La Danse et la mutation. Figures de la danse dans le cinéma de Jia Zhang-ke

Emmanuel Cano
La Danse et la mutation
Figures de la danse dans le cinéma de Jia Zhang-ke

Résumé
Dans les films de Jia Zhang-ke, la danse en revient  toujours  à interroger les mutations contemporaines. Les  personnages  peuvent  danser  dans  une  sorte  d’insouciance  et  d’oubli  du monde, mais ce dernier finit toujours par se rappeler à eux ; la danse peut marquer la solitude ou la mélancolie des  personnages mais ceux-ci en dansant peuvent s’extraire du  monde, du temps, de l’espace des  mutations. Ainsi, tour à  tour, et peut-être à la fois, la danse serait un « moyen de  s’effacer ou de s’affirmer contre le mouvement perpétuel »,  pour reprendre Fabienne Costa. Dans les films, les  personnages dansent aussi pour résister, et déjà à leur  condition. Les films de Jia Zhang-ke interrogent aussi la  place du corps féminin pris dans diverses formes  d’exploitations. Portant un écho des mutations  contemporaines, des conditions, de l’état des corps  et des  formes filmiques relevant d’un cinéma de la mutation, la  danse paraît à la fois soulever des enjeux esthétiques et politiques.

Mots-clés
Danse, mutation, pensée chinoise, Jia Zhang-ke, reliance, xiao-yao

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« Élevez vos cœurs, mes frères, haut, plus haut ! Et n’oubliez pas non plus vos jambes ! Élevez aussi vos jambes, bons danseurs … ! »[1] Ces mots de Friedrich Nietzsche, les personnages du cinéma de Jia Zhang-ke pourraient sans doute les faire leurs, tant ils ne cessent, d’un film à l’autre, d’une façon ou bien d’une autre, de danser. Or, s’ils dansent, c’est dans une Chine traversée par des bouleversements qui transforment profondément leur quotidien. Jia Zhang-ke s’attache en effet, tout au long de son œuvre, à filmer les mutations d’une Chine contemporaine happée dans la globalisation, et leurs effets sur les populations chinoises. Lancés en 1978 par Deng Xiaoping, les processus d’ouverture, de modernisation et de libéralisation ont fait de l’empire du milieu une puissance économique majeure, mais ils ont dans le même temps modifié brutalement la vie des Chinois, en particulier celle des laissés-pour-compte de la politique de réformes. C’est dans cette perspective que la danse se trouve prise au cœur du dispositif filmique du cinéaste chinois et de la pensée que celui-ci porte : dans les flux des mutations contemporaines, les personnages, seuls, à deux, en groupe, en troupe, dansent ; il n’est pas un film qui ne comporte une séquence de danse ; The World (Shijie, 2004) suit même une troupe de danseuses. Dès lors, quelle place la danse tient-elle dans le dispositif filmique de Jia Zhang-ke ?

Les mutations de la Chine affectant d’abord les territoires du quotidien, entraînant en cela une perte de repères soudaine pour les individus, la question reviendrait à se demander si danser ne constitue pas déjà pour les personnages une façon d’inscrire leur corps dans l’espace, de lui redonner une consistance perdue dans les flux des changements. En d’autres termes, par les scènes de danse, Jia Zhang-ke, permet-il à un personnage de s’inscrire dans l’espace du plan, et la danse peut-elle être identifiée à un procédé redonnant l’espace à un corps, lui offrant la possibilité de s’inscrire dans les espaces des mutations ? À cet égard, ces laissés-pour-compte de la mondialisation que filme le cinéaste chinois appartiennent le plus souvent au groupe des « populations flottantes »[2]. L’expression insiste sur leur caractère évanescent, sur leur difficulté à se fixer, à exister dans les territoires globalisés. Leur offrir un moment de danse, au cours duquel le corps est au centre, poserait d’autant plus la question du corps dans l’espace du film et du monde, et en particulier en ce qui concerne le corps féminin. Ce sont les femmes, surtout, qui dansent dans les films ; ce sont les femmes, également, qui subissent le plus les conséquences des mutations contemporaines qui parcourent la Chine. La question serait ainsi esthétique, et tout à la fois politique. Par la danse, ces individus trouvent-ils le moyen d’exister un moment, de retrouver une forme de relief, et de matérialité ; retrouvent-ils une place dans l’espace filmique et dans celui de la Chine ; trouvent-ils un refuge, ou un mode d’expression quand personne ne raconte leur histoire ; en fin de compte un biais pour, malgré tout, tenir bon ? Car il s’agit bien de cela dans l’exhortation de Friedrich Nietzsche, que d’ailleurs Jia Zhang-ke semble avoir lu[3]. Or, Stanley Cavell relie celle-ci à Ralph Waldo Emerson quand il écrit : « ce que nous nous figurions bien établi branle et frémit ; et les littératures, les cités, les climats, les religions abandonnent leurs fondations et dansent sous nos yeux. »[4]

Ainsi, la danse serait une façon de se donner du courage face à l’effondrement d’un monde, que les mutations brutales de la Chine pourraient provoquer, justement par leur danse, précisément sous nos yeux. Deux registres de la danse, en quelque sorte, se répondraient alors : la danse des personnages et la danse du monde dans la globalisation. En cela, la première serait comme un écho de la seconde, une façon de réagir face à elle, d’ « entrer en piste, en réponse à cette vie de conséquences inexorables », comme l’écrit encore Stanley Cavell, s’interrogeant sur la conception de la danse chez Fred Astaire[5].

Cependant, une dernière acception du terme de mutation est ici à envisager également : il s’agit de la mutation de toute chose[6], notion centrale de la pensée chinoise, en particulier dans le domaine artistique[7], et à laquelle les films de Jia Zhang-ke donnent une visibilité. Portant les marques de la pensée picturale et poétique chinoise, l’œuvre de ce cinéaste pourrait être qualifiée de « cinéma de la mutation »[8]. Ce cinéma serait une façon de replacer l’homme dans le cours ou le procès de la mutation qui se voit dans le même temps déréglé, c’est-à-dire en inadéquation vis-à-vis des mutations sociétales de la Chine émergente. Ainsi, les films confronteraient ces deux régimes de la mutation, en essayant de faire ressortir, au sein des processus, ou du procès du monde, la spécificité de celui, qu’en Chine, on dénomme modernisation ou ouverture, et d’une façon plus générale, processus de globalisation. En d’autres, termes, il s’agirait alors de se demander si la danse ne porte pas ces deux registres de la mutation, et dans le même mouvement une façon de les faire se rencontrer, de les confronter l’une à l’autre, en devenant une forme de métonymie des dispositifs mis en œuvre par Jia Zhang-ke.

Danse et xiao-yao

Dans ce monde en mutations qui les laisse en marge, les personnages des films de Jia Zhang-ke essaient souvent d’opposer à leur mélancolie une attitude marquée par l’insouciance ou par le détachement. Cette attitude s’exprime le plus fréquemment dans la déambulation, mais elle se manifeste également dans la danse, qui viendrait en quelque sorte couronner dans une forme d’acmé les longs moments de vagabondage. Toutefois, il faudrait souligner que ces moments de danse traversent surtout les premiers films du cinéaste chinois : Xiao Wu, artisan pickpocket (1997), Platform (Zhantai, 2000) et Plaisirs inconnus (Ren Xiao Yao, 2002), c’est-à-dire les premiers temps des mutations de la Chine contemporaine. À mesure de l’avancée de l’œuvre et de la modernisation du pays, les scènes de danse ont tendance à disparaître ou à prendre une autre forme, sauf quand il s’agit dans les films de séquences qui remontent le temps, et qui situent l’action dans le passé. C’est en particulier le cas pour Au-delà des montagnes (Shan he gu ren, 2015), dans lequel la danse marque surtout la première partie, située en 1999.

