Le régime de l’image financière : une analyse de Liquidity Inc. (2014) de Hito Steyerl

Alasdair King

Le régime de l’image financière : une analyse de Liquidity Inc. (2014) de Hito Steyerl

Résumé 

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Référence électronique pour citer cet article

Alasdair King, « Le régime de l’image financière : une analyse de Liquidity Inc. (2014) de Hito Steyerl »,  Images secondes [En ligne], 04 | 2024. URL : http://imagessecondes.fr/index.php/2024/12/le-regime-de-limage-financiere-une-analyse-de-liquidity-inc-2014-de-hito-steyerl/

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Cet article est la traduction française d’un extrait (p. 54-67) du chapitre 2 du livre The Financial Image: Finance, Philosophy and Contemporary Film, publié en anglais par Palgrave Macmillan, dans la collection « Palgrave Studies in Literature Culture and Economics » en 2024. Nous remercions Alasdair King d’en avoir accepté la publication, et la Queen Mary University of London d’avoir financé les droits de reproduction et de traduction de ce texte auprès de Springer International Publishing.

Introduction

Alors que nous entrons dans la période caractérisée par Deleuze comme celle des « sociétés de contrôle », la question de la relation du cinéma avec le contrôle devient primordiale. Comme Deleuze en était bien conscient, le passage des sociétés fondées sur la souveraineté à la société de contrôle émergente, en passant par les sociétés disciplinaires, ne s’est pas seulement caractérisé par des changements dans les modèles économiques et monétaires prédominants, mais aussi par la transformation de la manière dont le pouvoir se trouve constitué par le biais de ses régimes audiovisuels1. Pour décrire cette transformation, selon Gregory Flaxman, il est utile de remonter cinq ans avant l’essai de Deleuze intitulé « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle » (1990), et de considérer la fin du second volume du diptyque que le philosophe consacre au cinéma. Flaxman souligne en effet que c’est dans la conclusion de L’Image-temps (1985) que Deleuze commence à esquisser un cadre pour une analyse, restée inachevée, des images cinématographiques sous un nouveau régime qui est construit sur la montée d’une « nouvelle race informatique et cybernétique, automates de calcul et de pensée, automates à régulation et feed-back2 ». Ce régime correspond clairement aux caractéristiques énoncées dans le « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle » : un régime dans lequel le pouvoir est décentralisé et dispersé. Alors que dans les deux livres sur le cinéma Deleuze utilise ce médium artistique pour encadrer des questions politiques, philosophiques et historiques, Flaxman remarque que, dans son analyse finale sur la compréhension du régime contemporain des images, le philosophe renverse la situation et suggère que le cinéma est désormais déterminé par l’évolution de l’automatisation. Pour Flaxman,

Deleuze pose la question qui nous préoccupe largement ici, à savoir : existe-t-il “un nouveau régime d’images comme celui de l’automatisme” ? En d’autres termes, existe-t-il un régime d’images cinématographiques qui corresponde à l’émergence de la technologie informatique, de la science de l’information et des médias numériques ?3.

Il s’agit bien sûr d’une question majeure mais qui, posée sous cette forme, minimise quelque peu l’importance de la mutation du capitalisme et de l’évolution des formes de capital qui sont si centrales pour comprendre la société de contrôle dans le « Post-scriptum ». Comme le propose cette étude, les images financières explorées ici contribuent à des modes de pensée qui suggèrent qu’il pourrait y avoir un nouveau régime d’images sous le capital financier, des images qui sont formées à partir d’une considération selon laquelle « l’argent est l’envers de toutes les images que le cinéma montre et monte à l’endroit4 » et que, comme Deleuze l’écrit dans le « Post-scriptum », la mutation de la forme monétaire est la meilleure façon de comprendre la division entre l’ancienne société disciplinaire et la société de contrôle émergente. Comment comprendre ce qui est potentiellement un nouveau régime d’images, au sens de Deleuze, lorsque ces images sont produites non pas avec la matérialité moulée de la forme traditionnelle de l’argent sur leur revers, mais avec ce que Deleuze appelle une ontologie basée sur des « taux de change flottants », des modulations en fonction d’un code fixant des pourcentages d’échantillonnage pour différentes monnaies » et produites, comme il le propose dans les paragraphes conclusifs de L’Image-temps, non pas comme un cinéma analogique mais comme des images spécifiquement « électroniques » et « numériques » ?

 La « sémiotique mixte » du régime financier

Ce nouveau régime d’images, qui correspond à la mutation du capitalisme industriel en capitalisme financiarisé et à la croissance du numérique et du machinique, a été diagnostiqué de manière productive par le philosophe italien Maurizio Lazzarato. Celui-ci s’appuie sur le « Post-scriptum » de Deleuze dans plusieurs tentatives pour exposer la manière dont, comme il l’affirme, « la finance et l’image contemporaine sont liées ». On pourrait en effet parler d’entrelacement en ce sens que le capital lui-même agit comme un opérateur sémiotique et que le cinéma, dans son sens le plus large, par son recours à un emploi sophistiqué d’une « sémiotique mixte », permet de contester l’immense portée du capital financier5. Comme le propose Lazzarato, nous devrions comprendre que « [l]a guerre économique qui se joue actuellement à l’échelle planétaire est en effet pour de nombreuses raisons une guerre “esthétique”6 ». Le philosophe affirme notamment que, dans sa forme contemporaine, « le capitalisme n’est pas seulement un mode de production, mais une production de mondes7 ». Il suggère que, dans sa production intentionnelle du monde sous la forme que le capital préfère, une forme dans laquelle nous acceptons notre subjectivation en tant que producteurs et consommateurs (exploités), le capital est toujours conscient qu’il existe des mondes alternatifs, virtuels en quelque sorte, qui peuvent ne pas être réalisés mais qui constituent toujours une menace immanente à sa propre emprise sur le pouvoir : 

Un autre monde possible est toujours virtuellement là. La bifurcation entre des séries divergentes hante le capitalisme contemporain. Des mondes incompatibles se déploient dans le même monde. C’est pourquoi le processus d’appropriation capitaliste n’est jamais fermé sur lui-même, mais toujours incertain, imprévisible et ouvert. [….] Le capitalisme tente de contrôler cette bifurcation – les mondes sont toujours virtuellement présents – par le biais d’une variation et d’une modulation continues8.

