Le cheesecoin met en évidence la plénitude et la multiplicité de la prolifération numérique. Au lieu d’être un moyen de paiement, le cheesecoin cartographie un “internet de la puanteur” qui naît lorsque des champignons, des moisissures et des bactéries communiquent entre eux par l’odeur. Le résultat est en partie du fromage. La technologie est ainsi contrôlée par des processus naturels et sociaux, et non l’inverse42.
Le film d’une dizaine de minutes oscille entre les modes documentaire et fiction, où l’acteur Mark Waschke joue le rôle de l’économiste John Maynard Keynes, à qui on doit le titre de l’œuvre. Keynes avait inventé le terme Animal Spirits, qu’on peut traduire par « esprits animaux », en développant ses théories économiques sur les émotions humaines régies par l’instinct. Keynes décrit la façon dont les gens arrivent à prendre des décisions financières en période de stress ou d’incertitude économique. Robert Shiller et George Akerlof, macroéconomistes célèbres des États-Unis, ont publié un ouvrage en 2010 intitulé Animal Spirits: How Human Psychology Drives the Economy, and Why it Matters for the Global Capitalism. Comme Keynes, Akerlof et Shiller pensent que la gestion de ces « esprits animaux » nécessite une main ferme de la part d’organes gouvernementaux et que le marché tout seul ne saurait être en mesure d’assurer le bon développement de l’économie. Hito Steyerl aborde ce thème « keynésien » et s’intéresse à la dimension propulsive des affects dans les décisions économiques. Dans un dossier de presse sur ce travail, Hito Steyerl propose que la peur et la cupidité s’influencent mutuellement, créant une sphère d’irrationalité. La conception pseudo-naturaliste de la « survie du plus fort » influence les idées sur la société et les échanges matériels et culturels.
Le récit du film est plus précisément une émission de téléréalité qui met en scène les bergers de la frontière franco-espagnole, et suit leur lutte contre des loups invasifs. Elle aborde également des sujets tels que les cryptomonnaies, la reconnaissance faciale et la lutte imaginaire entre les bergers et les loups ayant lieu dans le métavers. Les images de synthèse délirantes s’approchent d’une esthétique de jeu vidéo, et se juxtaposent aux prises de vue documentaires des deux personnages principaux, les bergers. L’un d’entre eux est le berger-youtubeur Nel, qui porte une peau de loup et utilise son smartphone pour enregistrer et partager ses opinions avec la communauté de ses followers en ligne. Il parle de la difficulté de son travail et de la vie dans les pâturages de haute montagne. Il porte à l’écran une provocation : « Vous croyez dans une écologie de Disney, où les oiseaux, les moutons et les loups dansent et chantent les uns avec les autres. »
Le film se nourrit d’une approche associative où les images de synthèse matérialisent un champ de bataille, afin d’accentuer, de manière explicite, la peur et les angoisses des bergers. La survie du plus fort n’est plus simplement une affaire de force brute, mais surtout de ruse et d’astuce : les loups attendent que la brume descende, ce qui leur permet d’attaquer le troupeau sans s’exposer au danger d’être aperçus à la clarté du jour. Animal Spirits aborde des sujets tels que le travail immatériel (qui produit les dimensions informationnelle, culturelle et affective de la marchandise), où les bergers participent dans l’économie du visible en cherchant leur anonymat, ainsi que la « subsomption réelle du capital ». Cela nous invite à revenir sur les hypothèses de la raison instrumentale du capitalisme algorithmique, proposées par Luciana Parisi. Selon elle, le capital ayant pénétré tous les aspects de nos vies personnelles et sociales, reflète la « subsomption réelle du capital43 », où « l’automatisation numérique est de plus en plus coextensive avec le capital cognitif et affectif » :
La logique de l’automatisation numérique a pénétré les sphères des affects et des sentiments, les compétences linguistiques, les modes de coopération, les formes de connaissances, aussi bien que les manifestations du désir. Plus radicalement encore, la pensée humaine elle-même est censée être devenue une fonction du capital. Les analyses contemporaines de cette nouvelle condition, menées en termes de « capital social », de « capital culturel » ou de « capital humain », nous expliquent que la connaissance, l’intelligence, les croyances et les désirs se réduisent à leur valeur instrumentale et à leur capacité à générer de la plus-value. Dans ce régime automatisé des affects et des savoirs, les capacités se mesurent et se quantifient au sein d’un champ défini en termes d’argent ou d’information. En collectant des données et en quantifiant des comportements, des attitudes et des croyances, l’univers néolibéral des produits dérivés de la finance et des big data fournit un mode de calcul destiné à juger des actions humaines, ainsi qu’un mécanisme destiné à inciter et à diriger ces actions44.
