Elena Vogman
Valeurs de la crise : une lecture du projet d’adaptation du Capital de S. M. Eisenstein
Résumé
Ce texte est issu pour partie de l’introduction du livre La danse des valeurs : Sergueï Eisenstein et Le Capital de Marx (paru chez Diaphanes en août, 2024), d’abord publié en anglais en 2019, également chez Diaphanes, sous le titre The Danse of Value: Sergei Eisenstein’s Capital Project. Le texte est présenté dans la traduction depuis l’anglais de Thomas Vercruysse, accompagné d’une introduction originale, et de planches inédites du Journal d’Eisenstein (design graphique par Uliana Bychenkova).
Mots-clés
capital, archive, montage, dialectique, sensible
Référence électronique pour citer cet article
Elena Vogman, « Valeurs de la crise : une lecture du projet d’adaptation du Capital de S. M. Eisenstein », Images secondes [En ligne], 04 | 2024. URL : http://imagessecondes.fr/index.php/2024/12/valeurs-de-la-crise-une-lecture-du-projet-dadaptation-du-capital-de-s-m-eisenstein/
≡ Version pdf à télécharger
0. Introduction pour Cinéma et spéculation financière
Aujourd’hui, près de cent ans après que Sergueï Eisenstein a intensément travaillé sur un film « d’après le scénario de K. Marx », le projet non réalisé du cinéaste soviétique, penseur extatique et communiste gay, semble interroger notre présent de manière saisissante. Eisenstein a développé son projet Le Capital entre octobre 1927 et septembre 1928, en dédiant son « aspect formel » à l’un des plus grands défis littéraires de son époque : Ulysse de James Joyce. Bien qu’il n’ait jamais pris la forme d’un film, le projet s’est matérialisé sous la forme d’un journal de travail expérimental, composé de plus de cinq cents pages de notes, de citations diverses, d’images, de coupures de presse, de dessins et de diagrammes.
Cette période coïncidait avec une expansion rapide de l’appareil bureaucratique et militaire soviétique. Le projet était voué à être rejeté par la « machine du Kremlin », comme Eisenstein appelait cette autorité. La raison spécifique de ce rejet semble résider dans l’entrelacement complexe des régimes socialiste et capitaliste qu’Eisenstein analyse à travers les « voix » fragmentées et hétérogènes de ses journaux. Les aspects théoriques et esthétiques subversifs du travail étaient clairement en décalage avec la sensibilité politique officielle de l’Union soviétique à cette époque. Ils ont ouvert des espaces d’expérimentation qui ne se sont jamais concrétisés. Aujourd’hui, alors que les pires réalités soviétiques reviennent sous la forme de l’expansion impériale de la Russie, les attentes générées par ces projets et les promesses qu’’ils portaient conservent une actualité intacte.
L’usage stratégique et ludique des images dans les carnets d’Eisenstein – coupures de presse soigneusement collées, mais aussi dessins et diagrammes de mouvements expressifs – reflète un processus qui semble s’étendre jusqu’à notre condition contemporaine de post-média et de post-internet. Il s’agit ici de l’entrelacement profond entre la circulation des images et la (re)production de la valeur, entre la formation de la subjectivité et la spéculation financière. Eisenstein transpose les notions marxiennes de valeur et de forme-valeur sur le plan visuel des images médiatisées en masse – ou des coupures de presse de ses carnets – qui présentent non seulement des marchandises, mais aussi des stars de cinéma, des sportifs, des leaders politiques, des religieux et d’autres figures publiques. En utilisant le montage comme outil pour dévoiler les interrelations entre production de valeur et médiation, les carnets d’Eisenstein pour le projet Le Capital peuvent être interprétés comme des dispositifs expérimentaux photo-cinématographiques, élaborant une nouvelle vision du cinéma, un cinéma par d’autres moyens.
Bien que l’horizon technologique du projet Le Capital soit marqué par l’avènement du cinéma sonore et qu’il soit difficile de le comparer directement aux conditions techniques du cinéma contemporain, son attention critique à l’extraction capitaliste de la subjectivité et aux technologies de capture et de contrôle – considérées comme des éléments constitutifs du futur du cinéma sous le capitalisme – demeure l’une de ses dimensions les plus lucides. Le Capital d’Eisenstein abordait l’image (cinématographique) au-delà des limites de la spécificité du médium, en intégrant des matériaux issus de la presse, de la publicité, de la propagande et des contributions d’autres artistes d’avant-garde. Les images étaient ainsi perçues comme des agents actifs et des productrices de nouvelles relations de la subjectivité, capables d’être à la fois réactionnaires et homogénéisantes ou bien transformatrices et porteuses de changement. En ce sens, Eisenstein considérait l’image en mouvement comme un puissant médium pour réinventer les constellations du sujet et les perspectives incarnées, soulignant son potentiel en tant qu’outil de transformation.
Le projet Le Capital l’a conduit à l’idée d’un « livre sphérique » et à des recherches approfondies sur la « pensée sensorielle » des images, qu’il a ensuite développé dans son projet théorique inachevé Méthode (1932-1948). Cette pensée sensorielle, selon Eisenstein, reconfigure le cinéma en tant que producteur d’un second milieu – non verbal, gestuel, non anthropocentrique et somatique – parallèlement au système familier des signes linguistiques. La théorie de la pensée sensorielle s’enracine dans la notion marxienne de « nature sensible », qui fait référence à l’environnement extérieur que le capital transforme en « un monde étranger, hostile au [travailleur] ». Eisenstein a poursuivi l’exploration du modus operandi de cette pensée par les sens dans différents arts et langages, au-delà de la division corps-esprit, où les images forment des environnements qui contiennent à la fois des traces et agissent comme des vecteurs de pensée et d’expérience sensible. Dans La Non-Indifférente Nature (1939-1948), le cinéaste considère le montage cinématographique comme un moyen de transformer la nature sensible en réappropriant l’expérience sensible de l’aliénation. Ainsi, la dialectique marxienne de la nature sensible est transfigurée dans la théorisation d’Eisenstein d’une nature cinématographique non-indifférente.
Comme l’a observé Annette Michelson, le travail d’Eisenstein sur Le Capital marque « un déplacement au sein du texte eisensteinien, passant de l’analyse cinématographique des formations sociales et des processus historiques à l’articulation filmique d’une théorie de la connaissance et des dynamiques de la subjectivité. » Dans cette perspective, le projet Le Capital peut être compris comme une tentative de se faire rejoindre le niveau macro du texte de Marx avec le niveau micro de la dimension sensible de la prose de Joyce.
