La Clef contre la spéculation immobilière : entretien avec deux membres du collectif

Entretien avec Chloé Folens et Albane Barrau mené par Occitane Lacurie et Barnabé Sauvage

Référence électronique pour citer cet article
Occitane Lacurie et Barnabé Sauvage, « La Clef contre la spéculation immobilière : entretien avec deux membres du collectif », Images secondes [En ligne], 04 | 2024. URL : http://imagessecondes.fr/index.php/2024/12/la-clef-contre-la-speculation-immobiliere-entretien-avec-deux-membres-du-collectif/

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La Clef est un cinéma associatif d’art et essai inauguré au 34 rue Daubenton dans le 5e arrondissement de Paris au début des années 1970. Résistant à la pression du marché immobilier qui n’a cessé de s’accroître sur les lieux indépendants à mesure que le prix du mètre carré parisien augmentait, ce cinéma est peu à peu devenu l’un des derniers espaces alternatifs dédiés au cinéma subsistant intra muros. Toutefois, après plus de 40 ans d’activité, le conseil social et économique de la Caisse d’épargne Île-de-France (CSECEIDF), propriétaire des murs depuis 1981, décide de se séparer de ce bien dont la situation et la superficie étaient de nature à dégager une conséquente plus-value immobilière. Face au risque de voir La Clef disparaître, d’ancien·nes salarié·es et habitué·es se constituent en collectif appelé La Clef Revival pour occuper le cinéma et formuler un projet de reprise capable d’extraire le lieu du marché immobilier spéculatif. S’érigeant contre la promesse de rachat par le Groupe SOS, entreprise du secteur dit « social et solidaire » soupçonné de vouloir spéculer sur les actions menées par le La Clef Revival en même temps que sur le cinéma lui-même, les membres du collectif imaginent une structure juridique inédite pour un lieu culturel, inspirée de luttes anticapitalistes menées dans les Zones à Défendre ou dans le champ du droit au logement.

Comment êtes-vous arrivées dans ce lieu collectif qu’est La Clef ? Qu’y faisiez-vous ?

Chloé Folens : Je suis arrivée comme spectatrice, assez vite après le début de l’occupation en novembre 2019. C’est un cinéma que j’avais déjà fréquenté par le passé, lorsque j’étais étudiante dans le quartier. Je m’intéressais aux cinématographies que La Clef diffusait et qu’on ne voyait pas vraiment ailleurs. Durant l’année suivante, je suis revenue entre les confinements en tant que bénévole, je voulais m’impliquer davantage et je suis devenue ce qu’on appelle entre nous une membre actif·ve – c’est-à-dire un membre qui participe à l’occupation et à l’activité du lieu via des réunions hebdomadaires. Là où les bénévoles s’investissent et nous aident sur des tâches plus précises, le rôle des membres actif·ves est de s’investir pleinement non seulement dans les pôles d’activité qui nous intéressent (programmation, projection, animation, communication…) mais aussi de s’impliquer directement dans l’occupation et la stratégie de rachat. Ce qui comprend le suivi juridique, les rendez-vous avec les banques, l’élaboration du dossier de reprise… Autrement dit, le suivi des questions stratégiques.

Albane Barrau : Par occupation, nous entendons aussi s’occuper du lieu à proprement parler : le gardiennage, le ménage, le soin des locaux et l’accueil des spectateur·rices.

C. F. : D’ailleurs, quand on devient membre actif·ve, on se voyait confier les clefs du bâtiment, ce qui supposait d’avoir suivi une formation au soin du lieu, à la sécurité incendie, à la gestion d’un événement, pour pouvoir d’être responsable du lieu seul·e ou presque. C’est ce qui déterminait un autre rapport à l’espace et à la responsabilité différent, en particulier dans le contexte de grande précarité juridique que nous connaissions. Être membre actif·ve signifiait savoir quoi faire si les flics débarquaient en cas d’expulsion surprise.

Sortir du marché : méthode

À ce moment-là, l’organisation était-elle au jour le jour ou y avait-il déjà une stratégie de rachat ? 

A. B. : Comme Chloé, j’étais spectatrice depuis 2020, de façon sporadique jusqu’au moment où j’ai décidé de m’investir en 2022 suite à un appel à bénévoles. Et il me semble que quand je suis arrivée, peu avant l’avis d’expulsion imminente, la stratégie de rachat était déjà en place. 