Cette attitude de détachement et d’insouciance, à relier au xiao-yao du philosophe taoïste Zhuangzi[9], compose une constante dans les comportements des personnages, et aussi une façon de tenir dans les mutations qui viennent fréquemment placer des obstacles sur leur route. La pensée classique chinoise prône souvent le détachement intérieur, en cela qu’il permettrait une sorte de sérénité, et surtout en cela qu’il serait le moyen de s’adapter « à tous les changements »[10]. En outre, comme le souligne François Jullien, cette forme de l’insouciance ne correspond pas exactement à une attitude visant à être sans souci : ce serait davantage la « capacité — de concert avec la transformation du moment — d’évoluer au gré », d’« être en accord »[11]. C’est cette façon d’être, qui « s’affranchissant de toute finalité », libère « en nous l’insouciance », une « insouciance originaire que notre activité en société, en imposant des objectifs, en nous formant — dressant — à la pensée de la fin, vient recouvrir et troubler. Cette insouciance est donc le contraire d’une fuite, ou d’une déficience ; elle fait “retour” au “Ciel”-nature »[12]. C’est dans cette perspective qu’il faut considérer une partie des scènes de danse dans les films de Jia Zhang-ke.

Son premier long-métrage, Xiao Wu, artisan pickpocket, raconte le quotidien de Xiao Wu, l’un de ces laissés-pour-compte des politiques de réformes, qui vit dans l’une des périphéries de la Chine, à savoir dans la ville de Fenyang, située dans le Shanxi. Le pickpocket vit difficilement une histoire d’amour avec Mei Mei, une chanteuse de karaoké, sans doute prostituée. Après de nombreuses séquences de déambulations et de rencontres, le point culminant de leur fragile histoire d’amour a justement lieu dans la salle commune du karaoké. Xiao Wu et Mei Mei dansent alors avec d’autres personnages, dans une séquence découpée en six plans. Nous voyons les deux jeunes gens virevolter dans le champ sous une musique joyeuse qui vient contraster, enfin, avec la précarité de leurs conditions de vie, marquées par la solitude et la mélancolie. Enfin, ils peuvent être ensemble, dans un bonheur insouciant, retrouvant en quelque sorte le cours de leur vie. La danse vient alors et en quelque sorte accomplir le détachement de Xiao Wu, le libérant des mutations sociétales qui venaient jusque-là s’ériger en obstacles et le couper du monde.

De la même façon, les scènes de danse de Plaisirs inconnus portent en elles ce xiao-yao qui se tient face aux mutations. Le titre du film en chinois, Ren Xiao Yao, déjà, s’inspire de la chanson Ren xian qi, qui reprend dans son refrain la notion de xiao-yao du philosophe taoïste, réinjectée par là dans la culture populaire de la jeunesse chinoise. De plus, il narre notamment la rencontre de Xiao Ji, un jeune marginalisé dans la saison de la modernisation de la Chine, et Qiao Qiao, qui est une danseuse. C’est pour cette dernière raison aussi que le film comportera de nombreuses scènes de danse[13]. L’amour de ces deux jeunes est également marqué par la référence à Zhuangzi. Au cours d’une de leurs rencontres qui a lieu dans une chambre d’hôtel, Qiao Qiao dessine un papillon sur un morceau de papier collé à un miroir. Elle demande à Xiao Ji s’il connaît « Zhuangzi rêve qu’il est un papillon ». Le visage de la jeune femme apparaissant seulement dans le miroir, il est permis de supposer qu’à la façon du penseur taoïste, elle se rêve en papillon. Xiao Ji répond qu’il ne connaît pas le poème de Zhuangzi et du papillon. Alors, Qiao Qiao demande s’il connaît Zhuangzi. Oui, répond le jeune homme. Continuant à dessiner le papillon, Qiao Qiao demande ensuite à Xiao Ji s’il connaît Xiao-yao-you. Il répond une nouvelle fois que non. La jeune femme dit : « C’est Zhuangzi qui l’a écrit ». Après un silence, elle poursuit : « Ce qu’il dit en substance, c’est : “Agis selon ton bon plaisir”. »[14] La jeune danseuse, par cette séquence, se voit ainsi associée à Zhuangzi et dans le même temps à un papillon, dans cette insouciance libre que revêt le xiao-yao. Elle rêve sans doute alors de prendre son envol, en toute liberté, grâce à la danse, à la façon d’un papillon. Un peu plus tard dans la séquence, Xiao Ji remarque d’ailleurs un tatouage de papillon sur le corps de la jeune femme. « Il s’est posé là tout seul », lui dira-t-elle. Or, effectivement, dans la première partie du film, nous la voyons danser à deux reprises, certes dans le cadre d’un spectacle promotionnel pour les vins et liqueurs de Mongolie, la danse se trouvant alors happée par le commerce, mais dans une insouciance et une joie apparentes révélant peut-être sa volonté de tirer parti de la Chine nouvelle. Ce sont d’ailleurs ces spectacles de danse qui ouvrent l’histoire d’amour avec Xiao Ji : au cours du premier, le jeune homme la voit, et tombe amoureux ; le deuxième permet leur rencontre. Surtout, de même que Xiao Wu et Mei Mei, les deux jeunes de Plaisirs inconnus se retrouvent ensuite à danser ensemble dans une discothèque. La séquence de cette danse est précédée par une de leur rencontre dans un restaurant. Autour de leur déjeuner, les deux jeunes gens parlent et agissent selon un modèle états-unien, signe de leur espoir vis-à-vis de la modernisation de la Chine. À ce moment, ils y croient encore. Ils imitent les personnages des films de Quentin Tarantino, évoquent un braquage de banque, et citent le « pays du fric ». La scène de danse qui suit continue la citation : dans la discothèque, Qiao Qiao et Xiao Ji dansent comme Uma Thurman et John Travolta dans Pulp fiction (1994). À ce moment, Qiao Qiao et Xiao Ji se trouvent bien détachés de la réalité de leur quotidien marqué par les mutations de la Chine.

Ces scènes de danse insouciante se retrouvent également dans Platform. Le film suit une troupe de théâtre et ses évolutions à mesure des mutations de la Chine au cours de la décennie des années 1980. Durant toute la première longue partie du film, qui déborde sur le moment de la privatisation de la troupe, les jeunes qui la composent poursuivent leurs projets dans une joie toute légère. Leurs travaux dans le théâtre se font en dansant ; ils transportent des paniers au rythme de la chanson Gengis Khan ; ils dansent tous ensemble, réunis par un plan d’ensemble au cours duquel la caméra danse avec eux dans des allées et venues qui les suit, sous les paroles « libres et insouciants entre amis » ; même si « la tempête de sable se déchaîne [ils] chant[ent] malgré tout » : ils sont « la joie et la lumière ». De la même façon, les scènes qui montrent trois amis en vélo témoignent de leur insouciance : Cui Minliang sur la selle tend les bras pour mimer l’envol, tel un papillon. Ils pourraient faire leur la chanson entonnée par Bin Bin dans Plaisirs inconnus : « Je parcours la terre au gré du vent / Libre de tout souci ». Deux plans liés paraissent révélateurs de cette atmosphère légère et pleine d’espoir qui caractérise les jeunes de la troupe, dans ces commencements de la politique d’ouverture de la Chine. Le premier montre une réunion animée par le directeur. Il s’agit pour les artistes de penser une refonte du répertoire qu’ils proposent, en évoluant vers des musiques plus « légères ». Au cours de la réunion, Zhong Ping, l’une des artistes, entre dans la salle avec un peu de retard. Elle revient de chez le coiffeur, et s’est fait faire une permanente ; elle est « très à la mode ». « On dirait une espagnole », lance pour la charrier le directeur, avant d’ajouter : « pour un numéro de flamenco, on ne peut rêver mieux ». Les autres rient. Et effectivement, le plan qui suit nous montre Zhong Ping en Sévillane, danser une sorte de flamenco sous un portrait de Mao Zedong, et entourée de ses camarades.

Figure 1. Platform (Zhantai), 2000.