1. Valeur d’exposition
« La crise des démocraties peut se comprendre comme une crise des conditions d’exposition de l’homme politique. » C’est en ces termes que Walter Benjamin décrit, en 1935, les conséquences politiques décisives du nouveau régime des médias à « l’époque de la reproductibilité technique ». Désormais, la question politique de la représentation sera déterminée par les conditions esthétiques de la présentation. Autrement dit, ce qui est en jeu, c’est la visibilité de l’homme politique. Ainsi Benjamin fait-il valoir que « radio et cinéma ne modifient pas seulement la fonction de l’acteur professionnel, mais de la même façon le rôle de celui qui, comme le fait l’homme politique, se présente devant eux en personne. » Le texte de Benjamin évoque un miroir déformant dans lequel l’homme politique apparaît d’autant plus petit que son image est projetée en grand. En conséquence, les conditions capitalistes contemporaines de la reproduction engendrent « une nouvelle sélection, cette fois devant l’appareil, de laquelle le champion, la vedette et le dictateur sortent vainqueurs1. »
Cette même reproduction technique, qui permet la transmission artistique et culturelle, est indissociablement liée aux conditions de production capitaliste, d’une part, et à la montée des régimes fascistes, de l’autre. Benjamin ne fut pas le premier à en tirer l’impulsion d’une analyse critique ; sept ans avant l’essai sur L’Œuvre d’art, Sergueï Eisenstein avait composé un montage dans son carnet de notes, dont certains éléments font étonnamment écho à la thèse de Benjamin. Utilisant le montage comme outil morphologique, Eisenstein construit son argumentation à partir de trois éléments visuels : à droite, nous voyons « Das Sportgesicht2 », le visage masqué de la joueuse de baseball américaine, Miss Catcher. À gauche, apparaît une affiche anticapitaliste du Secours rouge international russe [Mezhdunarodnaia Organizatsia Pomoshchi Bortsam Revolutsii, MOPR] (planche 1). Au-dessus, Eisenstein place une coupure de la revue Sovetskoe iskusstvo [Art soviétique] qui traite des relations entre les techniques artistiques de différentes périodes historiques et leurs idéologies respectives. Ce fragment invoque une relation entre les deux images hétérogènes : « Ce n’est pas un hasard si les artistes du capitalisme industriel ont travaillé avec autant de passion sur le paysage, puis la nature morte, l’objet, créant le style de l’époque et fétichisant la marchandise. On ne peut séparer “l’innovation formelle”, les moyens formels de créer un style nouveau, du sujet et du contenu idéologique de l’art. » Le masque sur le visage de la sportive correspond au swastika, dessinant une prison. « Aidez les prisonniers du Capital ! », implore l’affiche.
En montrant, dans toute sa criante ambivalence, la même surexposition de l’athlète décrite par Benjamin, l’argument d’Eisenstein ne fonctionne pas comme une explication éloquente, mais comme une composition matérielle concrète : une sélection de fragments érigée en une constellation. Présenté avec la vigueur d’un gros plan, la joueuse de baseball apparaît à la fois star et prisonnière, conséquence concrète de la médiatisation de masse et agent singulier de l’homme politique muet et opprimé. L’historien de l’art et activiste politique hongrois János Mácza, dont Eisenstein cite ici l’article sur l’art soviétique (planche 1), souligne le continuum historique dans lequel s’inscrivent de telles représentations du corps : « Ce n’est pas par hasard si, à la Renaissance, on s’est livré à des ‘expérimentations’ sur le corps humain, sur des matériaux en rapport immédiat avec ce corps. Leur but historique était d’opposer au schématisme du Moyen Âge, comme une apothéose, la vie de l’homme-individu formellement parfaite. » L’exposition de la perfection formelle au sein de ce continuum met en évidence le lien dialectique entre les réalisations expérimentales des arts nouveaux et leurs conditions techniques : les conditions techniques facilitent la croissance du capital tandis que la dynamique renforce le fétichisme de la marchandise par le truchement de la valeur d’exposition en expansion.
L’essai de Benjamin sur L’Œuvre d’art se concentre sur un problème qui est aussi d’une importance fondamentale dans les journaux de travail d’Eisenstein de la fin des années 1920 : le problème de l’exposition du politique. Longtemps avant qu’Hitler ne se soit révélé comme un phénomène radiophonique, théâtral et cinématographique dans les films d’actualités allemands, le tipazh3 – une certaine classe d’acteurs non professionnels – avait déjà interprété leur propre rôle sur les écrans de cinéma soviétique4. Ces événements, bien qu’apparemment diamétralement opposés, répondaient néanmoins à une crise commune. Cette crise des conditions d’exposition réclamait une invention active de conditions alternatives, une nouvelle politique « d’exposition de l’homme politique ».
Le traitement par Eisenstein du portrait de la « Première vedette nationale », Yola d’Avril, collé sur une des pages précédentes dans son cahier, témoigne d’une telle tentative (planche 2). Yola est devenue une star nationale aux États-Unis en 1928. La même année, Eisenstein tourna La Ligne générale, un film dont l’intention était précisément de fonctionner « au-delà des étoiles ». À côté de l’image, il écrit « C’est à quoi ressemblera Marfa Lapkina », faisant allusion à la protagoniste de La Ligne générale. En effet, les accessoires de Yola d’Avril font référence au casque et aux lunettes que Marfa porte dans la dernière scène du film d’Eisenstein (fig. 1-4). Alors que Yola, la star, fait figure d’objet décoratif, Marfa, l’actrice non professionnelle, la paysanne, agit comme une force émancipatrice sur les plans politique et sexuel. Eisenstein se réapproprie ainsi les moyens de la représentation capitaliste au service d’un geste d’autonomisation. La valeur d’exposition apparaît comme une relation politique immanente aux nouvelles conditions de reproductibilité technique : entre visibilité et invisibilité, transparence et opacité. De cette manière, la valeur de l’exposition confère à l’œuvre d’art des « fonctions tout à fait neuves5. » [« ganz neue Funktionen »]. Selon Benjamin, ces fonctions consistent à révéler non seulement les paramètres religieux de la représentation politique, mais également les paramètres magiques de l’image artistique.
La médiation visuelle du politique est au cœur d’un nouvel assemblage dans le journal d’Eisenstein : sur une image extraite de la Rabochaia Gazeta [Journal ouvrier], datée du 5 mars 1928, une série de portraits est disposée en éventail (planche 3). « Les métallurgistes de Moscou qui ont gagné des parts de la Rabochaia Gazeta », déclare la légende. Les noms des travailleurs sont suivis de ceux des usines dans lesquelles ils travaillent. « Quel dommage de ne pas avoir sous la main le programme de la Revue, où “les étoiles” sont disposées en éventail. Je les collerais comme pendant* à cette roue – nul besoin de commentaires sur la bourgeoisie6. » S’appuyant sur l’analogie des deux formes d’affichage, soviétique et occidentale, la remarque d’Eisenstein fait de la valeur d’exposition un instrument de critique immanente, une méthode qui opère au niveau de ses objets. Quels que soient les modes de médiation qui prévalent, ils conditionnent les relations politiques entre le visible et l’invisible. La compréhension processuelle de la valeur d’exposition par Eisenstein découle de sa méthode immanente, qui révèle de nouvelles relations entre différents champs : la politique et le spectacle, l’esthétique et l’économie, l’art et le travail, la crise de la visibilité et le potentiel de sa connaissance critique. Cela autorise Eisenstein à s’abstenir de tout commentaire : non pas parce que les mots ne seraient pas nécessaires, mais parce que les images elles-mêmes sont dotées d’une voix pour parler face aux faits. Ce geste implique un acte de monstration qui fait l’économie de l’explication en intervenant dans le processus et en transformant simultanément ses conditions de production.