Animal Spirits reprend, à travers le récit filmique et la distribution des « cheesecoins », les idées sur la « subsomption réelle du capital » de Marx, où le Capital transforme sans cesse les conditions de production. En 1996, Maurizio Lazzarato développe ses théories du travail immatériel où, de manière similaire, l’innovation continuelle et l’avancement technologique des outils communicationnels forment les besoins futurs des utilisateurs :
Le rôle du travail immatériel est de promouvoir l’innovation continue dans les formes et les conditions de communication (et donc dans le travail et la consommation). Il donne forme et matérialise les besoins, l’imaginaire, les goûts des consommateurs, etc., et ces produits deviennent à leur tour de puissants producteurs de besoins, d’images et de goûts45.
Une contradiction est au cœur du projet : le berger Nel passe une grande partie de ses journées à se filmer et à partager des vidéos de lui-même, tel un vloggeur ou un youtubeur, alors qu’il proteste contre l’arrivée d’une équipe de téléréalité qui souhaite tourner une émission sur ce conflit entre trois espèces. Il dit en se filmant lui-même : « Maintenant que la téléréalité est à la mode, nous voyons la loi de la survie du plus fort et c’est pourquoi je porte cette peinture faciale, car je préfère sauter des plus hauts sommets que d’être vu dans une émission de téléréalité. Je me camoufle donc pour éviter cette bande de voleurs et d’accapareurs de subventions qui transforment cet endroit en plateau de téléréalité. » De même, observables à l’image, nous voyons Hito Steyerl et deux autres acteurs qui sont dans le rôle des producteurs, non pas de l’émission de téléréalité, mais du film de fiction documentaire que nous sommes en train de visionner. De plus, nous voyons Hito Steyerl maniant un drone porteur d’une caméra, qui filme Nel dans sa performance rhétorique, où il s’adresse à nous et à aux spectateurs (fictifs) de YouTube. Un regard caméra nous est renvoyé de la part de l’équipe de tournage, tel un clin d’œil ironique en ce qui concerne la teneur « documentaire » de ce travail.
Par son analyse des mutations provoquées par les nouvelles technologies, et par son approche qui cible les sociétés hautement informatisées, Hito Steyerl s’interroge sur l’économie des images computationnelles comme porteurs de preuves documentaires sur l’actualité. Dans le moment contemporain que marque l’omniprésence des réseaux et des domaines virtuels, où du point de vue de l’information, il n’y a plus ni sujets ni objets, l’image documentaire ne peut plus être celle tirée du réel, mais est construite dans un espace liminal de l’entre-deux, entre l’actuel et le virtuel.