Dans cette séquence, la danse est par conséquent un signe des transformations que connaît la Chine : la référence à l’Espagne renvoie à l’ouverture progressive du pays et, d’une façon plus générale, à un ailleurs, sans doute rêvé. En outre, ce choix de mettre en scène le changement par le spectacle, et sous le regard de Mao Zedong, établit un contraste avec le hors-champ de la Révolution Culturelle[15], qui a profondément marqué les populations chinoises, et sans lequel il est difficile de comprendre le développement effréné dans lequel s’est lancé le pays. À cet égard, il faudrait rappeler que la Révolution Culturelle commence précisément dans le domaine des arts : en 1964, Jiang Qing, l’épouse de Mao Zedong, impose que toute création comporte un héros communiste. Dans cette scène de flamenco de Plaisirs inconnus, la danse est alors synonyme de liberté, et ce d’autant qu’elle est filmée en un seul plan : de nouveau, la caméra suit les mouvements de la jeune femme qui danse en souriant, une rose à la bouche. Elle parcourt avec elle le vide de la salle, circule en son sein, et ce même doublement car ce vide est rappelé par deux autres motifs : la fumée que lui souffle Mingliang au visage quand elle marque un arrêt devant lui, et les halos de lumière provenant des fenêtres surexposées de l’arrière-plan. De la sorte, par la fumée et les plages de blanc formées par la lumière, le souffle circule[16] et relie les personnages ; le corps de la danseuse, d’autant plus qu’il contraste dans les couleurs avec ces blancs, ajoutant une touche de joie à la scène, matérialise cette reliance[17] en parcourant le vide. François Cheng rappelle en effet que dans « le domaine artistique : même en-dehors d’une connaissance approfondie, un Chinois, qu’il soit artiste ou simple amateur, accepte intuitivement le Vide comme étant un principe de base »[18]. Or, ce vide est « dynamique et agissant » : « il constitue le lieu par excellence où s’opèrent les transformations, où le Plein serait à même d’atteindre la vraie plénitude »[19], dans « un va-et-vient entre le Vide et le Plein, le Plein provenant du Vide et le Vide continuant à agir dans le Plein »[20]. Dans ces premiers temps des réformes de la Chine, le souffle circule encore, l’ordre du monde n’est pas détruit, le procès de la mutation n’est pas entravé par les mutations contemporaines, les individus ne sont pas séparés, et ce sont les mouvements du corps insouciant dans la danse filmée qui viennent le matérialiser.

Cependant, d’une façon systématique, le xiao-yao ne tient pas et il est brisé, parfois même alors qu’il vient à peine de s’exprimer. Quand Mei Mei et Xiao Wu dansent tous les deux, nous sommes déjà dans une autre partie du film, qui verra les deux amants séparés : un plan noir l’avait déjà annoncé juste avant la scène du karaoké. À partir de cette acmé de la danse, tout s’effondrera pour Xiao Wu : Mei Mei n’apparaîtra plus, partie avec des hommes riches en voiture à Taiyuan. De même, tandis que Xiao Ji et Qiao Qiao dansent sur la piste de la discothèque, Guo San, le protecteur de la jeune femme, interrompt leur insouciance, et la transforme ainsi en illusion. Deux sbires de Guo San extraient Xiao Ji de la piste, et ainsi de ce qui lui permettait d’oublier la réalité du monde, qui se rappelle brutalement. Pendant ce temps, Guo San l’a remplacé face à Qiao Qiao. Il ne danse pas vraiment avec la jeune femme, dont les mouvements de corps sont maintenant plus lourds. Le monde extérieur qui se rappelle transforme donc la danse : d’une danse insouciante, nous passons soudainement à une danse qui pèse, qui n’est plus libérée, mais lourde de la crainte éprouvée par Qiao Qiao ; nous assistons à une danse simulée.

« [F]idèles à leur pose — libres de tout souci »[21], les personnages qui s’extraient du monde dans une joie insouciante dansée finissent toujours par être rattrapés par le réel. À mesure de l’avancée de la narration dans les films, et à mesure des films, leur posture en outre s’érode, et la mélancolie prend définitivement le dessus. Les scènes de danse ne sont plus porteuses de ce xiao-yao, les mouvements des corps sont entravés, soumis à une forme de contrainte, puis d’enfermement, dont les facteurs explicites sont contenus dans la libéralisation du pays.

Danse et enfermement

Figure 2. Platform (Zhantai), 2000.

Dans Platform, déjà, les scènes de danse se modifient avec la privatisation de la troupe qui sépare les jeunes du groupe d’amis. Yin Ruijian, à cet égard, ne participe pas à la tournée de la troupe, et reste au village. Le plus souvent montrée dans des plans d’intérieur, quand l’action revient vers elle, elle apparaît alors comme enfermée. Un plan-séquence insiste sur la mélancolie de son enfermement. Située dans le commissariat, la jeune femme est seule dans une salle vide. Puis soudain, elle se met à danser, tel un papillon, mais autour d’une lumière dure accrochée au plafond, et en cage. La danse de Ruijian, ici, comporte une double ambivalence. D’un côté, elle peut être une façon pour la jeune femme de s’extraire de son quotidien, de l’oublier un temps, et en même temps l’expression de ses gestes marque sa mélancolie ; d’un autre côté, l’oubli dans la danse rappelle dans le même mouvement ce qui a été perdu, les liens joyeux au sein de la troupe, la première partie du film, le passé de la jeune femme, et il met en évidence les séparations. Les contrastes avec la scène de flamenco, qui sont autant d’échos, accentuent cet effet. Ainsi, en même temps, c’est un peu du passé de la troupe qui est ramené dans cette danse, et le passé et le présent semblent alors fusionner dans les gestes de la jeune femme. Toutefois, ce passé n’est plus et, remis dans le champ, c’est surtout son absence qui transparaît, mais qui lui permet également de persister. Ce que présente ce moment de danse, alors, serait peut-être une image du temps, et ainsi la possibilité pour Ruijian de s’y inscrire. Or, le temps, en Chine, est défini comme étant « l’Espace en mutation »[22], et cette danse est peut-être aussi une façon pour Jia Zhang-ke de replacer, un moment, Ruijian dans le cours de toute chose, et dans le procès du monde. Dans cette deuxième partie du film, une scène de danse vient répondre à une autre de la première partie, à savoir celle de la chanson Gengis khan. Perdus dans les territoires de leur tournée, les derniers membres de la troupe dansent, de nuit également, avec des clients, dans une sorte de bar de village, comme s’ils essayaient de rejouer, pour la retrouver, la joie des débuts.

Dans Plaisirs inconnus, une scène de danse vient également mettre en avant la mélancolie de Xiao Ji, prisonnière de Guo San. Cette scène de Plaisirs inconnus vient juste après un moment de lutte entre Guo San et Qiao Qiao, et elle s’inscrit donc en rapport avec le pouvoir que le premier a sur la jeune femme. Alors qu’ils sont dans un autobus qui leur sert de loge, Guo San empêche Qiao Qiao de sortir. À huit reprises, la jeune femme se lève et tente de sortir du bus, et huit fois Guo San la repousse. Alors, Qiao Qiao enlève sa perruque. Puis la répétition des gestes, que l’on pensait achevée, reprend, et à trois reprises encore la jeune femme se voit repoussée. Si la scène instaure une durée pure, en cela qu’elle vient enrayer le temps, et rompre la linéarité temporelle, elle introduit également un effet de butée et un sentiment d’impuissance : Qiao Qiao bute contre le corps de son amant, et contre le réel. Cependant, elle persiste. Cette butée vient contraster avec la scène qui suit et qui est justement une scène de danse, marquée par une profonde mélancolie. Seule dans le champ sur une piste de danse à fonction publicitaire, Qiao Qiao danse devant un public absent à notre regard. Le public n’existe plus pour elle qui danse dévastée. Elle a perdu sa façade insouciante ou son image de star : le visage est encore marqué par les larmes ; le corps dans la danse paraît exprimer sa douleur ; elle ne porte pas la totalité de son costume ; elle est sans perruque. Elle est seule, et elle est nue. Sans plus aucune illusion, il ne demeure plus que sa mélancolie, et si la danse la porte, elle est aussi, peut-être, une façon de s’extraire un moment, une dernière fois, de sa condition, qui dans le même mouvement apparaît pourtant dans toute sa crudité. Car en dansant tout de même, Qiao Qiao persiste, comme elle persistait en butant contre Guo San. C’est aussi une façon, pour elle, d’exprimer sa constance, malgré tout, même si c’est un peu vain. En témoigne le plan suivant : après le spectacle, la jeune femme marche sur un chantier d’autoroute, majestueuse, et le regard grave. Si la danse permet à Qiao Qiao d’exprimer sa douleur et de résister en continuant malgré tout, les scènes de l’autobus et de l’autoroute qui l’encadrent montrent qu’elle se trouve happée dans un cadre qui ne conçoit que ses fins commerciales, et qu’elle est soumise à une forme de contrôle qui opprime le corps de la danseuse.