Ainsi, les opérations à l’œuvre sur les pages des carnets d’Eisenstein donnent-elles corps à ce que Benjamin exigera plus tard de l’auteur comme producteur : non pas la production par un auteur d’une œuvre d’art unique mais la transformation des conditions mêmes dans lesquelles elle est produite, une anti-information par excellence. C’est précisément parce que « la description de l’auteur comme producteur doit s’étendre à la presse7 » que Benjamin consacre tant d’attention à la production journalistique :
Car le journal, en Europe occidentale, ne constitue pas encore un instrument de production valable aux mains de l’écrivain. Il appartient toujours au capital. Or, étant donné que, d’un côté, le journal représente toujours, techniquement parlant, la position majeure de l’écriture, mais que cette position, de l’autre côté, se trouve dans les mains de l’adversaire, on ne saurait s’étonner des immenses difficultés contre lesquelles doit se battre la compréhension par l’écrivain de son conditionnement social, de ses moyens techniques et de sa tâche politique8.
En d’autres termes, le défi de l’auteur comme producteur consiste à transformer les conditions mêmes d’une certaine forme de la paternité de l’œuvre. Ni le discours consolant de la propagande, ni le style caché du grand auteur. Cette perspective contextualise une autre coupure de presse de 1928 dans le carnet d’Eisenstein. Cette fois-ci, il ne s’agit pas d’une star émergeant sous les projecteurs des grands écrans ni d’une joueuse de baseball emprisonnée, mais d’un reportage apparemment marginal intitulé « Bibelots emblématiques. À partir des matériaux du musée de la Révolution. » Un premier passage informe le lecteur que, parmi toutes les « pièces remarquables » conservées au musée de la Révolution de 1917 à Moscou, le texte ne s’intéresse qu’à celles « qui n’ont pas encore pu entrer dans les vitrines9 ». Il met moins l’accent sur les documents qui témoignent des événements glorieux et héroïques de l’histoire de la révolution que sur ces artefacts inquiétants ou suspects, ces traces et restes qui ne pouvaient tout simplement pas être sublimés par le cours irréversible du moment historique.
Le musée conserve un certain nombre de badges à armes croisées, des crânes et des inscriptions empreintes de patriotisme. Il y a même des « poèmes » qui y sont inscrits, tels que les suivants :
Nous réveillerons les dormeurs de leur sommeil.
Et nous mènerons la légion au combat10…
Ces insidieux vestiges de l’Ancien Régime, formes de discours et emblèmes de la monarchie, persistant sur un mode d’existence spectrale, révèlent non seulement l’incohérence du nouvel ordre symbolique mais aussi l’impossibilité d’une transition définitive vers un nouveau présent politique (planche 4). Eisenstein souligne le paragraphe suivant de l’article en l’encadrant : « Dans les jours de février, tout le monde est devenu révolutionnaire. Même… les ispravniks11 du centre du district. L’un d’eux a adressé un télégramme au président du parlement : “Étant depuis 23 ans un révolutionnaire clandestin, je suis honoré de saluer votre Excellence12.” » Au-delà de leur intérêt potentiel pour le contexte du film contemporain d’Eisenstein, Octobre, qui commémore le dixième anniversaire de la révolution, quelle est la valeur de ces « bibelots emblématiques » ? Que prouvent ces objets, en tant qu’objets qui ne valent pas seulement la peine d’être connus, mais aussi la peine d’être vus ? Apparaissant en étroite proximité avec des éléments de preuve symboliques comme les visages de célébrités qui parlent le langage de la nouvelle idéologie (planches 1 et 2), ces curiosités peuvent sembler inutiles, au mieux amusantes. Pourtant, Eisenstein lit ces « documents d’époque » non seulement comme des « monuments de la vulgarité post-février13 » (planche 4), mais aussi comme des témoins spécifiques de « la position sur l’absence de l’idée de classe au moment des événements de février14 » En fait, ces documents font plus qu’incarner l’échec d’un événement historique – la Révolution de février – ils sont symptomatiques de toutes sortes de contradictions. Cachés dans un lieu dédié à la visibilité et à la connaissance, ils mènent une existence secrète, complexe, non rédimée. C’est la bizarrerie d’être témoin du passé dans un présent révolutionnaire inaccompli. Dans une entrée ultérieure se référant à Octobre, Eisenstein met l’accent sur un « nécessaire caractère de classe [klassovost’] attaché aux objets ». C’est pourquoi, dit-il, on ne peut pas simplement « mettre des croix sur les livres du Komsomol », pas plus qu’on ne peut « transformer leurs dossiers en bréviaires15 ». La conversion de l’ordre symbolique effectuée par les idéologies doit être dialectisée ; elle doit être considérée comme un processus de contradiction immanente, de résistances et de latences. En ce sens, la série de bibelots disparates résiste à une lecture linéaire de l’histoire. Ils révèlent plutôt la présence d’anachronismes. En s’intéressant à ces phénomènes marginaux, en leur donnant une visibilité et une voix, Eisenstein les intronise en acteurs historiques éminents. Ce faisant, il transforme le niveau « technique » de l’historiographie, reprenant une préoccupation qui était aussi celle de Benjamin16 : ici, l’histoire n’apparaît plus comme une apparition visible du temps, mais comme une résurgence complexe, une révolution dans la compréhension même d’un événement historique ponctuel et irréversible.
2. « Accumulation primitive » et autres feuilles volantes du « Capital »
Que peut-on tirer des juxtapositions morphologiques d’Eisenstein ? La relation entre l’expansion continue du capital et la valeur d’exposition médiée par la technologie constitue le thème central du projet inachevé d’Eisenstein sur le Capital. Le réalisateur prévoyait d’utiliser l’opus magnum de Marx comme un « scénario », tout en employant des techniques inspirées de l’Ulysse de James Joyce. L’idée de ce film est directement née du processus de montage d’Octobre. Presque aveugle, surmené et vivant de stimulants pour terminer son film à temps afin de commémorer le dixième anniversaire de la révolution, Eisenstein consigna la note suivante dans son journal (planche 5) :
12 octobre 1927
C’est décidé : on va filmer Le Capital d’après le scénario de K. Marx ; seule solution formelle possible.
NB : Les vignettes… ce sont des notes collées au mur du montage17.
De fait, Eisenstein a par la suite transformé ses journaux de travail, numérotés non sans ironie en « volumes », en une surface de montage où éléments graphiques, citations, images tirées de diverses sources et légendes textuelles entraient dans des relations d’échange variées. Il a conçu son futur film comme une structure lâche de « chapitres non figuratifs » ou de « miniatures ». C’est pourquoi les documents d’archives existant fournissent plutôt qu’une trame narrative ou un scénario de film classique, une série d’éléments contradictoires et hétérogènes, un débat polyphonique qui se déroule précisément à l’intersection des couches matérielle et conceptuelle, où s’entrecroisent les questions littéraires, intimes, politiques, historiques et économiques.