Et comme le propose Lazzarato dans un long passage sur « la finance et les machines d’expression », c’est par sa mutation depuis la production vers le domaine du capital financier que le capitalisme a tenté de contrôler et de limiter ce sens de l’ouverture, de la coexistence de mondes virtuels alternatifs : 

pourquoi la finance a-t-elle acquis aujourd’hui un tel pouvoir de choix, d’évaluation et de décision sur l’économie qu’elle renverse la relation entre l’industrie et la finance qui caractérise les sociétés disciplinaires ? Parce que l’argent est, au même titre que le langage, l’existence du possible « en tant que tel ». C’est pour cette raison que l’argent, plutôt que l’  « économie réelle », est capable de contrôler et de capturer l’organisation de la différence et de la répétition et son moteur : le virtuel. Dans les sociétés de contrôle, l’argent représente la colonisation du pouvoir de la virtualité par les capitalistes9.

Cependant, étant donné que le capital travaille à produire des mondes et que, selon Lazzarato, qui suit Guattari, il agit en contrôlant un flux de signes en tant qu’ « opérateur sémiotique », il existe une marge de manœuvre pour la réalisation et la communication des mondes virtuels actuels dans le cadre du régime financier10. Lazzarato accorde un pouvoir substantiel au cinéma, dans son sens le plus large, en tant que mode de construction d’images en mouvement capable de modifier la manière dont le capital financier se présente sémiotiquement, et donc capable de proposer une réorganisation de la constitution des mondes qui nous sont accessibles.

Dans son ouvrage plus long, Signs and Machines: Capitalism and the Production of Subjectivity (2014), Lazzarato déclare que « le cinéma peut représenter une chance de salut, une possibilité de changement de cap » et qu’il offre cette possibilité dans la mesure où il s’éloigne de sa position d’œil humaniste et anthropologique sur le monde et devient lui-même plus ancré dans le dessin et la circulation de séquences d’images animées de « sémiotique mixte11 ». Lazzarato présente son analyse dans un long chapitre sur ce sujet qui part directement d’une exploration de la manière dont la subjectivité du trader en bourse se forme à partir d’une rencontre avec la « sémiotique diagrammatique » qui forme le système de signes de la finance et qui circule à chaque instant de la vie professionnelle du trader au moyen d’écrans d’ordinateur et des terminaux Bloomberg omniprésents12. L’argument central de Lazzarato est que le trader représente la version actuelle la plus avancée de l’homo economicus classique, mais que, contrairement à la version libérale historique de cette formation, la subjectivité du trader sous le régime financier « n’a rien de souverain ou de rationnel » car elle dépend, dans sa prise de décision, de « machines, de systèmes d’écriture asignifiants et d’informations codifiées et produites par des instruments mathématiques » dont les signes et les diagrammes, les systèmes et les banques de données, mobilisent la « subjectivité machinique » du trader13. Comme l’affirme Lazzarato en examinant l’exemple du trader, mais dans une analyse qui s’étend de cet exemple à ce qui semble en surface être des branches non financiarisées de la société, l’enjeu est bel et bien la production d’un « sujet individué » : « [l]es refrains du néolibéralisme (être un atout, se lancer, s’enrichir, etc.) sont là pour s’assurer que cela se produise. Ces derniers ne nous cachent pas une réalité ; au contraire, ils nous dotent d’une relation au temps, à l’espace et aux autres en nous faisant exister quelque part dans un monde qui renvoie chaque subjectivité produite par la déterritorialisation capitaliste à l’entrepreneur, à la réussite individuelle, à la concurrence, au darwinisme social, etc.14 ». Comme l’affirme encore l’auteur dans la suite de ce chapitre, c’est spécifiquement dans le cinéma que nous voyons la contestation de ce processus d’individuation du sujet à travers des systèmes sémiotiques machiniques et asignifiants : « [une] bataille politique s’est déroulée et continue de se dérouler autour du cinéma pour le contrôle des effets de subjectivation et de désubjectivation que la sémiotique “non-humaine” de l’image cinématographique produit sur le sujet individué15 ». 

Bien que l’argument de Lazzarato repose sur une séparation trop stricte entre les tentatives du cinéma commercial de soutenir les processus de fabrication du sujet individué et la production du secteur des films non commerciaux ou d’art comme contestant spécifiquement ce processus, son cadre est utile dans la mesure où il définit la sémiotique à l’œuvre dans le cinéma contemporain et disponible pour celui-ci. S’appuyant sur la typologie de Guattari distinguant entre sémiotiques signifiantes (dialogue), symboliques (gestes et mouvements) et asignifiantes (musique, montage, rythmes), Lazzarato propose que nous considérions également les manières dont les sémiotiques asignifiantes peuvent être trouvées dans les opérations du capital financier sous la forme « d’indices boursiers, de statistiques du chômage, de diagrammes et de fonctions scientifiques, et de langages informatiques [qui] opèrent en mettant au travail et en multipliant le pouvoir de “l’assemblage productif”16 ». Ces flux de signes asignifiants agissent directement sur les flux matériels, directement sur le réel, de la même manière que, par exemple, les langages informatiques entraînent les fonctions des ordinateurs ou que les signes monétaires ou mathématiques produisent des actions dans l’économie ou dans l’ingénierie. Lazzarato attire particulièrement l’attention sur la sémiotique asignifiante de la finance, « la plus formidablement efficace », et sur la manière dont le capital financier contemporain vise à contrôler les divers appareils asignifiants afin de « dépolitiser et dépersonnaliser les relations de pouvoir17 ». Lazzarato est d’accord avec Guattari pour dire que le cinéma offre de brefs moments qui lui permettent d’ouvrir des possibilités qui s’étendent au-delà des subjectivations dominantes. La constitution du cinéma en tant que forme qui utilise une sémiotique mixte, une capacité qui découle de son invention en tant que pratique esthétique industrielle et non anthropomorphique, d’utiliser à la fois des modes signifiants et asignifiants, lui permet de remettre en question les modèles dominants de la subjectivité capitaliste à l’œuvre sous le régime financier.