Des questions liées à la véridicité, à la réalité, à la mémoire et au social sont ramenées à une perspective critique par un détournement hyperbolique des dispositifs filmiques. S’agit-il d’une continuation de ses engagements documentaires des années 1990, alors fortement ancrés dans un défi de médiation entre la mémoire collective et la violence de l’Histoire ? Que reste-t-il de la quête documentaire, caractéristique de son travail, lorsqu’on se retrouve devant un environnement immersif et spectaculaire, reproduisant l’esthétique du capitalisme post-industriel ou financier, néolibéral ? Le cinéma de Steyerl adopte des stratégies réflexives qui remettent en question l’acte même de représentation et bouleversent l’hypothèse selon laquelle le documentaire repose sur la capacité du film à capturer la réalité. De la même manière, ces films adoptent une perspective qui lie la représentation visuelle aux conditions de sa production matérielle et historique. Animal Spirits utilise l’apprentissage automatique et des capteurs biométriques pour créer, par un détournement critique, des fictions documentaires. Celles-ci sont fictionnelles par leur esthétique formelle et la manière dont elles signifient, et documentaires par leur thématique et par leur engagement dans l’acte de témoignage de l’actualité. Cet engagement documentaire questionne les fonctions de la représentation visuelle et leur distance focale devant la perception du « réel » algorithmique, imperceptible sous le régime optique de l’image photo-filmique.En conclusion, le film L’Argent de Robert Bresson et l’installation vidéo Animal Spirits d’Hito Steyerl emploient une même critique d’images quant aux implications des arts visuels dans des systèmes du capitalisme financier. Pour Bresson, la virtualisation de l’argent qui s’annonce avec la dématérialisation progressive des outils numériques conduira davantage à la perte de l’empathie et au sentiment d’aliénation des individus. L’automatisation des techniques d’enregistrement et de création d’images par des produits algorithmiques post-optiques et computationnels, analysés par Hito Steyerl, augmente le risque des débordements liberticides, autoritaires et non-démocratiques. Les films sont à même de tracer le flux du Capital, sous condition qu’ils rendent visibles leurs implications dans des circuits économiques et iconomiques, où les images et l’argent se rencontrent, s’échangent et nous regardent.
Natasha Nedelkova
Natasha Nedelkova est une artiste et chercheuse travaillant aux croisements des études cinématographiques, des nouveaux médias et de l’art contemporain. Elle est doctorante à l’École Doctorale Sciences, Technologies et Arts de l’Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis, sous la direction de la professeure Christa Blümlinger et de la maîtresse de conférences Alice Lenay. Son projet de recherche, à la fois théorique et pratique, s’intitule Performer les masques, les corps et le « Soi » : L’autonomisation de l’« IA » dans le cinéma documentaire contemporain.
- Il s’agit de l’ouvrage General Theory of Employment, Interest and Money (Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie) de 1936, qui est à l’origine de la macroéconomie moderne.
- Jonathan Martineau et Jonathan Durand Folco, Le capital algorithmique : accumulation, pouvoir et résistance à l’ère de l’intelligence artificielle, Montréal, Écosociété, 2023. Voir également Luciana Parisi, « La raison instrumentale, le capitalisme algorithmique et l’incomputable », trad. Yves Citton, Multitudes, n° 62, 2016/1, p. 98-109 ; Shoshana Zuboff, L’Âge du capitalisme de surveillance, Paris, Zulma Essais, 2020 ; Jonathan Beller, The World Computer. Derivative Conditions of Racial Capitalism, Durham, Duke University Press, 2021.
- « Le calcul est l’extension, le développement et la formalisation du calcul de la valeur d’échange – la ramification de son caractère fétiche – et devient, dans l’esprit et dans la pratique, une couche de contrôle de commande pour la gestion du calcul rentable de la valeur. » (“Computation is the extension, development, and formalization of the calculus of exchange value—the ramification of its fetish character—and becomes in spirit and in practice, a command control layer for the management of the profitable calculus of value.”) Jonathan Beller, The World Computer, op. cit., p. 16. Ma traduction.