L’adaptation cinématographique prévue du Capital de Karl Marx demeure l’un des projets les plus énigmatiques de l’histoire du cinéma. « On sait qu’Eisenstein souhaitait tourner Le Capital », proclamait un article du journal des Situationnistes en 1969, probablement écrit par Guy Debord lui-même, qu’il aurait aussi utilisé comme épigraphe d’un de ses textes programmatiques sur le cinéma :
On sait qu’Eisenstein souhaitait tourner Le Capital. On peut d’ailleurs se demander, vu les conceptions formelles et la soumission politique de ce cinéaste, si son film eût été fidèle au texte de Marx. Mais, pour notre part, nous ne doutons pas de faire mieux. Par exemple, dès que possible, Guy Debord réalisera lui-même une adaptation cinématographique de La Société du Spectacle, qui ne sera certainement pas en-deçà de son livre18.
Par un effet de pure contingence historique, le premier long métrage de Debord d’après son livre La Société du spectacle est sorti en 1973, la même année que la première publication d’extraits des carnets d’Eisenstein. Cette dernière – un fragment de dix pages préparé et commenté par Naum Kleiman et Leonid Kozlov dans la revue soviétique Iskusstvo kino [Art du cinéma] révèle l’étonnante portée du projet d’Eisenstein19. Cette brève sélection des carnets d’Eisenstein fut rapidement traduite en plusieurs langues : la version italienne a été publiée la même année dans la revue Cinema Nuovo ; deux ans plus tard, en 1975, la traduction allemande a été insérée dans les Écrits d’Eisenstein ; la traduction anglaise a été publiée en 1976 dans la revue October, et la traduction française a été intégrée dans la monographie de Barthélémy Amengual de 1980 ¡ Que Viva Eisenstein ! Reçu comme un ultime aperçu révélant le « secret » de la manière dont Eisenstein « aurait filmé le Capital20 », ces fragments de texte n’ont cessé de susciter l’enthousiasme des milieux artistiques et académiques, récemment avec un film de huit heures d’Alexander Kluge, Nouvelles de l’antiquité idéologique : Marx – Eisenstein – Le Capital21.
Bien que pionnière et seule à ce jour, cette première édition est marquée par ce qui en demeurait absent : l’intense travail d’agencement des images réalisé par Eisenstein sur les pages de ses cahiers dans un souci expérimental. À la place, pour illustrer le texte, non seulement l’édition russe, mais aussi les traductions qui l’ont suivie ont utilisé des photogrammes des films d’Eisenstein, La Grève et Octobre, ainsi que des photos biographiques. Quant aux références directes d’Eisenstein à la valeur d’usage des images, elles semblent avoir été négligées avec succès, malgré l’insistance du réalisateur sur leur importance en tant qu’elles sont des arguments de plein droit, un aspect qu’il souligne plus loin à travers sa vaste collection d’images et sa bibliothèque, dans sa pratique du croquis et du dessin et de ses ébauches inventives. Ainsi, par exemple, la traduction anglaise des « Notes pour le film sur le Capital s’ouvre par ces lignes : « NB. Ajouts [additions]… ce sont là des coupures de presse collées22. » La traduction ne se contente pas d’inverser les mots de ce nota bene. Dans la note originale d’Eisenstein on lit : « NB. Vignettes… Ce sont des notes collées au mur du montage. » Sans aucune considération pour le mot russe « nakleiki » : « stickers » – éléments découpés et collés qui dénotent de manière cruciale la matérialité et la disparité des liens établis par le montage dans le texte d’Eisenstein – les éditeurs Maciej Sliwowski, Jay Leyda et Annette Michelson spéculent pour ainsi dire arbitrairement sur une signification possible de ce terme, en le traduisant par « ajouts ». La note de bas de page de l’éditeur commente cette phrase comme suit : « L’image est celle du bulletin d’informations collé aux murs des usines et d’autres lieux publics23. »
Un coup d’œil sur les archives d’Eisenstein à Moscou et sur les plus de 500 pages des journaux qu’il a consacrées au projet du Capital, du mois d’octobre 1927 au mois de novembre 1928, révèlent une perspective tout à fait différente. Non seulement manque dans cette édition « l’image » mentionnée au singulier dans la traduction anglaise, mais les images au pluriel, qui traversent les pages des carnets d’Eisenstein. Le rôle fondamental de ces éléments visuels mis en avant comme des arguments au même titre que les constructions conceptuelles est l’un des enjeux centraux du présent ouvrage. D’autant plus que ces images sont un élément de la structure complexe des journaux de travail du cinéaste : Eisenstein date presque toujours ses entrées, de sorte que leur flux continu devient un élément réfléchi et significatif de la « composition ». Disposées en longues séquences, elles marquent des répétitions, des fractures, des réflexions personnelles ironiques, des déviations et des digressions de différentes natures. La sélection opérée par Kleiman et Kozlov, également appliquée dans les traductions, tient peu compte de cette logique et qui est celle d’un continuum. Les choix éditoriaux parmi le vaste fonds d’archives ne sont pas identifiés comme tels ; les omissions sont invisibles aux yeux du lecteur. Bien sûr, de telles interventions transforment la signification potentielle de l’archive ; ils en orientent fortement la lecture et en infléchissent le sens. Dans certains cas, ces coupures invisibles réduisent sérieusement la complexité de l’archive, oblitérant son caractère dialectique et facétieux. Par exemple, l’une des entrées clés d’Eisenstein, souvent citée comme une esquisse de l’« objectif » du Capital24 se lit comme suit dans la traduction française :
En ces « grands jours », j’ai noté sur un bout de papier que, dans le nouveau cinéma, il fallait que la place réservée aux thèmes éternels (thèmes académiques de l’Amour et du Devoir, des Pères et Fils, du Triomphe des Vertus, etc.) soit occupée par une série d’images sur les « méthodes fondamentales ». Le contenu du « Capital » (son approche) est désormais formulé : enseigner au travailleur à penser dialectiquement.
Montrer la méthode dialectique25.
Le manuscrit d’Eisenstein, cependant, contient une digression inattendue au milieu de ce passage. Il transforme le ton programmatique de l’énoncé en une expression plus ambivalente et à plusieurs niveaux :
En ces « grands jours », j’ai noté sur un bout de papier [oskolok bumagi]…
NB. Dans « Sokol’niki », sur le pavillon, sont écrits de jolis poèmes
J’ai baisé
Queue brisée
Viens, ma chère, et regarde
Ce que je ferai avec ce petit bout [oskolkom]
… que, dans le nouveau cinéma, il fallait que la place réservée aux « thèmes éternels » (thèmes académiques de « l’Amour et du Devoir », des « Pères et Fils », du « Triomphe des Vertus », etc.) soit occupée par une série de films sur les « méthodes fondamentales ». Le contenu du « Capital » (son approche) est désormais formulé : enseigner au travailleur à penser dialectiquement.
Montrer la méthode dialectique26.