Il est important de noter que Lazzarato rejette l’idée selon laquelle les pratiques politiques et les pratiques artistiques, et ici il met explicitement l’accent sur les « œuvres qui utilisent des images en mouvement », sont les plus efficaces lorsqu’elles fonctionnent principalement avec une fonction de représentation. Comme il l’écrit, le cinéma devrait être considéré comme offrant au public la constitution d’un événement, plutôt que d’une représentation. Dans le paradigme de la représentation, affirme-t-il, « les images, les signes et les énoncés ont pour fonction de représenter l’objet, le monde, alors que dans le paradigme de l’événement, les images, les signes et les énoncés contribuent à permettre au monde d’advenir. Les images, les signes et les énoncés ne représentent pas quelque chose, mais créent des mondes possibles18 ». C’est ainsi que, dans la théorie de Lazzarato, les images en mouvement peuvent contester les processus de subjectivation utilisés par le capital financier pour limiter le sens de l’ouverture mentionné ci-dessus, la capacité à réaliser des mondes alternatifs virtuels. Les images en mouvement, et dans la perspective de cette étude, en particulier les images financières, sont efficaces non pas lorsqu’elles représentent aux spectateurs le monde tel qu’il est constitué par le capital financier, mais lorsqu’elles interviennent activement et perturbent notre alignement préexistant sur le monde constitué par la finance. Pour Lazzarato, les images en mouvement doivent constituer 

des possibilités, des mondes possibles, qui affectent les âmes (les cerveaux) et doivent être réalisés dans les corps. Leur effet est celui de la création et de la réalisation de ce qui est possible, et non de la représentation. Ils contribuent aux métamorphoses de la subjectivité, et non à sa représentation19.

Ni dans son court article, ni dans l’analyse théorique approfondie de Signs and Machines, Lazzarato ne propose une analyse détaillée de la manière dont cette approche théorique pourrait fonctionner dans le cadre d’un film spécifique. Bien que Lazzarato ait tenté avec un certain succès de mettre ces idées en pratique au cours d’un certain nombre de collaborations avec des films et des installations vidéo (notamment avec la célèbre documentariste expérimentale Angela Melitopoulos), c’est vers l’artiste et théoricien allemand Hito Steyerl, que je me tourne à présent pour proposer une étude de cas sur la manière dont l’image financière peut être considérée selon les cadres de Lazzarato basés sur une sémiotique mixte et sur l’installation d’images en mouvement en tant qu’événement créé dans le monde du capital financier, précipitant lui-même des mondes possibles, plutôt que de représenter directement notre monde financiarisé actuel. L’analyse de Lazzarato sur les potentialités formelles du cinéma, selon laquelle sa capacité à puiser dans différents systèmes de signification et à opérer selon une « sémiotique mixte » pourrait remettre en question le pouvoir de constitution du monde du capital financier, est pleinement exploitée dans le film de Steyerl. Bien que Steyerl soit moins optimiste que Lazzarato sur le rôle du cinéma dans la création de mondes possibles qui résistent aux contraintes du capital financier, son utilisation de la sémiotique mixte dans ses travaux critiques sur l’image en mouvement s’appuie sur les arguments de Lazzarato de manière productive.

Steyerl écrit souvent sur la manière dont les pratiques artistiques de toutes sortes sont souvent complices du capital financier, et le cinéma grand public est clairement dans sa ligne de mire : « Aujourd’hui, le cinéma est avant tout un plan de relance pour l’achat de nouveaux téléviseurs, de systèmes de projection à domicile et d’iPads à écran rétina. Il est depuis longtemps devenu une plateforme pour vendre des produits de franchise – projeter des versions longues des futurs jeux Playstation dans des multiplexes aseptisés20 ». La version de Steyerl d’un post-cinéma qui évite certains des pièges mentionnés ci-dessus implique la production de nouvelles images parallèlement à la conservation d’images trouvées, mais aussi le développement d’un mode de travail à la fois productif et critique de ce que Hal Foster appelle, dans un texte consacré à l’artiste, l’« inconscient algorithmique ». Cette forme d’inconscient, considérée comme une condition clé de notre époque, décrit la manière particulière de filtrer les informations utiles des vastes masses d’images et de données qui circulent actuellement21. La méthodologie de Steyerl consiste généralement à retourner ce flux écrasant d’images sur lui-même, à « décortiquer l’espace sans dimension des images numériques, des données et des actifs, et à proposer leur analyse par ingénierie inversée pour certaines de ses formes typiques22 ».