C. F. : Oui, la perspective de reprendre légalement La Clef arrive assez tôt dans l’occupation. La première revendication de l’occupation exigeait que soit formulée, devant témoin juridique, l’assurance que le bâtiment resterait un cinéma indépendant et associatif. Parce qu’au départ, la rumeur de projets de rachats louches nous parvenait, avec l’idée de transformer le cinéma tantôt en supermarché, tantôt en théâtre de boulevard géré par un proche de l’extrême droite… 

Notre première revendication était celle-ci : occuper pour que le propriétaire s’engage à ne vendre le cinéma qu’à une personne souhaitant en perpétuer l’exploitation cinématographique. À mesure que l’occupation s’installe, que l’organisation de séances quotidiennes s’affirme, que les bénévoles arrivent de plus en plus nombreux·ses et s’habituent à prendre soin du lieu, le collectif s’organise. La composition du collectif évolue et prend en charge la structuration en pôles, avec des référents, des formations à l’accueil, à la projection.

A. B. : La transmission était très forte et s’articulait autour de la notion de « lieu d’usage » : celle-ci implique que ce soit ouvert aux gens, et que le public qui s’y rend soit inclus dans le lieu de vie que le cinéma était devenu. 

C. F. : L’occupation s’installe dans le temps et sa forme devient un paramètre très fort de notre action : on n’occupe plus seulement un cinéma, on l’occupe d’une certaine façon, en défendant un certain type de partage de la décision, de rapport à la transmission et au bénévolat. Émerge alors une nouvelle question : a-t-on simplement envie de sauver les murs ou a-t-on envie de faire perdurer le modèle qu’on est en train de créer ? Un modèle qui nous permet de montrer les films qu’on veut, comme on veut, à prix libre, d’inventer une radio, la structure de production Studio 34, le fanzine…

L’idée commence à germer et un premier projet de reprise qui articule toutes ces dimensions commence à s’écrire. Les membres du collectif rencontrent des représentant·es de salles faisant partie du réseau européen Kino Climate et s’aperçoivent que des modèles comme le nôtre – qui tient grâce à l’absence de loyer à payer, ce qui nous permet d’être aussi libres – existent dans un cadre légal, grâce à plusieurs méthodes comme les baux emphytéotiques, les conventions d’occupation temporaire avec les mairies, ou encore évidemment la propriété des murs. Cette découverte nous inspire énormément et nous nous apercevons que beaucoup de ces lieux n’ont la possibilité de maintenir ce modèle que grâce à des montages légaux leur permettant de ne pas payer de loyer, ou bien seulement une somme modique. Par conséquent, maintenir nos activités telles qu’on les a créées et qu’on aimerait les poursuivre serait impossible si l’on continuait à dépendre d’un propriétaire privé dans un quartier soumis à une pression immobilière forte comme l’est le Quartier latin. 

Autrement dit, pour faire perdurer un cinéma fonctionnant de façon essentiellement bénévole et reposant sur une tarification solidaire, il fallait s’extraire des conditions habituelles du marché. 

A. B. : La possibilité de dépendre d’un riche mécène philanthrope – comme cela nous a été un temps proposé avec l’offre de rachat provenant du groupe d’« entrepreneuriat solidaire » Groupe SOS – a été vite écartée. Nous avons un temps pensé à la propriété publique et demandant que la collectivité préempte – concrètement : à ce que la ville de Paris se saisisse du cinéma. C’est une piste qui a été suivie assez longtemps. Mais en échangeant avec les collectifs, nous nous sommes rendu·es compte des limites de ce modèle qui est limité dans le temps par définition, soumis à des appels à projets avec des cahiers des charges contraignants, et qui nous expose à la menace d’un changement de majorité politique ou même d’un retour de bâton suite à nos propres prises de position publiques.

Vous aviez donc deux conditions : sortir du marché immobilier sans recourir à la fortune privée d’un mécène, tout en vous abritant de la dépendance à une bienveillance politique qui pouvait aussi bien se révéler caduque du jour au lendemain. Quelle a été la troisième voie ? 

C. F. : La troisième voie n’existe pas théoriquement dans le droit français, qui ne prévoit que la propriété privée ou la propriété publique. Mais dans le courant de l’été 2020, après dix mois d’occupation, nous faisons la rencontre du fonds de dotation Foncière Antidote, issu du mouvement pour la mise en commun des terres né dans le sillage de la ZAD de Notre-Dame des Landes. Cette rencontre nous met sur la piste de la propriété d’usage – qui n’existe pas dans le droit français mais de laquelle il est possible de s’approcher en adaptant des outils du droit privé. 