La pertinence de ce petit poème, discrètement soustrait aux lecteurs par les éditeurs, devient encore plus évidente quand on apprend qu’il a été écrit alors qu’Eisenstein se trouvait dans le « Sokol’niki », c’est-à-dire dans le quartier de Moscou où il suivait une cure psychanalytique. Par les points de suspension qui l’encadrent, le poème entre dans un jeu polyvalent avec “l’approche” du Capital évoquée par la suite. Tout en jouant sur la répétition (le mot « oskolok » [bout]) et son homonyme (oskolok et Sokol’niki), Eisenstein indique l’existence d’un lien fondamental entre la méthode des associations aléatoires et inconscientes et celle du travail sur son « Capital ».
En effet, durant toute la période d’élaboration du projet, Eisenstein menait une analyse, une expérience qui n’a eu de cesse de catalyser des idées et des visions pour son projet, provoquant la dynamique bouleversante que l’on trouve dans les carnets. En d’autres termes, le même « bout de papier », – fragment dont la matérialité se trouve soulignée par cette combinaison inhabituelle –, vaut à la fois pour un poème frivole et l’orientation idéologique du nouveau langage visuel. Les deux coexistent dans les journaux de travail d’Eisenstein. De cette façon, le bout de papier, qui apparaît comme un motif dans le poème, vient incarner la « méthode », comme un coin enfoncé dans l’ensemble des « thèmes éternels ». Ces relations d’échange entre les éléments hétérogènes impliqués dans le projet du « Capital » d’Eisenstein jouent un rôle fondamental. Ce type de fragments sont consciemment engagés dans ses chaînes de montage vertigineuses. Leur caractère « hérétique27 » et hétérodoxe s’oppose non seulement à la lecture linéaire du matérialisme historique de l’époque, mais vise à ouvrir des horizons radicalement nouveaux pour le cinéma politique d’Eisenstein. Si les journaux concernant le projet semblent tellement intéressants, c’est précisément parce qu’ils ne décrivent ni n’expliquent ce que sera le futur film, mais offrent au contraire une structure opérationnelle et dynamique, un champ de forces expérimentales « au service de l’invention d’éléments formels pour le « Capital » […] qui permettent de penser et d’inventer en se situant sur un nouveau plan28 ».
La principale source permettant de reconstituer le travail d’Eisenstein sur son projet, le « Capital » est composée de trois cahiers inédits des Archives nationales russes pour la Littérature et l’Art29. Les trois carnets d’Eisenstein, couvrant la période de 1927 à 1928, fournissent la première et la plus considérable source. La seconde source est un cahier de 40 pages de Grigori Alexandrov daté d’octobre 1927, intitulé le « Capital », qui contient des citations et des coupures de presse traitant de la politique, des faits divers et de réflexions sur la publicité (planche 6). Alexandrov, l’assistant d’Eisenstein, a recueilli ces documents en collaboration avec le réalisateur ; ils réapparaissent souvent dans ses propres cahiers. La troisième source est une lettre d’Aleksei Efimov, historien marxiste puis professeur d’études américaines. Dans cette lettre intitulée « L’accumulation primitive » et adressée à la Direction du cinéma soviétique (Sovkino), le 23 mars 1928, Efimov propose un « film scientifique » fondé « principalement sur le Capital de Marx », écrit et conçu avec Eisenstein30. Tandis que les cahiers forment un patchwork d’éléments concrets et très fragmentaires, la lettre fournit un résumé cohérent du film prévu. Efimov propose trois parties, chacune correspondant à une époque différente de l’histoire : la période de la politique coloniale et du servage, le début de l’ère du capitalisme industriel et la confrontation entre le fordisme et « l’accumulation socialiste31 ». La seule allusion aux éléments visuels du film, qui apparaisse dans la deuxième partie, induit un commentaire abstrait sur « un large éventail de matériel de la vie quotidienne de l’histoire en Russie32. » S’il n’y a aucune preuve que Sovkino ait jamais répondu à cette lettre, la collaboration avec Efimov démontre qu’Eisenstein s’est confronté à la dimension historique comprise dans Le Capital33 et révèle une strate de complexité supplémentaire dans les recherches préliminaires d’Eisenstein, qui vont au-delà d’une simple illustration des idées de Marx dans le contexte contemporain.
Dans leur introduction à la publication russe des notes d’Eisenstein, Kleiman et Kozlov indiquent que l’intérêt d’Eisenstein démontre l’existence de relations concrètes entre la société, l’individu, l’idéologie et la vie quotidienne. L’objectif d’Eisenstein, enseigner la pensée dialectique aux travailleurs, devait être atteint au moyen d’une « expression visuelle des relations dialectiques34 ». Eisenstein envisageait de développer une narration cinématographique d’un type radicalement nouveau, dans laquelle « les connexions élémentaires seraient dissociées et intégrées, au moyen de chaînes successives rigoureusement sélectionnées, au sein du système des relations sociales et historiques35 ».
Pourquoi le tournage du Capital, ce « Magnitogorsk du cinéma », a-t-il échoué36 ? Une source apocryphe évoque une conversation privée qu’Eisenstein eut avec Joseph Staline en 1929 et l’unique phrase par laquelle lui répondit ce dernier : « Eisenstein, vous êtes fou37 ? ». Avant même les grandes vagues de terreur et l’interdiction du « formalisme », cette réponse frappait d’un jugement irrévocable le projet du « Capital ». Elle creusa en quelque sorte le fossé entre la ligne totalitaire des pays de l’Union soviétique et la vision dialectique eisensteinienne d’un cinéma politique. Dans le même temps, le jugement de Staline montre de façon symptomatique le parallèle entre le diagnostic énoncé par Benjamin de la « crise des conditions d’exposition » et la consolidation de la dictature stalinienne, ce qui se cristallisait de manière paradigmatique en une interdiction de la critique politique par des moyens esthétiques. À travers le « Capital », Eisenstein théorisait déjà le sens violemment politique de la condition esthétique que Benjamin, sous l’ombre portée du national-socialisme, allait plus tard conceptualiser comme « valeur d’exposition ».
Les carnets portent la trace des tentatives entreprises par Eisenstein pour communiquer son projet aux fonctionnaires du Parti afin d’en rendre la réalisation possible. Sa note du 22 avril 1928 documente l’une de ces tentatives et son échec :
Hier, je suis allé parler à [Nikolaï] Podvoisky – Kreml-Maschine hin und Kreml-Maschine zurück* [machine-Kremlin aller et machine-Kremlin retour]. Lui aussi est contre le « Capital », bien qu’il apprécie à titre personnel beaucoup la chose « philosophique ». Il dit que nous devrions faire des « miniatures de chaque événement ». « Mines de charbon », « Sochi », « Greniers de l’État ». Rester tout le temps sur l’brûlante. Fort bien, mais… autant faire cuire de la confiture dans un alambic38 !