- « L’esprit humain ne saisit pas et ne peut pas saisir immédiatement les implications logiques (résultats) d’un programme et de ses entrées. Aujourd’hui, les ordinateurs existants dépassent de plusieurs ordres de grandeur les capacités de l’esprit biologique à cet égard, notamment dans le domaine du commerce, mais aussi dans tous les autres domaines. Cette pensée-machine, qui dépasse la vie, est précisément la pensée d’un travail mort et sédimenté. » (“The human mind does not and cannot immediately grasp the logical implications (outputs) of a program and its inputs. Today, actually existing computers outpace the narrowly biological mind’s capacity in this respect by orders of magnitude—in also trading, but everywhere else as well. This machine-thinking, that outpaces life, is precisely the thinking of sedimented, dead labor.”) Jonathan Beller, The Message is Murderer. Substrates of Computational Capital, London, Pluto Press, 2018, p. 84. Ma traduction. Je souligne.
- Brian Price, Neither God nor Master: Robert Bresson and Radical Politics, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2011, p. 200.
- Peter Szendy, Le supermarché du visible. Essai d’iconomie, Paris, Minuit, 2017, p. 136.
- Les acteurs des films de Robert Bresson ne jouent pas mais agissent. Selon Jacques Rancière, les « modèles » de Bresson incarnent leur vérité propre : « Cette idée d’un sensible devenu étranger à lui-même [qui] parcour[t] de même les auto-définitions des arts propres à l’âge moderne : […] idée bressonnienne du cinéma comme pensée du cinéaste prélevée sur le corps des “modèles” qui, en répétant sans y penser les paroles et les gestes qu’il leur dicte, manifestent à son insu et leur insu leur vérité propre […]. » Jacques Rancière, Le partage du sensible. Esthétique et politique, Paris, La Fabrique, 2000, p. 32-33.
- À la fin de la deuxième partie du film (55’25’’), le prisonnier qui partage la cellule d’Yvon prononce un beau discours sur l’injonction à obéir qui se termine avec cette phrase.
- Juste avant de tuer la veuve qui l’a accueilli, Yvon prononce cette phrase : « Où est l’argent ? »
- Gilles Deleuze, Cinéma 2. L’Image-temps, Minuit, 1985, p. 104.
- L’équivalent d’environ cinq cents euros en 2023.
- « L’argent, dans L’Argent de Bresson, apparaît d’abord comme le fond de toute image filmique possible. Puis, passant de ce fond transcendantal au plan empirique du récit, il s’imprime, se débite et se distribue sous la forme de coupures qui sont aussi, quant à elles, des images parmi d’autres. », Peter Szendy, Le supermarché du visible, op. cit., p. 31.
- « L’abstraction réelle de l’échange se reflète dans la monnaie d’une manière qui permet aux intellectuels de l’identifier dans ses éléments distincts. Mais tout d’abord, la réflexion elle-même n’est pas un processus mental ; deuxièmement, elle se fait à l’échelle sociale ; troisièmement, elle est cachée à la conscience des participants ; et quatrièmement, elle est associée à la formation d’une fausse conscience. » Alfred Sohn-Rethel, Intellectual and Manual Labor. A Critique of Epistemology, op. cit., p. 76. Dans le premier chapitre du livre de Sohn-Rethel, il développe trois propositions-clés : 1) que l’échange de marchandises est la source d’origine de l’abstraction ; 2) que cette abstraction contient les éléments formels essentiels à la faculté cognitive de la pensée conceptuelle ; 3) que l’abstraction réelle opérant dans l’échange engendre l’abstraction idéale à la base de la philosophie grecque et de la science moderne.
- « Une marchandise semble à première vue une chose triviale, allant de soi. Notre analyse montre qu’elle est une chose très complexe, invitant à d’infinies arguties métaphysiques et chicanes théologiques. » Karl Marx, « Der Fetischcharakter der Ware und sein Geheimnis » [Le caractère fétiche de la marchandise et son secret], extrait de la première section « La marchandise et la monnaie » du livre I du Capital. Voir également Walter Benjamin, Le capitalisme comme religion et autres critiques de l’économie, Paris, Payot-Rivages, 2019, p. 209.