Hito Steyerl, Liquidity Inc., 2014

Les œuvres vidéo et les essais théoriques de Steyerl entrent en résonance avec les cadres théoriques de Lazzarato. Steyerl a d’ailleurs réimprimé l’essai du philosophe « Struggle, Media, Event », cité plus haut, dans une anthologie coéditée avec Maria Lind sur le documentaire et l’art contemporain, aux côtés de son propre article sur « The Language of Practice23 ». Dans l’un de ses essais postérieurs, portant sur les coupes, au sens cinématographique et budgétaire du terme, Steyerl cite le long travail de Lazzarato sur la relation débiteur/créancier qui sous-tend la forme contemporaine de l’économie, dans lequel le philosophe parle de la manière dont la dette est utilisée pour constituer le sujet et comment « la dette et la culpabilité sont inscrites dans le corps très littéralement sous la forme de coupes [cuts]24 ».

Afin d’exposer la manière dont nous pourrions comprendre la relation du capital financier aux formations de la subjectivité, je propose de réfléchir à la façon dont une installation comme Liquidity Inc. (2014) de Hito Steyerl pourrait être considérée dans une telle perspective, en offrant comme elle le fait une série d’images spécifiquement financières aux côtés de séquences d’images en mouvement tirées de diverses formes culturelles populaires. Liquidity Inc., une vidéo HD monocanal de 30 minutes, a été commandée pour Bergen Assembly en 2013 (l’installation a été terminée après la date limite imposée, provoquant une situation particulièrement stressante discutée dans le film lui-même par le biais de courriels) et exposée pour la première fois à l’Artists Space à New York en mars 2015. Elle s’appuie sur les stratégies mentionnées plus haut pour mettre en scène ce qui semble être au départ un collage d’images qui ne représentent pas notre époque actuelle, mais qui illustrent sous une forme essayistique certaines de ses réalités : des images tirées de séquences de trading à haute fréquence, des vidéos de conseils financiers, des séances d’entraînement et de combats d’arts martiaux mixtes (MMA), des œuvres d’art emblématiques telles que l’image souvent reproduite de la Grande Vague au large de Kanagawa (1829-32) d’Hokusai ou de l’Angelus Novus (1920) de Paul Klee qui a inspiré à Walter Benjamin sa lecture mélancolique du passage de l’histoire, ou encore de faux bulletins météorologiques et des images documentaires sur le système climatique faisant référence à des tempêtes catastrophiques telles que l’ouragan Katrina. Les thèmes entrelacés de la liquidité et de la turbulence, tant financière qu’environnementale, sont centrés sur la biographie condensée du principal protagoniste du film, Jacob Wood, né au Viêt Nam et adopté dans les années 1970 par des parents américains qui l’ont emmené aux États-Unis, avant de devenir trader pendant les années de la « bulle Internet », jusqu’à la période de l’effondrement de Lehman Brothers, où il a également été licencié, avant de se tourner vers le MMA comme carrière professionnelle à plein temps. […] Dans ce film, Wood tente de moduler sa subjectivité afin de s’aligner sur l’ordre financier émergent. Il fait preuve d’un esprit d’entreprise et d’un investissement personnel à toute épreuve, et laisse cette attitude s’étendre à toutes les sphères de sa vie, puisqu’il en vient à embrasser le dicton de la liquidité : le fait d’ « être comme l’eau », d’être adaptable, de devenir liquide.

Dans l’exposé du philosophe français Frédéric Lordon sur la manière dont nous devenons, (comme l’indique le titre anglais) des « esclaves volontaires du capital », celui-ci place la désirabilité ou l’attribut de la « liquidité » au centre de sa critique. Selon lui, la liquidité est le « fantasme du maître-désir capitaliste », le paradigme par excellence du capital financier dérégulé25. Elle signifie à la fois l’accès immédiat à des liquidités, et donc la détention d’argent comme équivalent général, mais aussi, comme dans le secteur financier, la capacité de sortir d’un marché d’actifs à tout moment souhaité avec la certitude de trouver un acheteur et à un volume et un prix qui n’entraîneront pas de fluctuations de prix significatives et préjudiciables. La liquidité offre à l’investisseur potentiel la forme rare d’une « réversibilité parfaite », car elle permet de se retirer des affaires en douceur et ne demande qu’un engagement minimal dans l’investissement, contrairement aux investissements dans des installations industrielles ou manufacturières dans lesquelles l’argent peut être immobilisé pour une longue durée et difficile à dégager. Lordon caractérise donc, sous cette forme, une capacité à ne pas avoir à s’engager pour une durée trop longue.

À la suite de l’économiste John Maynard Keynes, Lordon note le caractère antisocial du désir de liquidité. Celle-ci se signale comme un

refus de tout engagement durable, [comme un] désir du Désir de maintenir en permanence toutes ses options ouvertes – c’est-à-dire de n’avoir jamais à compter avec l’autre. La parfaite flexibilité comme affirmation unilatérale du désir qui s’engage en sachant pouvoir se désengager, qui investit sous la garantie de pouvoir désinvestir, ou qui embauche avec l’idée de pouvoir débaucher (ad libitum) est le fantasme d’un individualisme poussé jusque dans ses dernières conséquences, le point d’imaginaire de toute une époque26.

Lordon rappelle que l’attribut de liquidité était autrefois restreint à certaines niches de marchés d’actifs, mais qu’il est progressivement devenu une exigence généralisée dans l’ensemble de la société capitaliste. Cette qualité permet à ceux qui peuvent gérer la liquidité, c’est-à-dire, dans le cadre du régime financier, principalement les puissants, de croire qu’ils peuvent satisfaire leurs désirs à tout moment en raison de l’absence d’engagements, de réglementations et d’entraves. Lordon résume cette condition en suggérant qu’il s’agit du 

message subliminal de la théorie des marchés de concurrence pure et parfaite : tout doit pouvoir s’ajuster instantanément. Mais s’ajuster à quoi ? S’ajuster aux variations des désirs-maîtres, car telle est la vie passionnelle en environnement incertain : fluctuante et susceptible de réorientations permanentes. Comme propriété permettant l’incorporation en temps réel des informations et le remaniement instantané de la composition d’un portefeuille qui en résulte, la liquidité stricto sensu (financière) se donne une signification lato sensu comme droit inconditionnel du désir27.