Le révolutionnaire et directeur de l’Internationale rouge des sports [Sportintern], Nikolai Podvoisky a commandé Octobre et a même joué son propre rôle dans le film, qui faisait référence aux événements de 1917. Malgré les enjeux « philosophiques » soulevés, son idée de l’agenda du nouveau cinéma ressemble davantage à de l’agitprop en vue du développement local de l’État socialiste, ouvertement en conflit avec les objectifs expérimentaux d’Eisenstein. Le réalisateur situe sa propre tâche dans le « développement et la transmission des problèmes cinématographiques et culturels » et l’envisage dans son opposition aux « actualités*39 ». L’intérêt de filmer Le Capital, c’est précisément de laisser derrière soi la propagande locale ; cela implique une réflexion sur la période postrévolutionnaire, en élargissant la vision aux événements politiques mondiaux, tels que le colonialisme, le nationalisme et le capitalisme à grande échelle. Dans un autre passage, Eisenstein en fait la description suivante :
Le plus difficile maintenant, c’est d’entretenir une relation dialectique à son propre temps, à la dégringolade* [sic] vécue. LEF [Front de gauche des arts40] est purement indépendant et dégringole de par devant à toutes les quatre pates* [sic], comme il se doit pour ceux qui sont sur le front. Les Futuristes, ce sont inévitablement les premiers « pessimistes ». Ce n’est pas du tout ce dont nous avons besoin. Le socialisme sera*.
Mon livre peut déjà trouver sa formulation, mais… je me sens nauséeux41.
Ni la perception de l’obsolescence ni une simple incompréhension de son temps ne marquent l’atmosphère des notes d’Eisenstein. Au contraire, il perçoit l’impossible réalité de sa vision du « Capital », de son idée d’un socialisme à venir. En employant formule française « Le socialisme sera », il a peut-être en tête l’un des épisodes de la Commune de Paris (un événement dont il s’est pénétré par le biais de diverses sources littéraires et iconographiques alors qu’il était encore enfant) ou de la vision du socialisme à la Jean Jaurès : comme « éveil religieux ». Plus important encore, le projet de film d’Eisenstein se transforme progressivement en projet de livre, un désir de travail théorique fondamental qui se manifeste fréquemment dans les pages de ses cahiers consacrés à son projet. Avant qu’Eisenstein ne développe ces questions théoriques en une méthode appropriée dans son livre éponyme, Metod [Méthode], on ne peut qu’être frappé par la façon dont le projet du « Capital » suscite et dynamise ces questions sans pour autant jamais quitter le support du cahier.
3. Présentation de l’ouvrage
L’approche adoptée dans ce livre ne vise pas à reconstituer le film avorté d’Eisenstein, mais plutôt à plonger dans le vaste fonds d’archives du « Capital » afin d’explorer ses contingences et sa logique immanente, ses opérations linguistiques précises et ses excès d’associations. Ainsi, prises dans des dérives, les lignes du projet d’Eisenstein instruisent elles-mêmes l’analyse : seule une lecture attentive des chaînes opérationnelles, d’éléments hétérogènes dans leur concrétude formelle, « lambeaux* pour combinaisons complexes42 », produisent une compréhension adéquate du processus de pensée du Capital. De cette façon, les documents d’archives du projet peuvent éclairer la méthode de travail d’Eisenstein, résistant aux comparaisons directes avec sa théorie « canonique » du montage et ses transformations au cours de son œuvre. Pourtant, même de telles comparaisons nécessiteraient une microanalyse des archives, en veillant tout particulièrement à éviter de séparer la théorie de sa genèse formelle (montage, insertions graphiques, lacunes et décalages)43. L’ordonnancement du présent ouvrage en quatre chapitres est tout entier tendu pour comprendre la relation dynamique entre les sources et leurs transformations, entre les choix esthétiques concrets et leurs dimensions théoriques et politiques dans le projet d’après le Capital.
Ce premier chapitre tente de cartographier les « feuilles volantes » du projet « Capital », tout en élucidant la complexité des archives d’Eisenstein. Sa méthode associative de « pensées qui, semblables aux cheveux, viennent se coller dans n’importe quelle direction », sera analysée de près dans le deuxième chapitre. Elle apparaît ici comme une réponse à une crise radicale de la représentation, une crise qui touche également le cinéma, la publicité et la médiation politique. Le montage et le remontage continus de matériaux concrets, qu’opère Eisenstein, sont en relation directe avec son « approche romanesque du scénario de film », qui plaide en faveur de la nécessité de « courts ciné-essais* » plutôt que de « travaux entiers ». Les évolutions concomitantes des projets du « Capital » et de Glass House, un autre film non réalisé censé se passer dans un gratte-ciel transparent, accentue la crise de la visibilité du politique dans les conditions capitalistes. En dialogue avec l’essai sur l’Œuvre d’art de Benjamin, ce chapitre analyse l’intersection cruciale entre les questions politiques et esthétiques de l’œuvre d’Eisenstein, cristallisées dans le concept de « valeur d’exposition ».
Le deuxième chapitre se concentre sur l’association surprenante de deux « sources » fondamentales pour le « Capital » : la Critique de l’économie politique de Marx et l’Ulysse de Joyce. Cette rencontre semble presque aussi énigmatique que le fait qu’Eisenstein ne cite jamais directement l’un ou l’autre de ces textes. Les cahiers sur le « Capital » énoncent clairement la question consistant à se demander comment traduire le message de l’histoire de l’exploitation capitaliste au moyen de formes concrètes, c’est-à-dire par le biais de l’expérience esthétique, nécessairement errante et incomplète. Que signifie réimaginer le Capital de Marx d’après le modèle littéraire de l’Ulysse de Joyce ? Que serait un cinéma qui entremêlerait l’élan politico-historique du premier et le monologue intérieur intime et erratique mettant en jeu l’inconscient du dernier ? L’expérience d’Eisenstein du traitement psychanalytique, son élaboration de l’« attraction intellectuelle », fondée sur la théorie de l’acteur non professionnel, du tipazh, et l’invention d’une méthode associative se rencontrent en une constellation. Le chapitre explore ensuite comment le projet d’Eisenstein a entraîné une revalorisation radicale de la représentation cinématographique, sur fond de transition d’un cinéma d’images muet vers un cinéma sonore et l’ascension concomitante du « grand orateur » ainsi que du système politique le plus à la mesure de cette figure : le fascisme.
Le troisième chapitre analyse la critique que fait Eisenstein des valeurs symboliques et des rapports de force qu’elles incarnent et perpétuent. Revenant sur différents moments de son film Octobre, il adosse son projet du « Capital » sur des références à ces conceptions. Eisenstein transpose le concept de valeur, au cœur du Capital de Marx, dans un champ de circulation de l’image : des images qui fonctionnent à la fois comme des acteurs, des symboles et des médias du système capitaliste. Reconstituant les débats houleux avec Osip Brik, Vladimir Maïakovski et Esther Choub à propos des valeurs symboliques et des représentations de l’histoire dans Octobre, le chapitre se concentre sur les réponses visuelles qu’Eisenstein apporte dans son projet sur le Capital sous la forme de collages construits avec précision. Se référant à la séquence des dieux dans Octobre, ces éléments concrets démantèlent la logique des images cultuelles, en particulier l’image du leader, qui avait trouvé de nouvelles formes dans les systèmes tant capitalistes que socialistes.