Figure 3. Plaisirs Inconnus (Ren Xiao Yao), 2002.

Dans les films de Jia Zhang-ke, la danse perd de sa capacité à exprimer des sentiments à mesure que la privatisation des compagnies s’opère. Progressivement, ainsi, la danse n’existe pratiquement plus que dans le spectacle, la scène se transforme, et la danse devient un prétexte de domination du corps de la femme. La danse, par conséquent, tend à disparaître en tant que telle, et devient un simulacre, un faux, et un témoin des mutations de la Chine. Avec la politique de réformes, la compagnie de Platform abandonne le yangbanxi[23] pour des spectacles de variétés, puis pour des musiques populaires à la mode. Les danseuses suivent le mouvement, avec des danses disco, qui sont données parfois même sur des bords d’autoroute.

Cependant, c’est avec The World que la privatisation semble avoir les implications les plus violentes sur les troupes et sur les formes de la danse. Le film se déroule dans un parc d’attraction éponyme situé dans la banlieue de Beijing, et qui reproduit au tiers de leur taille les monuments les plus célèbres de la planète. Dans ce parc sont proposés des spectacles de danse aux visiteurs. En tenues d’apparence traditionnelles, mais fausses, les danseuses officient devant les monuments, ou sur une grande scène. Elles logent dans des dortoirs du parc, que de ce fait elles ne quittent que rarement, et qui ici aussi marquent leur enfermement. Représentant pour Jia Zhang-ke la Chine après les mutations, le film interroge d’une façon générale la nature que prendrait le spectacle dans la globalisation et ses multiples non-lieux. Pour Erik Bordeleau, il « plonge littéralement dans les conditions de production du spectacle global et dans les répercussions immédiates de celui-ci sur l’être-au-monde », constituant « à cet effet un document de premier ordre pour sa compréhension »[24]. Dilué dans les décors du parc dans de nombreux plans, le corps des danseuses flotte dans l’espace du plan sans parvenir à s’y inscrire. C’est le cas lorsque nous les voyons vivre dans ce parc, mais également quand elles dansent au cours des spectacles. Ces derniers se caractérisent d’ailleurs par leur indétermination : ce sont peut-être des spectacles de danse, mais il peut s’agir aussi de défilés costumés. Dans la première séquence du film, nous voyons les danseuses sur la scène dans cette incertitude, renforcée par le fait que nous ne savons pas où nous nous trouvons précisément. Les costumes qu’elles portent paraissent toujours relever des cultures traditionnelles, mais selon les lieux communs de celles-ci, d’autant qu’ils se ressemblent tous. Les plans de la danse semblent ainsi renvoyer à l’uniformisation du monde, des cultures, dans la mondialisation. En outre, la musique électronique semble flotter, de même que les danseuses elles-mêmes, dont les gestes sont le plus souvent saccadés et les visages figés dans des sourires étranges. Ces danseuses prennent ainsi une allure fantomatique et leur corps, loin d’être présent à l’écran, ne parvient pas s’inscrire dans l’espace du plan. Cette perte de matérialité ou de corporalité des danseuses est renforcée par la musique électronique du spectacle, et par la fumée jaunie par les projecteurs qui les voile et dans laquelle elles se confondent. Il en résulte un sentiment d’artificialité ou de virtualité qui vient s’opposer au réel et qui confère aux corps dansants cette immatérialité certaine. Ceux-ci, en fin de compte, n’impriment aucune trace, et le plan qui suit la représentation, et qui nous ramène dans les loges vides, accentue cet effet : un travelling arrière faisant écho au premier plan  rappelle les danseuses alors qu’elles sont absentes, ou plus que des spectres.

Cette transformation des danseuses en fantômes au sein de la danse et du parc se retrouve dans d’autres séquences que celles spécifiquement de danse. Si ces moments de danse semblent vides de tout sentiment et de toute expression corporelle, ces sentiments se disent fréquemment dans le film de manière artificielle par l’intermédiaire de SMS que les personnages s’envoient. Or ces SMS donnent lieu à des séquences d’animation flash qui sont justement censées porter à l’écran les sentiments des personnages. Au cours de l’une de ces séquences, Zhao Tao, dans un tunnel, voit des ombres tournoyer sur des escaliers. C’est à un moment où elle rejoint ses amies danseuses à une « party » pour être « happy ». Ces ombres font penser aux danseuses qui leur sont une nouvelle fois associées, et la danse, en conséquence, vient dans le film davantage souligner une condition, d’effacement des corps et de vide intérieur, dans une impossibilité d’exprimer ses sentiments, qui serait celle des danseuses, et plus généralement celle des travailleurs précaires ou mingong, dans les sociétés globalisées.

Figure 4. The World (Shijie), 2004.

Dans A Touch of Sin (Tian zhu ding, 2013), ces éléments atteignent leur paroxysme. Les scènes de danse ont disparu du film, à l’exclusion de spectacles concentrés dans la dernière des quatre histoires, à savoir celle de Xiao Hui. Or, ces spectacles ont lieu dans un nightclub, L’Âge d’Or[25], et les danseuses n’y jouent qu’une mécanique qui doit servir à les présenter aux clients pour les aider à faire leur choix, celles-ci étant toutes des prostituées. La danse n’est dès lors plus qu’un prétexte, et elle se trouve instrumentalisée dans le but d’une exposition des corps des femmes réduits à une marchandise. En outre, le premier spectacle de danse présente les danseuses en tenue militaire, et la danse s’apparente à un défilé. Le second que nous voyons montre les corps dansant dans une lascivité mécanique et, dans les deux cas, la danse n’est plus, ici aussi, qu’un simulacre, un moyen de mettre en scène les corps dans une optique marchande. De même, dans A Touch of Sin, la scène de danse a disparu. Les danseuses évoluent maintenant parmi les clients, au plus près, dans une sorte de grand hall. La scène, par conséquent, a achevé sa mutation. Car l’ensemble de ces procédés montre que la scène de danse devient l’un des lieux des mutations, voire l’un des lieux porteurs de la mutation, l’un de ceux où elle passe, et ce déjà dans cette mesure où elle change dans le même mouvement. Dans les premiers films de Jia Zhang-ke, la scène est encore une scène : elle correspond à un lieu précis, délimité, et elle est matérialisée par son emplacement. Dans Plaisirs inconnus, il y a encore une scène sur le chantier d’autoroute, et celle-ci est encore un lieu d’expression, mais dans le film, par moments, la scène de danse laisse la place à un espace scénique : aucune scène n’est présente, mais un espace lui est consacré. Dans Platform, la scène suit les mêmes transformations, pour finir par être située en bord de route, c’est-à-dire sur un non-lieu, tandis que dans The World, celle-ci est entièrement intégrée au gigantesque non-lieu qu’est le parc. Aussi, elle change de nature, les spectacles lui conférant un aspect irréel et spectral. C’est donc la scène en tant que support qui peu à peu disparaît, ce qui empêche aux personnages de s’y accrocher, et qui accroît le caractère fantomatique des danseuses. Pour en revenir à A Touch of Sin enfin, la scène y subit une triple mutation : elle disparaît ; elle finit d’être un non-lieu, les danseuses ne faisant qu’y passer, elle est un lieu de passage ; elle est un espace de prostitution, d’exposition des corps des prostituées. Le corps des danseuses ne peut habiter la scène, il y est contraint dans ses mouvements. Dans The World, le caractère éthéré de la scène et l’évanescence partielle des corps autorisaient une certaine fluidité, mais dans A Touch of Sin, cette fluidité est rompue. De même, si dans The World la danse ne se confondait pas encore avec la prostitution, même si elle y était associée par l’exploitation subie par les danseuses russes, dans A Touch of Sin, les deux fusionnent : les femmes, dans L’Âge d’Or, remplissent d’une façon indifférenciée les deux activités. L’exploitation des corps est devenue totale. Car les danseuses sont aussi victimes de la marchandisation des corps. Anna, la danseuse russe amie de Tao, est contrainte de se prostituer pour pouvoir rejoindre sa sœur, et Tao manque de tomber dans un trafic de femmes. Dans A Touch of Sin, Lianrong et ses amies sont des prostituées avant d’être des danseuses. Dans Xiao Wu déjà, Mei Mei était l’une des « trois-compagnes » qui commençaient à se multiplier en Chine[26], et Qiao Qiao dans Plaisirs inconnus finit par se prostituer. Même quand elle n’est pas prostituée, le corps de la femme est considéré comme pouvant être acheté : dans A Touch of Sin, Xiao Yu, qui travaille à l’accueil d’un salon de massage est victime d’un homme qui ne comprend pas pour quelle raison elle refuse de se donner à lui puisqu’il la paye. L’homme finit par l’agresser, ce qui déclenche la violence de la jeune femme, pour se défendre. Xiao Yu tue l’homme avec le couteau qu’elle tient de son amant. Or, l’action est alors extrêmement chorégraphiée, rappelant par-là les wuxia pian[27] tels Le Secret des poignards volants de Zhang Yimou (2004), mais surtout King Hu et A Touch of Zen (1971). Dans A Touch of Sin, la danse est ainsi happée dans la prostitution, ou par la violence. Les moments de danse, qui pouvaient exister pour eux-mêmes, se trouvent en quelque sorte dilués dans une autre action, non dépourvue de chorégraphie cependant[28]. Le corps dansant est contraint de disparaître dans une machinerie mercantile, ou il explose dans un déchaînement. Les mutations ont alors fini de le métamorphoser. En cela, il n’existe plus directement. À cet égard, la seule piste de danse du film est vide. Dans sa troisième histoire, Xiao Hui finit par travailler dans le « Paradis du sud », une usine d’assemblage de téléphones mobiles. Un soir, il discute avec son ami sur le balcon de l’une des barres appartenant au complexe industriel. Derrière eux, nous découvrons une grande salle de danse où les jeunes, encore en uniforme de travail, attendent autour de la piste. La piste demeure vide. Plus personne ne danse.