Dans le titre de Steyerl, nous pouvons voir comment cette qualité de fluidité, de mutation, d’adaptabilité est mise en évidence dans les flux et les turbulences qui caractérisent les différents éléments qui constituent l’ensemble de l’installation : la biographie de Jason Wood, le marché financier dans lequel il a travaillé, l’environnement MMA dans lequel il essaie de réussir, l’eau liquide qui constitue une grande partie de nos corps et de notre monde, et les systèmes météorologiques constamment volatiles. Mais le terme « Inc. » ou « incorporé » (incorporated) est également remarquable en ce qu’il possède pour le secteur financier une signification particulière. En droit des affaires, l’incorporation désigne le processus par lequel la responsabilité des actionnaires en tant qu’individus est limitée à l’entreprise ou à la société elle-même, car après cette étape, l’institution devient la personne morale responsable en cas de procès ou de faillite. Mais l’« incorporation » dans le titre de Steyerl suggère également la manière dont une personne « incorpore » l’attribut de liquidité dans sa propre subjectivité28. En outre, comme l’affirme Rafael Dernbach, « en tant que spectateurs, nous assistons à une incorporation, à l’incarnation ou à la personnalisation d’un principe abstrait : la liquidité, la dissolution et l’intégration optimisées de la matière dans les flux de capitaux29 ». Comme Jason Wood le dit aux téléspectateurs, après l’effondrement financier majeur de Lehman Brothers et son licenciement, un événement contre lequel il ne s’insurge pas mais qu’il accepte comme quelque chose de toujours à anticiper dans le domaine de la finance étant donné les pressions que subissent les grandes entreprises pour maximiser leurs profits, il a pu s’adapter et se repositionner dans le monde du MMA. Comme il le dit en voix off, « c’est une anticipation qui vous incite à vous positionner, à être sur la défensive, prêt pour endurer ces coups. Vous devez avoir un portefeuille à l’épreuve des chocs. Vous devez vous adapter à tout ce qui se passe sur le marché. C’est comme si vous vous battiez, vous devez vous adapter à votre situation. C’est très fluide, c’est un peu comme un combat. Et ce que vous avez vu, c’est que les gens sont devenus des combattants hybrides, n’est-ce pas ? Ils sont devenus versés dans tous les domaines. C’est ce qui rend les choses si excitantes, c’est ce qui les rend liquides et fluides ». L’utilisation des qualités d’un combattant de MMA victorieux pour définir la subjectivité adaptative réussie dans le cadre du capital financier est ici tout à fait appropriée. Contrairement aux formes modernes des différents arts martiaux dont il est issu, le MMA a évolué pour intégrer et encourager un large éventail de styles de combat, comprenant principalement les arts souvent séparés de la frappe, de l’enlèvement et du combat au sol ou de la lutte avec soumission. Comme il faut des années pour maîtriser ces différents styles et que les combattants de MMA, bien que souvent experts dans ces différents styles, ont tendance à s’appuyer plus facilement sur leurs points forts, les adversaires doivent eux aussi être capables de s’adapter continuellement à de nouvelles situations en fonction des styles employés lors d’un combat donné. Comme le rappelle Lordon, la liquidité n’est pas seulement le désir de faire ce que l’on veut dans un sens proactif, mais désigne de plus en plus la capacité de réagir avec succès, de s’adapter et de survivre dans des circonstances hostiles, que ce soit dans le monde financiarisé au sens large ou dans le danger physique immédiat de l’octogone du MMA. La liquidité à laquelle Wood fait appel pour comprendre sa propre subjectivité et sa capacité à résister aux turbulences qu’il rencontre dans sa vie quotidienne et dans sa carrière professionnelle trouve un écho dans les conseils financiers donnés dans Liquidity Inc. : « lorsque vous avez des liquidités, vous avez le contrôle. La liquidité, c’est la possibilité d’obtenir son argent quand on en a besoin. Si vous perdez votre emploi, si vous subissez un revers quelconque, si l’économie vous lance une balle courbe, la chose la plus importante est de pouvoir accéder aux fonds quand vous en avez besoin [….]. C’est la seule solution pour éviter un désastre financier ».

L’installation de Steyerl s’ouvre sur un écran noir avec en voix off le célèbre conseil de Bruce Lee, répété plusieurs fois dans le film, sur la façon d’obtenir la disposition mentale appropriée pour le combat et la vie en général, « Be water, my friend » (« Sois de l’eau, mon ami »). Le public est invité à vider son esprit : « Soyez sans forme, sans relief, comme l’eau. Si vous mettez de l’eau dans une tasse, elle devient la tasse. Vous mettez de l’eau dans une bouteille, elle devient la bouteille. Vous la mettez dans une théière, elle devient la théière. L’eau peut couler ou s’écraser. Sois de l’eau, mon ami ». Steyerl poursuit la vidéo en splitscreen horizontal, avec en bas la scène d’un océan calme et en haut un ciel noir, sur lequel est écrit un texte qui est simultanément prononcé, décrivant comment la voix, qui représente l’eau, qui n’est pas d’ « ici » mais provient de l’espace. Cette même eau, nous dit-on, coule « dans vos veines, vos yeux, vos écrans tactiles et vos portefeuilles. Je jaillis de votre cœur, de votre tuyauterie et de vos fils. Je suis une liquidité incorporée ». L’écran montre l’océan qui devient de plus en plus agité et, sur les embruns causés par les vagues qui s’écrasent, Steyerl superpose du vocabulaire tiré de différents domaines – la climatologie, la finance, la biologie – pour suggérer que nous sommes entourés de systèmes qui partagent des caractéristiques communes lorsqu’ils passent de l’état de flux laminaire à celui de la volatilité ou de la turbulence, et dans le pire des cas, comme on peut le supposer, à celui des krachs et des effondrements systémiques du genre de la crise financière de 2008. Le montage en parallèle d’une grande variété de flux et de turbulences dans le monde naturel et social n’a pas pour but de naturaliser le régime financier et d’en proposer une analyse anhistorique, mais vise au contraire à soulever plusieurs questions sur la condition ontologique d’« être de l’eau », d’être flexible et adaptable, imprévisible et fluide, dans notre moment historique actuel – à la fois dans le domaine financier et dans le domaine environnemental. Ce montage attire également l’attention sur les moyens formels par lesquels l’image en mouvement peut réellement prendre part à ces processus, intervenir et transformer cette rencontre en un événement de la manière décrite par Lazzarato dans son essai.