En revenant sur la rencontre entre Eisenstein et Georges Bataille à Paris en 1930, sur le concept de « corrélation expressive44 » [Ausdruckszusammenhang] de Benjamin, sur la botanique sociale des fétiches développée par Grandville et, pour finir, sur la danse des valeurs écrite à même les pages des cahiers d’Eisenstein, le quatrième chapitre propose une lecture de la « dialectique par les formes » d’Eisenstein. L’approche morphologique latente dans la Critique de l’économie politique de Marx, précisément incarnée dans le concept de « métamorphose » sera mise en lumière comme formant le lien entre ces éléments. La Métamorphose des plantes de Goethe aide à comprendre non seulement la dynamique relationnelle et protéiforme, qui agit dans la transformation des valeurs développée plus tard par Marx, mais aussi la fascination de Hegel pour la notion goethéenne d’Urphänomen (de phénomène originaire). Comprendre la transformation des formes comme un processus de métamorphose implique une nouvelle compréhension de la dialectique, qu’Eisenstein lit comme un mouvement de singularisation. Exposant une telle métamorphose en images de marchandises et de corps marchandisés, il explore de façon paradigmatique cette valeur de la singularité à l’ère de la reproductibilité technologique. Ses montages reprennent cet excès sémiotique, qui anime les différents matériaux trouvés et les corps représentés en une danse analogue à la « danse » des « conditions sociales pétrifiées » que Marx explore dans sa Contribution à la critique de la philosophie du droitde Hegel. Reflétant les techniques de reproduction et de fragmentation dans les coupures de presse qu’il inclut dans ses journaux de travail, Eisenstein formule un acte critique qui dépasse la logique capitaliste de la production du fétiche. Ce mouvement caractérise également la technique joycienne du « stream of consciousness » ou « courant de conscience » – « physiologie du détail » et concrétisation de l’intime – imaginé comme la voix intérieure du projet le « Capital ». Adoptant une approche résolument morphologique, les séquences de montage d’Eisenstein produisent une sorte de plus-value, une valeur propre au mouvement de singularisation.
Ce texte est issu pour partie de l’introduction du livre La danse des valeurs : Sergueï Eisenstein et Le Capital de Marx (paru chez Diaphanes en août, 2024), d’abord publié en anglais en 2019, également chez Diaphanes, sous le titre The Danse of Value: Sergei Eisenstein’s Capital Project. Le texte est présenté dans la traduction depuis l’anglais de Thomas Vercruysse, accompagné d’une introduction originale, et de planches inédites du Journal d’Eisenstein (design graphique par Uliana Bychenkova).
Elena Vogman
Elena Vogman est une spécialiste de littérature comparée et des médias. Elle dirige le projet de recherche (Principal Investigator) intitulé « Madness, Media, Milieus: Reconfiguring the Humanities in Postwar Europe ») à l’Université Bauhaus de Weimar et est chercheuse invitée à l’ICI Berlin Institute for Cultural Inquiry. Ses recherches portent sur les domaines de la psychiatrie critique, de la théorie féministe et postcoloniale, avec un accent particulier sur le cinéma et les médias. Elle a publié dans Grey Room, October et e-flux journal, et est l’autrice de deux ouvrages. Sinnliches Denken. Eisensteins exzentrische Methode (Pensée par les sens. La méthode excentrique d’Eisenstein (diaphanes, 2018) et Dance of Values: Sergei Eisenstein’s Capital Project (diaphanes, 2019). Elle a été professeure invitée à l’École normale supérieure de Paris et à la New York University de Shanghai. Avec Marie Rebecchi et Till Gathmann, elle a coorganisé les expositions Sergei Eisenstein and the Anthropology of Rhythm (2017) et Eccentric Values after Eisenstein (2018).
- Walter Benjamin, « L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (première version) », dans Œuvres III, trad. Maurice de Gandillac relu par Rainer Rochlitz et Pierre Rusch, Paris, Gallimard, 2000, p. 93-94.
- Littéralement : « le visage du sport » (N. d. T.).
- « Tipazh », mot russe pour « type », est un concept désignant l’« apparence typique », représentative d’une classe sociale. Eisenstein et d’autres pionniers du cinéma soviétique ont utilisé ce terme pour désigner les acteurs non professionnels, par opposition aux professionnels. Ce dernier modèle présupposait une dramaturgie psychologiquement chargée. La formule politique de tipazh citée par Eisenstein était un « hiéroglyphe social-biologique ». Son effet consistait en une présence visuelle immédiate qui déplaçait la norme et tendait vers une singularité d’expression.
- La crise de la visibilité politique en Allemagne avec toutes ses conséquences dramatiques après 1933 est analysée et littéralement remise en scène dans les montages visuels du journal que Bertolt Brecht a tenu entre 1938 et 1955. Voir Bertolt Brecht, Arbeitsjournal 1938-1955, éd. Werner Hecht, 2 volumes, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1973. Le travail de Brecht, plus tard inclus dans son Kriegsfibel est remarquablement interprété par Georges Didi-Huberman en termes de « politique de l’imagination » dans Quand les images prennent position – L’œil de l’histoire I, Paris, Minuit, 2009, p. 228-238.
- Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (dernière version de 1939) », dans Œuvres III, op. cit., p. 284.
- Sergeï M. Eisenstein, « Journal », le 5 mars 1928, RGALI, 1923-2-1105, p. 112-114.
- Walter Benjamin, « L’auteur comme producteur » (1934), dans Essais sur Brecht, traduction Philippe Ivernel, Paris, La Fabrique, 2003, p. 129.
- Ibid.
- Sergeï M. Eisenstein, « Journal », le 25 février, 1928, RGALI, 1923-2-1105, p. 109.
- Ibid.
- Dans l’Empire russe, ce titre désignait un greffier ou un boyard chargé de l’application de la loi dans un comté ou un district donné.
- Sergeï M. Eisenstein, « Journal », op. cit., p. 109.
- Ibid., p. 98.
- Ibid., p. 100.
- Sergeï M. Eisenstein, « Journal », le 6 avril 1928, RGALI 1923-2-1107, p. 129.
- Cet aspect de la technique historiographique a été crucial dans plusieurs des textes de Benjamin. Son essai « L’Auteur en tant que producteur » se concentre principalement sur les « techniques » littéraires et photographiques, les opposant aux contenus « spirituels » de la médiation fasciste : « Ce n’est pas un renouveau spirituel, comme le proclament les fascistes, qui est souhaitable : des innovations techniques sont suggérées. » Walter Benjamin, « L’Auteur en tant que producteur », op. cit., p. 774.
- Sergeï M. Eisenstein, « Journal », le 2 octobre, 1928, RGALI, 1923-2-1105, p. 2.
- « Le cinéma et la révolution », Internationale Situationniste 12 (1969), p. 104-105. Ce passage est ensuite cité par Debord en épigraphe à son « À propos du film » dans idem, Œuvres, éd. Jean-Louis Rançon, Paris, Gallimard, 2006, p. 1271.