Figure 5. A Touch of Sin (Tian Zhu Ding), 2013.

Cependant, si les personnages d’A Touch of Sin, et en particulier les quatre principaux, sont séparés dans les images, et coupés du monde dans une solitude pesante, le dispositif filmique vient malgré tout les relier, entre eux et au monde. Incarnant chacun un individu réel pris dans un tufa shijian, ou incident soudain, dans cette mesure où Jia Zhang-ke s’inspire pour chaque histoire d’un fait divers et en même temps d’un héros du roman Au bord de l’eau[29], ce sont les éléments de la pensée artistique chinoise classique qui, intégrés dans le dispositif du cinéaste, vont d’une façon souterraine retisser des liens entre eux ;  mais aussi entre eux et le procès de mutation, le monde. La danse, d’ailleurs, pourrait en elle-même participer de cette forme de reliance : depuis plus de trois mille ans, elle est « intimement liée », en Chine, en tant que « danse sacrée », « aux travaux des champs réglés au rythme des saisons », et au « chant ininterrompu » de l’écriture[30]. À travers les films, devenant rare ou se transformant en une forme de simulacre, brisée dans son élan, la danse symbolise-t-elle alors l’interruption de ce chant poétique chinois dans les mutations contemporaines ? Finit-elle au contraire par relier malgré tout, par de menus surgissements ? La séquence d’A Touch of Sin au cours de laquelle Xiao Yu tue son agresseur à coups de lames rappelle certes les films d’arts martiaux, mais elle pourrait ramener également les liens originels entre la danse et la calligraphie, et ainsi les arts majeurs de la Chine classique où les traits du poète sont « comme une danse à l’épée »[31].

Danse et reliance

Dans les premiers films de Jia Zhang-ke, les personnages principaux semblent donc réunis dans une danse insouciante, quand ils demeurent séparés dans les films plus récents. À cet égard, on pourrait rappeler également que les danseuses du parc, sur scène, ne dansent pas réellement ensemble, mais qu’elles sont isolées les unes des autres, seules en quelque sorte au milieu de tous ces gens. Dans la danse, elles ne sont pas isolées dans le plan, mais il ressort tout de même des images un sentiment de solitude, renforcé précisément par la présence des autres. Cette solitude dans son expression ne comporte donc rien de grandiloquent, et elle se rapproche, en tant que motif, de la poésie chinoise : elle prendrait la forme des expressions chinoises que François Jullien traduit par « solitude au milieu du bruit », ou « bruit au sein de la solitude »[32]. Les danseuses sont alors isolées au sein de, sur la scène, ce qui enlève toute possibilité de refuge ou de recueillement, à l’intérieur même de cette solitude qui ne peut en avoir la fonction.

La frontière qui se dresserait entre les personnages et le monde correspondrait davantage, de la sorte, à un genre d’enclavement : les frontières, selon l’expression de Marie-Josèphe Pierron, sont devenues intérieures[33]. Cependant, les procédés filmiques viennent par moment les contourner.

Figure 6. Still Life (Sanxia haoren), 2006.

Une scène de danse vient en particulier s’inscrire dans cette perspective : il s’agit de l’unique danse de Still Life (Sanxia haoren[34], 2006), film qui se situe dans les villes du chantier de construction du barrage des Trois-Gorges. La séquence se déroule sur les rives du Yangzi. Shen Hong vient de retrouver Guo Bin à Fengjie, où elle était venue pour lui faire signer les papiers de leur divorce. Son époux a en effet immigré dans la région des Trois-Gorges plusieurs années auparavant, sans plus donner de nouvelles à Shen Hong. Au bord du fleuve, Guo Bin rattrape Shen Hong qui venait de fuir sa présence. Une musique s’échappe des haut-parleurs ; des couples dansent sur une passerelle au loin dans l’arrière-plan, ce qui donne un caractère un peu irréel à cet ensemble marqué par une profondeur de champ mêlant de surcroît les montagnes et le barrage en chantier. Soudainement, Guo Bin prend la main de Shen Hong, l’enlace, et il danse avec elle, là. Cette danse pourrait être une modalité d’expression des hésitations de Shen Hong, même si elle finit par l’interrompre en avouant à Guo Bin qu’elle est amoureuse d’un autre homme. Pourtant, ils dansent. Et le moment de la danse réunit de nouveau le passé et le présent sur le même plan : le passé du couple qui s’aimait ; le présent de l’action. De la même façon, les personnages se situent en quelque sorte à quai, au bord du fleuve, que leur danse remonte en outre à contre-courant — comme si Guo Bin, qui guide le pas, essayait de remonter le temps et de renouer avec Shen Hong. Cette scène de danse établit ainsi une forme de suspens du temps, de parenthèse dans le temps, et cette fusion des temps ramène l’amour absent à l’écran, pour un instant. En d’autres termes, dans la danse, les personnages s’extraient du temps, reviennent en arrière, finissent par échapper un court moment au présent – ils s’extraient du temps, et du lieu représenté par le barrage des Trois-Gorges dans l’arrière-plan. Finalement, ils s’extraient du monde, mais c’est peut-être bien normal, si le temps est l’espace en mutation ; ils s’extraient des mutations, qui ont causé leur séparation. La danse, ici, permettrait aux personnages de dépasser leur condition dans le monde, le monde même, en train de changer. Parlant toujours de Fred Astaire, Stanley Cavell comprend également que « de sa manière de danser, on peut alors entendre qu’il proclame par là que le but de la danse est de nous soustraire non pas à la vie, mais à la mort », et donc peut-être à la disparition, à la fin, liées au temps qui passe, et ce même si « l’idée de se soustraire à la vie soit une conception de la danse »[35]. Dans cette séquence au bord du Yangzi, il s’agit sans doute de cela : Shen Hong et Guo Bin retrouvent un moment leur vie passée, et ils se soustraient à la destruction visible dans l’arrière-plan. De nouveau, derrière eux, « [tout] ce que nous nous figurions bien établi branle et frémit ; et les littératures, les cités, les climats, les religions abandonnent leurs fondations et dansent sous nos yeux »[36]. Au bord du fleuve, soudainement, comme ça, Shen Hong et Guo Bin se mettent à danser, et le temps est en suspens, la vie continue autrement, mais cet autrement échappe encore, ici aussi. Leur tentative pour remonter le passé et retrouver leur amour perdu est un peu vaine : la décision est prise, et les temps ont changé. C’est d’ailleurs lui qui la fait danser, et elle, le regard triste, ne danse pas vraiment. Elle se laisse porter. Et c’est quand ils s’arrêtent que l’arrière-plan ressort : derrière eux apparaît le barrage des Trois-Gorges encore inachevé, au bout d’une ligne de fuite qui tend vers les montagnes sous les nuages. Le barrage coupe le fleuve en même temps que la ligne des montagnes, auxquelles font écho, sur le quai, juste derrière les personnages, les blocs de pierre de la digue. De la sorte, dans cette séquence, le plan est découpé et fermé par trois lignes : celle des pierres longeant le quai ; celle du barrage qui ferme le plan à droite ; celle formée par l’autre rive, en arrière-plan. Ces trois lignes hachurent le plan, mais elles enserrent surtout l’eau du fleuve, prisonnière. Cependant, ces lignes de fuite nous mènent également aux montagnes, comme si le regard finissait par les pénétrer, mais avec le barrage. C’est alors un peu comme si le barrage venait les percer, les trouer. « Faire violence au shanshui », dit Jia Zhang-ke[37]. En conséquence, le mouvement du regard en insinue un autre, qui serait celui du barrage détruisant les montagnes, ce que rappellent les blocs de pierre du premier plan, provenant peut-être de la roche de ces mêmes montagnes. La séquence suivante débute alors, après que le mari de Shen Hong s’en est allé, dans la direction opposée à celle de la jeune femme. La musique sur laquelle le couple dansait se prolonge.