- « Le supermarché sensible de nos sensations, en somme, serait un marché des sens ou des perceptions sensorielles qui s’érigerait par-dessus le marché tout court. » Peter Szendy, Le supermarché du visible, op. cit., p. 15.
- « Le mode selon lequel la perception humaine s’organise (die menschliche Wahrnehmung sich organisiert) – le médium (Medium) dans lequel elle s’effectue – n’est pas seulement conditionné (bedingt) par la nature, mais aussi par l’histoire. » Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (1935) dans Œuvres III, Paris, Folio, p. 74, cité par Peter Szendy, Le supermarché du visible, op. cit., p. 89.
- Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’Anti-Œdipe, Paris, Minuit, 1972, p. 224 et p. 234.
- Peter Szendy, Le supermarché du visible, op. cit., p. 29.
- Ibid., p. 136-137.
- « Il y aurait à fournir une analyse descriptive des billets de banque. Un livre dont la force infinie de satire n’aurait pour égale que la force de son objectivité. Car le capitalisme, dans son sacro-saint sérieux, ne se comporte nulle part ailleurs aussi naïvement que dans ces documents. Ces petits innocents qui lutinent autour des chiffres, ces déesses qui tiennent les Tables de la Loi, et ce héros qui, devant les unités monétaires, rengaine son épée dans le fourreau, c’est un monde à lui seul : architecture de façade des enfers. » Walter Benjamin, « Conseil fiscal », dans Sens Unique (1928), Paris, Payot et Rivages, 2013, p. 194.
- Walter Benjamin, Le capitalisme comme religion, op. cit., p. 58. « Le capitalisme est une religion du culte pur, sans dogme. ». Ibid., p. 60.
- Jean-Louis Provoyeur, Le cinéma de Robert Bresson. De l’effet de réel à l’effet du sublime, Paris, L’Hartmann, 2003, p. 367.
- Ibid., p. 56-57.
- Robert Bresson, Notes sur le cinématographe (1975), Paris, Gallimard, Folio essais, 1995, p. 22.
- “In L’Argent, the rise and fall of dramatic tension is planed down to a level surface by a number of interlocking techniques: the acting style, an absence of anything closer than a medium shot of the human face, and a complementary tendency to cut to parts of the body other than the face at moments of dramatic intensity.” Murray Smith, Engaging Characters. Fiction, Emotion and the Cinema, Oxford, Clarendon Press, 1995, p. 175.
- “Performance […] is not as subordinate to the narrative as it is in the classical film; but as the principal bearer of character, performance is perhaps more resistant to being perceived as a part of a pattern of purely stylistic variation. […] Indeed, the history of Bresson criticism suggest that even cinephiles have been more apt to fill the vacuum created by the tamped down acting style with a transcendental presence than to find the opaque actions meaningless or ‘nonsignifying’, a worktop enabling the exploration of cinematographic style.” Ibid.., p. 180. Je souligne.
- Peter Szendy, Le supermarché du visible, op. cit., p. 131.
- « Les portes ont surtout une signification musicale… par le rythme qu’elles imposent. »Robert Bresson, « La confrontation de la mort et de la vie », dans Bresson par Bresson, cité par Peter Szendy, Le supermarché du visible, op. cit., p. 130.
- “I am sorry that in L’Argent I was unable to linger on Yvon’s redemption, on the idea of redemption, but the rhythm of the film, at that stage, would not stand for it.” Michel Ciment, “I Seek Not Description but Vision: Robert Bresson on L’Argent.” dans James Quandt (dir.), Robert Bresson (Revised), Toronto, Toronto International Film Festival Cinematheque, p. 715.
- “L’Argent’s achievement is to recognize itself as an outgrowth of the economic processes that it also documents, and to seek with fierce energy to deny itself any escape.” Sean Desilets, “Seemly Economy: L’Argent’s Aesthetic Currency”, Studies in French Cinema, vol. 15, 2015.