L’installation de Steyerl n’aborde pas seulement la question du sujet liquide et adaptatif, mais aussi le défi de trouver des moyens esthétiques appropriés pour examiner cette condition en utilisant les systèmes et les infrastructures des médias visuels et de l’environnement à disposition. La mise en scène de l’installation anticipe les thèmes clés du film et encadre déjà la rencontre avec l’écran vidéo utilisé pour l’installation. Liquidity Inc. est en effet projeté sur un grand écran qui rencontre à sa base une longue rampe incurvée de type skateboard recouverte d’un tatami bleu, du type de ceux utilisés dans les maisons japonaises, mais aussi, ce qui est important pour le récit, comme le sol du dojo pour la pratique du judo et du jiu jitsu brésilien, et des arts martiaux en général. Le public est invité à s’asseoir sur de grands coussins bleus placés sur la rampe en forme de vague, elle-même éclairée par une douce lumière bleue qui, associée aux bruits de l’eau également projetés dans l’espace de visionnage, crée une ambiance quasi liquide avant même que la vidéo ne commence. Ensemble, nous, spectateurs et spectatrices, sommes enveloppés, voire totalement intégrés, dans les différentes couches de liquidité rencontrées. Comme l’a fait remarquer Cadence Kinsey, il convient de noter qu’« au cœur de l’œuvre se trouve une exploration de l’enchevêtrement du capital et de la circulation des images numériques30 ». Selon elle, Steyerl contribue ainsi à un débat en cours dans la pratique artistique contemporaine sur la manière de représenter la relation du public à la technologie numérique, qui fait souvent appel à l’eau et à d’autres formes liquides dans ses œuvres et ses discours. Kinsey affirme que la représentation de l’eau dans les pratiques artistiques contemporaines a « fourni une métaphore visuelle si forte pour les technologies numériques, des images de synthèse à l’Internet [….], qu’elle est enracinée dans les associations multivalentes de l’eau avec les notions d’immatérialité et de matérialité, et qu’elle est symptomatique d’un moment historique conditionné par une crise économique et environnementale31 ». La fluidité abordée par l’installation de Steyerl est également rencontrée à un niveau formel par l’utilisation d’une variété d’appareils : des smartphones aux téléviseurs, en passant par des recherches Tumblr sur un écran d’ordinateur, des infographies et des animations 3D. Steyerl propose que toutes ces formes d’écran et tous ces types d’images participent de manière non hiérarchique à la fois à la compétition pour notre attention et à la visualisation – du langage et des phrases, des données, des cartes, de l’argent, de la technologie – de la manière dont nous rencontrons actuellement le monde qui nous entoure et dont nous lui donnons un sens.

Les installations de Steyerl abordent ainsi la question du virtuel, de la possibilité d’autres mondes soulevée dans la réflexion de Lazzarato sur le capital et le cinéma, tant au niveau de la forme que du contenu. Les formes d’images utilisées sont rarement spécifiquement représentatives : elles mutent d’un écran à l’autre et d’un mode à l’autre, incorporant des images générées par ordinateur, des rendus, des superpositions et des dissolutions de différents éléments visuels, des séquences trouvées de diverses sortes. De sorte qu’il ne semble pas y avoir de forme visuelle dominante, mais seulement un sentiment de navigation anarchique, celui de l’installation elle-même défilant à travers de multiples possibilités d’imagerie. Cette idée est renforcée dans le dialogue, dans lequel Jacob Wood évoquant la perception que lui et d’autres traders avaient, à la fin des années 1990, de l’émergence d’un nouveau monde qui allait complètement perturber et décentrer ce qui existait auparavant : « On pouvait balancer de l’argent n’importe où à cette époque, en 1998-1999, et les choses explosaient. À cette époque, nous pensions que tout serait basé sur l’Internet et que nous entrions dans un nouveau monde ».