Danser dans la destruction d’un monde, c’est peut-être ce que font également Taisheng et Qun dans The World, et aussi Xiao Wu et de Mei Mei dans le karaoké. Mais pour ces deux derniers, la danse constituerait aussi une échappatoire, une façon de se soustraire au monde, de l’oublier un instant, en même temps qu’elle viendrait accroître comme par contraste leur mélancolie. C’est la joie dans la danse, la danse seulement. Un temps, le reste disparaît, les gens autour d’eux, leur vie.

La danse pourrait être considérée ainsi comme une façon de replacer les corps dans le temps et dans l’espace, de les relier au monde, tout en les extrayant momentanément des mutations contemporaines qui les oppressent. En cela, elle est peut-être également une forme de résistance, et ce déjà car elle témoigne de la constance des personnages. D’une façon générale, et en particulier dans la plupart des moments de danse, les corps ne plient pas. « [Qu’est]-ce qui nous fait “tenir” dans le grand flux ? La danse », affirme Fabienne Costa[38]. Pour cette dernière, la danse se compose d’instants « privilégiés où le corps se détache de l’agitation et tente d’être maître de son expérience » ; elle est « le moyen de s’effacer ou de s’affirmer contre le mouvement perpétuel : c’est certainement dans la résolution de ces deux formes de résistance contradictoires qu’elle trouve actuellement sa place dans les films »[39]. Or, la danse dans les films de Jia Zhang-ke porterait cette contradiction, le plus souvent en alternance. D’un côté, Qiao Qiao et Xiao Ji tentent d’échapper au « mouvement perpétuel », tout comme Zhong Ping dansant le flamenco. Ces jeunes manifestent ce xiao-yao qui n’est pas encore perdu. À l’inverse, les pas de danse de Ruijian dans le commissariat se rattacheraient davantage à « l’expression d’un désenchantement », « une façon » de « relancer tant bien que mal » le « mouvement » du « monde », tandis que la chorégraphie de Qiao Qiao sur le chantier d’autoroute hésiterait peut-être à le « quitter »[40]. Passant de l’affirmation à l’effacement, ces scènes de danse verraient de la sorte leur mouvement se prolonger dans ce procédé d’alternance, introduit au sein des films, et de film à film. Ce mouvement persisterait d’autant plus que la danse, de nouveau, est le plus souvent entreprise par la même actrice, Zhao Tao. En outre, Fabienne Costa voyant dans la fin de The World et la mort des deux amants une « danse empreinte de gravité », pour elle, « pose prolongée, la danse subvertit le flux » [41]. Peut-être déjà pervertit-il le flux des mutations, en même temps que celui des films. Partant de cette scène de fin, Fabienne Costa interroge les formes de la danse lorsque, « en-deçà du spectaculaire, elle quitte la piste et s’invente d’autres chemins »[42], comme, pourrait-on ajouter, sur les rives du Yangzi. Or, peut-être que ce que montrent les films de Jia Zhang-ke, c’est qu’elle n’en a plus le choix pour trouver un lieu qui lui permette d’exister : sur la piste de danse, de The World comme d’A Touch of Sin, elle n’y parvient plus.

Aussi, exprimant tour à tour la résistance des corps ou bien leur désarroi, et relevant avant tout des personnages féminins, la danse constitue un possible parmi les modes d’expression de leur dignité. Mais surtout, les mouvements initiés par les danses ainsi que par l’alternance entre leurs différents moments devient peut-être une façon de venir contrebalancer le mouvement lié aux flux incessants des mutations contemporaines, tout en reliant les personnages au monde. Car à mesure qu’avance la filmographie de Jia Zhang-ke, la danse semble apparaître dans des lieux incertains, à des moments inattendus, au travers de formes réinventées, qui contrastent le plus souvent avec les mouvements des corps qui s’extraient du temps et habitent de nouveau le plan par une sorte d’effet de surimpression temporaire. En cela, les corps, et surtout la danse, résistent. Celle-ci sauve-t-elle les personnages de la mort ? Leur fait-elle oublier leur vie ? Ces personnages entrent-ils dans ces pistes nouvelles en réponse à cette vie ? Finalement, est-ce là de l’ordre de la métaphysique pour reprendre les interrogations de Stanley Cavell ? Peut-être, mais quoi qu’il en soit : « Nous parlons là de choses sérieuses »[43]. Elles le sont, peut-être encore, car en permettant la circulation du souffle, et en participant à la reliance entre les personnages, et entre les personnages et le monde, la danse serait dans les dispositifs filmiques de Jia Zhang-ke un procédé qui nous offrirait la possibilité de croire au monde. Comment ne pas croire au monde devant la beauté de ces corps qui dansent ? Dans les films de Jia Zhang-ke, cette beauté est d’abord celle des corps : corps dans la ruine, ou dans un terrain vague ; corps qui dansent et qui résistent puis qui se perdent dans l’évanescence du monde ; corps reliés malgré toutes les formes de séparation, entre eux et avec le monde. Moins « le monde est humain, plus il appartient à l’artiste de croire et de faire croire à un rapport de l’homme avec le monde », disait Roberto Rossellini[44] ; le cinéma de Jia Zhang-ke, en cela, « nous montrerait le lien de l’homme et du monde »[45]. Alors, dans la saison de la globalisation, que peut faire le cinéma ? Nous faire croire au monde qui échappe. À la fin de The World, alors que les deux personnages principaux meurent après avoir vécu dans le monde évanescent du parc, la dernière séquence déjà évoquée par l’intermédiaire de Fabienne Costa les réintroduit dans le cours de la mutation de toute chose et de la vie. Sur un dernier plan rempli de noir, Taisheng demande : « est-ce qu’on est morts ? » « Non », répond Tao, « on est à peine au début. »

Figure 7. Au-delà des montagnes (Shan he gu ren), 2015.

Le dernier long-métrage sorti en salle[46] de Jia Zhang-ke, Au-delà des montagnes, est encadré par deux scènes de danse. Dans la première, située en 1999, nous voyons un groupe de jeunes amis danser sur l’air de Go West des Pet Shop Boys, plein d’espoir dans l’ouverture de la Chine, libre de tout souci ; dans la dernière, en 2025, seule demeure Tao, dans un terrain vague vide. Tao est désormais séparée de ses amis, et aussi de son fils, qui vit en Australie. La neige recouvre peu à peu le paysage, de même peut-être que la mémoire. Les vies sont dévastées de même que le paysage. C’est alors que Tao se met à danser, se remémorant ce même air des Pet Shop Boys qui retentit peu à peu. Ainsi, elle se souvient. Et si son visage est marqué par la mélancolie, hésitant entre les pleurs et un sourire, malgré tout, elle danse. Malgré tout, elle se retrouve par ce moment de danse reliée aux commencements du film et à son espoir, ainsi qu’à ses amis, et les débuts reviennent à la fin. La boucle se forme, et rétablit une circulation telle que les sons, ceux d’une voix, ceux de la mer et des oiseaux, la relient dans le même mouvement à son fils perdu depuis dix ans et au monde. Le premier plan de la danse la montre de face avec en arrière-plan un bâtiment résidentiel moderne, et des pylônes et fils électriques ; le second la présente de dos face à des maisons anciennes de la Chine. Entre les deux, Tao tient dans la danse qui suspend le temps, la réintroduit dans la durée, et lui permet d’habiter l’espace du plan au sein de cet espace quelconque. Malgré tout, elle croit encore au monde, et nous avec elle. Revient alors cette phrase prononcée par la professeure et amante de son fils Dollar : « Le temps ne change pas tout » ; quelque chose demeure et tient encore dans la danse.