- Naum Kleiman et Leonid Kozlov, « S. M. Eizenstein : Iz neosushchestvlennykh zamyslov [Kapital] » [S. M. Eisenstein : Des projets non réalisés (Le Capital)], Iskusstvo kino, no 1 (1973), p. 56-67.
- Barthélémy Amengual, « Comment Eisenstein pensait filmer Le Capital », Cinéma no 195 (2/1975), p. 34.
- Deux autres projets de films consacrés au Capital d’Eisenstein sont ceux de Mark Lewis, Deux films impossibles de 1999 et Wandering Marxwards de Michael Blum de la même année.
- Sergeï M. Eisenstein, « Journal », le 2 octobre 1928, RGALI, 1923-2-1105, p. 2.
- Maciej Sliwowski, Jay Leyda et Annette Michelson ont traduit ces notes tirées des « Journaux » d’Eisenstein de 1927-1928 pour le magazine October, sans toutefois faire référence à la première publication russe. Cela obscurcit non seulement le travail de pionnier de Kleiman, mais aussi le caractère des matériaux, qui sont désormais considérés comme les seuls vestiges du projet du Capital d’Eisenstein. Sergueï Eisenstein, « Notes pour un film sur le Capital », traduit par Maciej Sliwowski, Jay Leyda et Annette Michelson, October, no 2 (1976), p. 3. Voir aussi Elena Vogman, « Dance of Values: Reading Eisenstein’s Capital », Grey Room, no 72 (septembre 2018), p. 94-124.
- Naum Kleiman et Léonid Kozlov, « S.M. Eisenstein », op. cit., p. 56.
- Sergeï M. Eisenstein, « Notes sur Le Capital », op. cit., p. 10.
- Sergeï M. Eisenstein, « Journal », le 4 avril, 1928, RGALI, 1923-2-1107, p. 67.
- Sergeï M. Eisenstein, « Journal », le 1er avril, 1928, RGALI, 1923-2-1107, p. 41.
- Sergeï M. Eisenstein, « Journal », le 6 avril, 1928, RGALI, 1923-2-1107, p. 113.
- Je remercie RGALI, en particulier son ancienne directrice, Tatiana Goryaeva, d’avoir généreusement mis à ma disposition ce matériel pour la présente publication.
- Lettre d’Aleksei Efimov à Sovkino, le 23 mars, 1928, RGALI, 1923-1-293, p. 1-2.
- La première partie devait inclure des thèmes tels que « la privation initiale des paysans », « la politique coloniale du capitalisme », « les formes d’exploitation coloniale », « l’exploitation coloniale », le « rôle de l’esclavage et du servage dans l’accumulation primitive » et ainsi de suite. La deuxième partie aurait traité de l’accumulation capitaliste industrielle primitive, en mettant en évidence « la lutte du commerce avec le capital industriel dans la sphère de la production. » La troisième et dernière partie aurait été structurée autour de l’opposition entre « l’accumulation socialiste », « l’accumulation à la limite du capitalisme monopoliste » et le « fordisme », qui met en évidence les « méthodes plus récentes de l’entrepreneur tchèque Tomáš Bata » et « l’exploitation coloniale contemporaine qui dépend de pays sous mandat. » Ibid, p. 1-2.
- Ibid., p. 1.
- Dans les années 1930, Efimov fut un pionnier de la recherche soviétique sur l’histoire américaine. Dans son best-seller critique SShA. Puti razvitia kapitalizma [USA : Ways of Development of Capitalism] il analyse le concept marxiste d’ « accumulation primitive », qui débute au XVIIe siècle, comme un « processus historique principal de séparation entre le producteur et les moyens de production ». Aleksei Efimov, « Ocherki istorii SShA ot ot otkrytiia Ameriki do okonchaniia Grazhdanskoi voiny » [Un aperçu de l’histoire des États-Unis depuis la découverte de l’Amérique jusqu’à la fin de la guerre civile], dans SShA. Puti razvitia kapitalizma, Moscou, Nauka, 1969, p. 35-36.
- Naum Kleiman et Léonid Kozlov, Introduction à « S.M. Eizenstein », op. cit., p. 56.
- Ibid.
- C’est ainsi qu’Eisenstein se référait à son projet Capital dans un questionnaire de 1932 sur le sujet, « Qu’est-ce que V. I. Lénine m’a donné ? » Voir Naum Kleiman, « Neosushchestvlennye zamyslye » [Travaux inachevés], Iskusstvo kino no 6 (1992), p. 58. Magnitogorsk est une ville industrielle – en partie construite, en partie laissée à l’état de projet utopique – que l’Union soviétique a massivement développée dans le cadre d’un plan quinquennal.
- Selon le scénariste Michail Bleiman, Eisenstein lui a parlé de sa rencontre avec Staline en 1929. Voir Naum Kleiman, « Neosushchestvlennye zamyslye », art. cit., p. 56.
- * En allemand dans le texte. Sergeï M. Eisenstein, « Journal », le 22 avril 1928, RGALI, 1923-2-1108, p. 66.
- * En français dans le texte. Ibid.
- Le LEF ou Front de gauche des arts est une association d’artistes active de 1922 à 1929, à Moscou, dont le noyau est constitué de Vladimir Maïakovski, Nikolaï Asseïev, Ossip Brik, Sergueï Tretiakov, Boris Kouchner, Boris Arvatov, et Nikolaï Tchoujak.
- * En français dans le texte. Sergeï M. Eisenstein, « Journal », le 3 avril, 1928, RGALI, 1923-2-1107, p. 43.
- * En français dans le texte. Eisenstein, « Journal », le 6 avril, 1928, RGALI, 1923-2-1107, p. 120.
- Voir l’analyse de Metod d’Eisenstein dans Elena Vogman, Sinnliches Denken : Eisensteins exzentrische Methode [Penser par les sens. La méthode excentrique d’Eisenstein] (1932-1948), Zurich, Diaphanes, 2018. Les différentes implications de la « pensée par les sens » y sont d’abord et avant tout discutées dans le cadre de l’évolution des écrits théoriques d’Eisenstein : leurs compositions matérielles et rythmiques se déploient dynamiquement à partir des carnets de notes et des journaux de travail des années 1920, puis à travers une pratique intense d’extraits des journaux intimes mexicains (1931-1932), qui tentent d’établir la « connexion de tout avec tout », jusqu’à la théorie plus systématique du montage dans les œuvres ultérieures. En même temps, le caractère associatif et rhizomatique du projet précoce du Capital se poursuit tout au long de son œuvre tardive, de 1932 à 1948, l’année de sa mort. Parmi ces projets théoriques complexes, publiés par Kleiman en russe dans le cadre de la série conjointe du Muzei Kino et Ėizenshtein Center, les suivants méritent une mention spéciale : Montazh [Montage] (2000), Metod [Méthode] 1 et 2 (2002), et Neravnodushnaia priroda [La non-indifférente Nature] 1 et 2 (2004). La plus récente publication de Kleiman est Eisenstein sur papier. Les œuvres graphiques du maître du film, Londres, Thames et Hudson, 2017.
- Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle, trad. Jean Lacoste, Paris, Éditions du Cerf, 1985, p. 476.