Ce sentiment d’autres mondes possibles est renforcé par un thème qui court au milieu de l’installation et qui est basé sur des prévisions météorologiques fictives produites par le « Weather Underground », un réseau de présentateurs météo terroristes dont l’identité est masquée par des cagoules et des lunettes de soleil noires et qui portent des t-shirts distinctifs avec des visages de hiboux. Leur commentaire, qui s’inspire d’un texte de Brian Kuan Wood sur l’augmentation des turbulences, perturbe le sentiment de liquidité optimiste que les personnes interrogées dans l’installation ont témoigné, en disant qu’elles s’adaptaient en douceur aux événements changeants. Sous la forme de prévisions données devant une carte météorologique mondiale, annotée de la description du statut politique et gouvernemental mouvementé de chaque territoire, leurs commentaires suggèrent que derrière toute la propagande optimiste au sujet de l’état de liquidité contemporain se dissimulent des forces environnementales plus grandes, qui entraînent d’énormes perturbations sociales, et notamment le décentrement et l’effondrement de l’ensemble du système sociopolitique avec lequel et sur lequel le commerce financier de Jacob Wood est construit : « Les vents alizés soufflent depuis la mer de Chine méridionale, traversent le Pacifique, atteignent la côte ouest des États-Unis, descendent jusqu’à Los Angeles et retournent en mer de Chine méridionale. Demain, ces alizés commenceront à se déplacer en sens inverse, ramenant les gens dans leurs foyers, les marchandises dans leurs usines, les usines dans leurs pays, les pays dans leurs origines supposées ». Cette tempête à la Benjamin – comme je l’ai dit, l’Angelus Novus de Klee apparaît dans l’installation –, qui pourrait être le « frein d’urgence » révolutionnaire de Steyerl dans ce mouvement de l’histoire particulièrement mouvementé, est décrite comme si un film était déroulé à l’envers. La tempête culmine à la fois dans le décentrement de la subjectivité et dans la déstabilisation de l’idée de progrès technologique : « Comment cette rafale est-elle arrivée ici ? D’où vient-elle et qui suis-je pour être emporté par elle ? La tempête renvoie les gens à leurs maisons, les marchandises à leurs usines, les usines à leurs pays, les gens à leur passé ».

Le texte pourrait ici suggérer un avertissement apocalyptique au public et une exhortation sur la nécessité de se défaire de la croyance en la liquidité, de briser les chaînes de la subjectivité individualisée contre lesquelles Lazzarato nous met en garde. Il est toutefois difficile de conclure que le film de Steyerl partage pleinement l’optimisme de Lazzarato quant à la capacité de l’image financière contemporaine de défier les contraintes que le capital financier fait peser sur l’advenue d’autres mondes et d’autres subjectivités possibles. L’installation, en effet, n’a rien de didactique et affecte un humour noir et hypnotique, notamment dans son non-représentationnalisme délibéré. Pour Hal Foster, la « pensée de Steyerl est moins dialectique que paradoxale : plutôt que d’intensifier les contradictions, elle aime les faire s’effondrer [….] cette critique a un don particulier pour le catastrophisme, que l’artiste affectionne également. Avec une énorme ambition, elle remet en cause la culture du capitalisme, mais elle est finalement trop admirative de ce léviathan qu’elle considère comme le seul moteur de l’histoire pour que sa critique soit efficace, de sorte qu’elle se contente d’une position par défaut [….] ; nous sommes des laissés-pour-compte dans une mer de débris historiques32 ». S’il est vrai qu’en tant que spectateurs, nous semblons être laissés à la dérive dans une mer turbulente de données et d’images sans pouvoir nous y accrocher, la méthodologie de Steyerl présente toutefois des avantages critiques obliques. Pour Cadence Kinsey, elle offre un « diagnostic critique utile du dérèglement (dis-ease) » par son refus de la représentation et par son flux continu d’images numériques disparates qui nous oblige à reconsidérer les technologies utilisées pour produire, faire circuler et interpréter les images dans notre ordre social actuel. Raphael K. Dernbach considère également que Steyerl produit une sorte de documentaire d’anticipation dont les images sont autorisées à circuler à nouveau, libérées de leur rôle actuel dans le maintien des régimes de pouvoir contemporains, et que ses films offrent ainsi une critique à partir d’un futur imaginé33. Dans ce contexte, il convient de souligner que les œuvres de Steyerl, orientées vers l’avenir, pourraient bien être la corrélation la plus appropriée à notre époque financière basée sur les produits dérivés, où le prix actuel est lié à une spéculation et à un pari souvent extrêmement complexes sur les circonstances futures.

Nous pourrions ici revenir à l’essai de Lazzarato sur les possibilités du cinéma, en particulier lorsqu’il s’éloigne d’un régime de représentation et se rapproche d’une condition qui engendre un événement, pour nous ouvrir « des possibilités, des mondes possibles, qui affectent les âmes (les cerveaux) et doivent être réalisés dans le corps34 ». Son effet serait celui de la création et de la réalisation de ce qui est possible, de ce qui est actuellement virtuel, plutôt que celui de la représentation. Le cinéma, dit-il, contribue « aux métamorphoses de la subjectivité, non à leur représentation35 ». En s’éloignant d’un mode de représentation et en utilisant des éléments du collage d’images et de ses installations comme des événements et des rencontres, Steyerl adopte en effet une stratégie singulière pour contrer l’emprise que le régime financier pourrait avoir sur nos corps, nos esprits et nos âmes, pour reprendre les termes de Lazzarato. 

Cette stratégie, d’ailleurs contestable, est loin d’être la seule. Dans un récent réexamen de la relation entre la culture et le capital financier, Fredric Jameson a pu plaider vigoureusement en faveur de l’importance de la représentation et – sans la citer nommément ni suggérer qu’elle est la cible de sa critique – rejeter le caractère évasif de l’installation en tant que forme artistique médiatique, ou celui du happening ou du collage en tant que méthodologie esthétique critique, toutes ces pratiques esthétiques que nous retrouvons mises en avant dans la pratique et les essais de Steyerl36. Ce qui est certain, c’est que le flux continu d’images de Steyerl, instille chez son public la conscience de l’obligation que nous inculque la société de contrôle, celle de nous faire vivre dans un état de surf permanent pour obtenir les informations et les gratifications nécessaires à notre vie. Il laisse chacun, comme l’a identifié William Davies, « dans le même état de fluidité anxieuse constante qu’un trader financier ou un entrepreneur37 ». Dans la suite de l’ouvrage, et dans ses chapitres consacrés au regard financier, au temps puis à l’espace de la finance, et enfin à la performativité financière, j’examinerai certaines des voies empruntées par les cinéastes contemporains pour explorer les contours du régime financier et pour réfléchir aux technologies et aux systèmes de production, de circulation et de réception des images contemporaines. Si, comme le conclut Deleuze, dans la société de contrôle, « l’homme n’est plus l’homme enfermé, mais l’homme endetté38 », les films examinés dans cette étude fournissent des images en mouvement adaptées à cette nouvelle condition et suggèrent de nouvelles armes et lignes de fuite pour y échapper.