[1] Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Paris, Mercure de France, 1912, p. 434.

[2] Liu-dong renkou : cette catégorie des « populations flottantes » comprend, pour les Chinois, tous les individus qui résident dans un autre lieu que celui inscrit dans leur état civil, et qui ne possèdent pas de hukou, c’est-à-dire de permis de résidence, ou passeport intérieur. Migrants temporaires, ces mingong, littéralement paysans ouvriers, sont alors clandestins dans leur propre pays : le système du hukou lie en effet les droits sociaux au lieu de naissance et bloque ainsi la liberté de circuler et de travailler sur le territoire de la Chine pour ses propres nationaux. Les mingong sont estimés à 230 millions. Selon Géoconfluences, leur nombre pourrait atteindre 300 millions en 2020. Les flux de migrations internes que forment ces mingong partent des provinces chinoises du centre et de l’ouest pour se diriger vers le littoral. Les régions les plus développées et urbanisées de la Chine se situent en effet à l’est et au sud, où sont localisées les premières zones ouvertes aux capitaux étrangers. À plus grande échelle, les mouvements migratoires vont des espaces ruraux vers les centres urbains. Voir au sujet des mingong : Chloé Froissart, La Chine et ses migrants. La conquête d’une citoyenneté, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2013, 388 pages, ou encore Daniel Stoecklin, Enfants des rues en Chine, Paris, Éditions Karthala, 2000, 368 pages.

[3] « Même dans ma lointaine ville natale, on pouvait soudain se mettre à lire Nietzsche », dit le cinéaste (Sébastien Veg, « Construire une conscience publique. Une conversation avec Jia Zhang-ke. », Perspectives chinoises, n°1, 2010, p. 67). Par ailleurs, une scène d’A Touch of Sin (Tian Zhu Ding, 2013) semble être une référence directe à la vie du philosophe allemand : il s’agit de la scène au cours de laquelle Dahai sauve un cheval fouetté violemment par son propriétaire, et qui rappelle le fameux épisode du cheval de Turin. Alors qu’il se trouve à Turin en 1889, Friedrich Nietzsche assiste à une scène similaire à celle du film : un homme fouette violemment son cheval qui refuse d’avancer. Le philosophe s’interpose entre l’homme et le cheval, il enlace l’animal en pleurant, et une fois reconduit à son domicile, il y restera prostré pendant deux jours. C’est ce moment qui fait entrer Friedrich Nietzsche dans la folie qui marquera les dernières années de sa vie jusqu’à son décès en 1900.

[4] Stanley Cavell, Le cinéma nous rend-il meilleur ?, Montrouge, Bayard, 2010, p. 60-61.

[5] Ibid.

[6] Voir infra note bas de page 22.

[7] L’expression « pensée chinoise » est employée par commodité pour désigner un héritage qui, pour reprendre Anne Cheng, correspond à « une réalité énorme et complexe » (voir : Catherine Halpern (propos recueillis par), « La pensée chinoise par-delà les fantasmes. Rencontre avec Anne Cheng », Sciences Humaines, mai 2009, en ligne < https://www.scienceshumaines.com/la-pensee-chinoise-par-dela-les-fantasmes_fr_23541.html>. Voir également : Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise, Paris, Le Seuil, 2015, 909 pages, et Anne Cheng (dir.), La pensée en Chine aujourd’hui, Paris, Gallimard, 2007, 478 pages.). Il ne s’agit donc pas de considérer la pensée chinoise, ou encore les arts chinois, comme unifiés et monolithiques, ni d’en nier les évolutions, et ce même si, comme le souligne Jean-François Billeter, « l’unification de la culture imposée par l’ordre impérial a, dans l’ensemble (…) donné depuis lors à l’histoire de la pensée chinoise une relative uniformité. » (Jean-François Billeter, Contre François Jullien, Paris, Éditions Allia, 2014, p. 42). Sur la pensée esthétique en Chine, nous nous fonderons particulièrement sur les travaux de François Cheng. Voir aussi sur ce dernier plan les analyses de Chen Chu-Yin, Du second ordre en création artistique numérique : de « l’automatisme psychique » à la vie artificielle in situ, habilitation à diriger des recherches, Université Paris 8, 2010, 336 pages.

[8] Voir Emmanuel Cano, Le cinéma de Jia Zhang-ke : un cinéma de la mutation au cœur du jianghu, thèse de doctorat, ESAV, Université de Toulouse, 2015, 648 pages.

[9] Le titre premier de son ouvrage éponyme est précisément : Xiao-yao-you, littéralement : « libre et insouciante errance », ou « randonnée ».

[10] François Jullien, Éloge de la fadeur. À partir de la pensée et de l’esthétique de la Chine, Paris, Éditions Philippe Picquier, 1991, p. 37.

[11] François Jullien, Du « temps ». Éléments d’une philosophie du vivre, Paris, Grasset, 2001, p. 276.

[12] Ibid., p. 277.

[13] Rappelons également que Zhao Tao, qui est l’épouse de Jia Zhang-ke, et que l’on retrouve dans tous ses films depuis Platform, est une ancienne danseuse.

[14] S’il s’agit ici d’une incitation au plaisir individuel, comme le propose Antony Fiant, cette phrase de Zhuangzi donne lieu alors à une interprétation erronée, mais qui montrerait la diffusion de l’individualisme (Antony Fiant, Le cinéma de Jia Zhang-ke, No future (made) in China, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2009, p. 110). Zhuangzi se trouverait de la sorte dévoyé, happé par la libéralisation et la modernisation de la Chine.

[15] Période de purges qui s’étend de mai 1966 à avril 1969, suite à l’échec du Grand Bond en avant qui a fragilisé l’économie chinoise, provoqué du chômage, et accru les clivages sociétaux.

[16] Dans la culture chinoise, tout est relié, et l’organisation des espaces doit correspondre avec l’équilibre du monde qu’elle ne doit pas perturber, afin de permettre la circulation du souffle, « le souffle étant l’unité de base qui anime et relie entre elles toutes les entités vivantes » (François Cheng, Le Dialogue, Paris, Desclée de Brouwer, 2002, pp. 15-17).

[17] La reliance est entendue comme l’acte de relier et comme le résultat de cet acte, mais aussi intégrant tout ce « qui permet la circulation et l’interaction » (François Cheng, Le Dialogue, op. cit., p. 17). Il convient sans doute de noter que la notion a été pensée d’abord par la sociologie, et en particulier par Marcel Bolle de Bal (voir notamment Marcel Bolle de Bal, La tentation communautaire. Les paradoxes de la reliance et de la contre-culture, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1985, 262 pages, et Voyage au cœur des sciences humaines : Reliance et théories, Paris, L’Harmattan, 1996, 332 pages). Elle est surtout employée par Edgar Morin et Michel Maffesoli (voir en particulier et respectivement : Edgar Morin, « Éthique », La méthode, VI., Paris, Le Seuil, 2004, p. 113-120 et M. Maffesoli, « Une éthique pour notre temps », Le réenchantement du monde, Paris, La Table ronde, 2007, p. 109-130.

[18] François Cheng, Vide et plein. Le Langage pictural chinois, Paris, Points, Essais, 1991, p. 46.

[19] Ibid., p. 46.

[20] Ibid., p. 60.

[21] Isabelle Regnier, « Les rêves de pacotille d’une jeune Chine blasée », Le Monde, Paris, n°18038, 22 janvier 2003, p. 29.