- “The thing about the Cold War imagery—what it’s suggesting is there is no real desire for… Or rather, there is only desire for capitalism. The Communist world, and the then dominant corporate capitalist world like IBM, is boring and dreary, and that’s an objection to it! The new capitalist world won’t be like that. The new capitalist world will be about desire in a way that the Communist world won’t be.” Mark Fisher, Postcapitalist Desire. The Final Lectures, Matt Colquhoun (dir.), London, Repeater Books, 2020.
- “Poor images are the contemporary Wretched of the Screen, the debris of audiovisual production, the trash that washes up on the digital economies’ shores. They testify to the violent dislocation, transferrals, and displacement of images—their acceleration and circulation within the vicious cycles of audiovisual capitalism. Poor images are dragged around the globe as commodities or their effigies, as gifts or as bounty. They spread pleasure or death threats, conspiracy theories or bootlegs, resistance, or stultification. Poor images show the rare, the obvious, and the unbelievable—that is, if we can still manage to decipher it.” Hito Steyerl, The Wretched of the Screen, Cambridge, Sternberg Press, p. 33.
- Yann Moulier-Boutang, Cognitive Capitalism, Polity, 2012. Le capitalisme cognitif est une forme de capitalisme fondée sur l’accumulation de « capital immatériel », où la connaissance, la science et la technologie deviennent des forces productives de premier plan, et la coopération au sein des réseaux devient cruciale.
- “Altogether, poor images present a snapshot of the affective condition of the crowd, its neurosis, paranoia, and fear, as well as its craving for intensity, fun, and distraction.” Hito Steyerl, The Wretched of the Screen, op. cit., p. 41.
- Le penseur et militant italien et théoricien des médias Franco ‘Bifo’ Berardi, a conçu le terme de sémio-capitalisme qu’il définit comme un mode de production dans lequel l’accumulation du capital est non seulement un effet de la production, mais aussi de l’échange et de l’exploitation de l’âme comme force productive.
- Hito Steyerl, The Wretched of the Screen, op. cit., p. 41.
- Brian Winston, Claiming the real. Documentary film revisited, London, British Film Institute, 1995, p. 35.
- Post-représentation ou le régime d’images programmables qui utilisent des logiciels d’IA. Voir Hito Steyerl, Politics of Post-Representation, https://dismagazine.com.
- Hito Steyerl, « Un océan de données : apophénie et (mé-)reconnaissance de formes », dans De l’Art en Duty Free. L’art à l’époque de la guerre civile planétaire, Dijon, Les Presses du réel, 2017, p. 71. Je souligne
- Ibid. p. 87. Je souligne.
- Hito Steyerl, Initial Cheesecoin Offering Certificate, Print made in 2019, 43.2 cm × 27.9 cm, Edition of 50, £2,200, VAT may be added as applicable to this price.
- Texte disponible sur l’espace virtuel en ligne. Je souligne.
- Il y a subsomption réelle lorsque la logique capitaliste de la production de la survaleur ne conduit plus seulement à l’appropriation du produit du travail et à la surveillance, de la continuité, de la durée et de l’intensité du travail, mais qu’« elle transforme la nature réelle du procès de travail, ainsi que ses conditions réelles. » Emmanuel Renault, « Comment Marx se réfère-t-il au travail et à la domination ? », Actuel Marx, n° 49, 2011/1, p. 15-31.
- Luciana Parisi, « La raison instrumentale, le capitalisme algorithmique et l’incomputable », op. cit.
- “The role of immaterial labor is to promote continual innovation in the forms and conditions of communication (and thus in work and consumption). It gives form to and materializes needs, the imaginary, consumer tastes, and so forth, and these products in turn become powerful producers of needs, images, and tastes.” Maurizio Lazzarato, “Immaterial Labor” dans Paolo Virno et Michael Hard (dir.), Radical Thought in Italy: A Potential Politics, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1996, p. 133. Je souligne.