Alasdair King


  1.  D. N. Rodowick fait une remarque similaire à la fin de son livre sur la persistance du cinéma après l’émergence des nouveaux arts médiatiques. Voir D. N. Rodowick, The Virtual Life of Film, Cambridge, MA / Londres, Harvard University Press, 2007, p. 186.
  2.  Gilles Deleuze, Cinéma,t. 2 : L’Image-temps, Paris, Minuit, 1985, p. 346.
  3.  Gregory Flaxman, “Cinema in the Age of Control”, dans Frida Beckman (ed), Control Culture: Foucault and Deleuze after Discipline, Édimbourg, Edinburgh University Press, 2018, p. 122.
  4.  Gilles Deleuze, L’Image-temps, op. cit., p. 104.
  5.  Le premier essai de Lazzarato, « Du capital-travail au capital-vie », s’ouvre sur une citation de l’essai « Postscript » de Deleuze sur la manière dont les entreprises prétendent désormais avoir une âme et est en dialogue avec la caractérisation de la société de contrôle de Deleuze tout au long de son argumentation. Voir Maurizio Lazzarato, « Du capital-travail au capital-vie », traduction de Valerie Fournier, Akseli Virtanen et Jussi Vähämäki, Ephemera: theory and politics in organization, n°4, vol. 3, 2004, p. 189.
  6.  Ibid., p. 188.
  7.  Ibid., p. 187.
  8.  Ibid., p. 191.
  9.  Ibid., p. 196. Italiques dans l’original.
  10.  Maurizio Lazzarato, Signs and Machines: Capitalism and the Production of Subjectivity, Los Angeles, Semiotext(e), 2014, p. 39.
  11.  Ibid., p. 138.
  12.  Pour une analyse des possibilités virtuelles du terminal Bloomberg, voir Christopher Wood, Alasdair King, Ruth Catlow et Brett Scott, “Terminal Value: Building the alternative Bloomberg”, Finance and Society, n°2, vol. 2, 2016, p. 138-150.
  13.  Maurizio Lazzarato, Signs and Machines, op. cit.,p. 96-97.
  14.  Ibid., p. 100-101.
  15.  Ibid., p. 108.
  16.  Ibid., p. 140.
  17.  Ibid., p. 41.
  18.  Maurizio Lazzarato, « Struggle, Event, Media », traduction par Aileen Derieg, Textes transversaux, 2003, p. 1.
  19.  Idem.
  20.  Hito Steyerl, Duty Free Art: Art in the Age of Planetary Civil War, Londres / New York, Verso, 2019, p. 145.
  21.  Hal Foster, “Smash the Screen”, London Review of Books, 5 avril 2018, p. 40.
  22. Ibid.
  23.  Hito Steyerl, The Wretched of the Screen, Berlin, Sternberg Press, 2012, p. 177. Dans son essai « Cut: Reproduction and Recombination », Steyerl mentionne le livre de Lazzarato La fabrique de l’homme endetté : essai sur la condition néolibérale, Paris, Amsterdam, 2011.
  24.  Frédéric Lordon, Willing Slaves of Capital: Spinoza and Marx on Desire, Londres / New York, Verso, 2014. Les citations suivantes reprennent la version française : Frédéric Lordon, Capitalisme, désir et servitude : Marx et Spinoza, Paris, La Fabrique, 2012.
  25.  Ibid., p. 65, mes italiques.
  26.  Ibid., p. 66, mes italiques.
  27.  Karen Archey suggère que le titre de Steyerl fait également référence à l’ouvrage de Jacques Derrida, Limited Inc. (1988), une critique de la théorie de l’acte de langage de John Searle. Voir Karen Archey, “Hyper-Elasticity Symptoms, Signs, Treatment: On Hito Steyerl’s Liquidity Inc” dans Nick Aikens (ed), Too Much World: The Films of Hito Steyerl, Londres, Sternberg Press, 2014, p. 223.
  28.  Rafael K. Dernbach, Anticipatory Realism: Constructions of Futures and Regimes of Prediction in Contemporary Post-Cinematic Art, thèse de doctorat non publiée, Cambridge, Université de Cambridge, 2018, p. 170.
  29.  Cadence Kinsey, “Fluid Dynamics: On the Representation of Water and the Discourses of the Digital”, Art History, vol. 43, n°3, juin 2020, p. 524.
  30.  Ibid., p. 513.
  31.  Hal Foster, “Smash the Screen”, op. cit., p. 41.
  32.  Rafael K. Dernbach, Anticipatory Realism, op. cit.,p. 142.
  33.  Maurizio Lazzarato, “Struggle, Event, Media”, op. cit.
  34.  Idem.
  35.  Fredric Jameson, “The Aesthetics of Singularity”, New Left Review, 92, mars-avril 2015, en particulier p. 108-111.
  36.  William Davies, “The Chronic Social: Relations of control within and without neoliberalism”, New Formations 84/85, “Societies of Control”, Winter 2014/Summer 2015, p. 55.
  37.  Gilles Deleuze, « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », Pourparlers, Paris, Minuit, 1990, p. 246.