[22] François Cheng, Souffle-Esprit, Paris, Le Seuil, 2006, p. 173. François Cheng ajoute que « l’Espace [est] le Temps momentanément au repos ». François Cheng explique par ailleurs que les shan-shui, soit la montagne et l’eau, « incarnent les lois fondamentales de l’univers macrocosmique qui entretient des liens organiques avec le microcosme qu’est l’Homme ». Leur « signification profonde » réside dans leur nature de « principales figures de la transformation universelle » fondée sur « leur devenir réciproque » (François Cheng, Vide et plein. op. cit., pp. 93-94). François Cheng précise à propos de la conception de ce que l’on appelle le temps en Chine, que si  « la vie humaine est un trajet dans le temps, il importe d’opérer, au sein de ce trajet, ce qu’il [Laozi] appelle le Retour » ; or, « il est simultané au trajet, un élément constituant du Temps », et il est permis par le vide qui « introduit un mouvement circulaire qui relie le sujet à l’Espace originel », dans cette « mesure où le Temps vivant n’est autre qu’une actualisation de l’Espace vital ». Plus loin, François Cheng ajoute que dans « l’existence d’un être particulier, le Temps suit un double mouvement : linéaire (dans le sens de la « mutation changeante ») et circulaire (vers la « mutation non changeante »), et que sur le plan de « l’histoire, on observe de même un temps qui se déroule de cycle en cycle » (Ibid. pp. 65 et 68).

[23] Le yangbanxi regroupe les productions théâtrales de la Révolution culturelle. Celles-ci s’inspirent des formes culturelles traditionnelles tels que l’opéra et les chansons populaires pour transmettre les messages révolutionnaires. La gestuelle s’inspire notamment des pantomimes, et elle est assimilée à un langage, multipliant les poses censées signifier un moment important dans la narration ou un état émotionnel. Prendre une telle pose s’appelle liangxiang. Par rapport à l’opéra traditionnel, le style dans la façon de parler et les chants sont plus faciles à comprendre. Le yangbanxi a donné lieu à un ensemble de films dans les années 1970. Voir à ce sujet : Jason McGrath, « Cultural Revolution Model Opera Films and the Realist Tradition in Chinese Cinema », The Opera Quarterly, Oxford, Oxford University Press, printemps-été 2010, pp. 343-376.

[24] Erik Bordeleau, « La scène comme enfermement dans The World de Jia Zhang-ke », Cinémas : revue d’études cinématographiques / Cinémas: Journal of Film Studies, vol. 20, n° 2-3, 2010, p. 197.

[25] Nous y voyons une référence au film éponyme de Luis Buñuel (1930).

[26] « Les trois-compagnes – des filles qui accompagnaient les clients pour manger, pour chanter et pour danser – étaient devenues une nouvelle profession, et un nouveau terme dans la langue.» (Qiu Xiaolong, De Soie et de sang, Paris, Éditions Liana Levi, 2007 (2006 by Qiu Xiaolong), pp. 77-78). Sur la question, voir notamment : Tania Angeloff, « La Chine au travail (1980-2009) : emploi, genre et migrations », Travail, genre et sociétés, n°23, 2010, pp. 79-102, ainsi que : Tania Angeloff et Marylène Lieber (sous la direction de), Chinoises au XXIe siècle. Ruptures et continuités, Paris, La Découverte, 2012, 284 pages, et en particulier dans cet ouvrage l’article de Chen Mei-Hua, « Sexualité et ethnicité dans le tourisme sexuel », pp. 195-213.

[27] Il s’agit des films de sabre ou d’arts martiaux, inspirés du genre wuxia, qui regroupe les romans d’aventure classiques de la littérature chinoise.

[28] À cet égard, les films de Jia Zhang-ke, peut-être et mutatis mutandis, pourraient être comparés à ceux de Charlie Chaplin : concernant la danse, ils suivraient, en quelque sorte, le mouvement inverse. Comme le fait remarquer Sophie Walon, les actions chez Charlie Chaplin, se métamorphosent fréquemment en danse : «  les combats dont la gestualité codifiée tend, chez Chaplin, à se métamorphoser insensiblement en chorégraphies (…) ; les mouvements laborieux qui se transforment en une danse réglée (…) » (Sophie Walon, Ciné-danse : Histoire et singularités esthétiques d’un genre hybride, thèse de doctorat, Université Paris Sciences et Lettres, 2016, p.58). Or, chez Jia Zhang-ke, si nous retrouvons ce même schéma dans les travaux de la troupe de Platform, à mesure des films, la danse serait absorbée au sein d’autres actions qui l’instrumentaliseraient d’une façon ou d’une autre. Aussi, quand ces moments de danse parviennent à exister, ils sont également « le vecteur d’une vision poétique et/ou politique » (Ibid., p. 94). Ainsi, la question serait peut-être de savoir si cette évolution, de Charlie Chaplin à Jia Zhang-ke, traduit une transformation des rapports du corps au monde, au sein des sociétés contemporaines, et en particulier chez les catégories défavorisées et laborieuses.

[29] Shi Nai-an, Au bord de l’eau (Shui-hu-zhuan), XIVͤ siècle, époque Song. Voir le texte traduit du chinois, présenté et annoté par Jacques Dars : Shi Nai-an, Au bord de l’eau, Paris, Gallimard, 1997 (1978), tome 1 : 1153 pages, tome 2 : 960 pages.

[30] François Cheng, L’Écriture poétique chinoise, Paris, Points Essais, 1996, p. 11.

[31] Ibid., p. 16.

[32] François Jullien, Éloge de la fadeur, op. cit., p. 105.

[33] Marie-Josèphe Pierron, « La ville frontière : de Wenders à Angelopoulos », dans Guy Hennebelle (dir.), Architecture, décor et cinéma, Courbevoie, Corlet-Télérama, p. 139.

[34] « Les Braves-gens des Trois-Gorges » [Je traduis].

[35] Stanley Cavell, op. cit.

[36] Ibid.

[37] Fabienne Costa (propos recueillis par), « Faire violence au shanshui. Still Life, Jia Zhang Ke, 2006 », Vertigo, Paris, n° 31, 2007 p. 46.

[38] Fabienne Costa, « Hors piste », Vertigo, Paris, HS octobre 2005, p. 4.

[39] Ibid.

[40] Ibid., pour les mots entre guillemets, que nous illustrons par des scènes de films de Jia Zhang-ke.

[41] Elle précise : « les corps des amants asphyxiés sont déposés à terre, la jeune danseuse Tao renonce à se disperser dans la maquette du monde, quitte la scène et se livre définitivement au sol. » Ibid.

[42] Ibid.

[43] Stanley Cavell, op. cit. pp. 60-61.

[44] Cité par Gilles Deleuze, L’image-temps, Paris, Éditions de Minuit, 1985, p. 222.

[45] Ibid.

[46] Jia Zhang-ke vient d’achever son dernier film de fiction : Les Éternels (Jiang hu er nv), présenté au festival de Cannes 2018.


Référence électronique, pour citer cet article

Emmanuel Cano, « La Danse et la mutation. Figures de la danse dans le cinéma de Jia Zhang-ke », Images secondes. [En ligne], 01 | 2018, mis en ligne le 28 juin 2018, URL : http://imagessecondes.fr/index.php/2018/06/23/jia-zhang-ke/ ‎

Emmanuel Cano

Depuis 2015, Emmanuel Cano est enseignant du Master REX, Ecole Supérieure d’Audiovisuel, Université de Toulouse 2. Docteur en cinéma de l’Université Toulouse-2 ESAV depuis cette même année, sa thèse soutenue sous la direction de Guy Chapouillié et de Paul Lacoste, s’intitule Le cinéma de Jia Zhang-ke : un cinéma de la mutation au cœur du Jianghu.

Emmanuel Cano a publié plusieurs articles dans la revue Pastel (« La jeune femme et la mer », 2015 ; « Cinéma et Première Guerre mondiale : Le cas des Sentiers de la Gloire », 2014 ; « Cinéma et géopolitique : Les États-Unis et l’écran du monde », 2013 ; « La colonisation au cinéma : l’exemple de Pépé le Moko », 2012 ; « Le cinéma comme interrogation de la réalité historique. », 2010). Il est également réalisateur (Demain est un secret, 2017, Un caillou dans la chaussure, 2016).

 

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