La Foncière Antidote utilise un outil de droit privé appelé « fonds de dotation ». Elle nous explique que notre démarche, comme la leur, vise à neutraliser l’abusus, qui permet aux propriétaires de faire ce qui leur chante avec leurs biens, et de donner le lieu en usage aux personnes qui en prennent soin. Pour ce faire, il faut séparer l’usage de la propriété : le fonds de dotation conserve la propriété des murs et confie l’usage à l’association. Une fois que la partie la plus nocive de la propriété, l’abusus, est isolée, il s’agit ensuite de la neutraliser à travers les statuts du fonds de dotation en précisant dans son objet qu’il doit interdire toute revente à des fins spéculatives, et que les reventes doivent être autorisées à la double majorité du collège des usagers et du collège des professionnels – ce qui est fortement improbable. 

Au sein de ce dernier siègent des personnes qui connaissent le cinéma comme Céline Sciamma ou Jean-Marc Zékri, ainsi qu’Éric Arrivé, cofondateur du Clip, qui est un réseau associatif de lieux en propriété d’usage. Il agira en tant que garant, et n’autorisera la revente du lieu qu’en cas d’absolue nécessité et, dans ce cas, à un prix non spéculatif garantissant que le lieu reste un cinéma. Cela nous permet de verrouiller la propriété du lieu autant que faire se peut, et bien que l’interdiction absolue de la revente soit interdite en droit français, on s’en est approché·es autant que possible en fabriquant un outil adéquat.

Comme on le voit, la gouvernance du fonds de dotation s’inspire à la fois du modèle de la Foncière Antidote et de celui du Clip. Ce dernier rassemble des lieux qui ont en commun de vouloir empêcher complètement la possibilité de la revente et qui souhaitent rester des lieux communs en propriété d’usage. D’un côté, les usager·es des lieux montent des associations, de l’autre les propriétaires des bâtiments sont des Sociétés Civiles Immobilières (SCI) composées de l’association des usager·es et du Clip. Pour revendre le lieu, il faut non seulement que les usager·es le veuillent, mais aussi que le Clip soit d’accord. Or le Clip est composé de tous les usager·es de tous les lieux qui se trouvent dans le réseau. Ainsi pour revendre un lieu, il faut que les associations de trente autres lieux se mettent d’accord. Par conséquent, à mesure que le Clip grossit, ce nombre s’accroît et la possibilité de vendre un bâtiment membre du réseau s’amenuise. Le fonds de dotation Cinéma Revival a une vocation similaire. Son premier chantier, et il est de taille, est de racheter La Clef, et à terme, de venir en aide à d’autres lieux. Alors les usager·es de ces autres lieux entreront dans le collège de ce fond de dotation, ce qui verrouillera d’autant plus efficacement la possibilité de revendre. 

Le modèle des cinémas Utopia qui fonctionne sous la forme d’une coopérative reliant les cinémas entre eux suivant un système d’entraide vous a-t-il intéressé·es ? 

C. F. : À ma connaissance, on ne s’est pas penché·es dessus. 

A. B. : Ce qui nous distingue, c’est plutôt la question de la programmation et du prix libre. 

Qu’est-ce que la valeur (d’un lieu) ?

Nous avons noté une phrase présente dans le projet de reprise de La Clef : « Donner un prix à un cinéma historique au cœur de Paris revient à chiffrer la valeur d’un patrimoine culturel immatériel : impossible ! Dans les faits, les 600 m2 dont bénéficie le cinéma représentent un bien immobilier et matériel colossal. Il a été chiffré à plus de quatre millions d’euros. » Vous mettez directement en question la notion de valeur prise entre deux polarités : sa dimension spéculative et, d’autre part, celle qui provient de son appartenance à un patrimoine culturel immatériel. Comment définiriez-vous les deux types de valeur et comment les distingueriez-vous ? Sont-ils toujours nécessairement antagonistes, ou n’arrive-t-il pas qu’ils s’entretiennent mutuellement ?

A. B. : Nous avons été confronté·es très directement à la question de la valeur quand nous avons pris connaissance de l’offre de rachat par le Groupe SOS et que nous avons pris conscience que le bien était estimé en fonction du prix du mètre carré habitable, unité qui a cours dans le champ de la spéculation immobilière. Nous avons réussi à le faire revoir à la baisse en y opposant la capacité d’usage d’un cinéma – ne serait-ce qu’un cinéma commercial, sans parler de notre modèle particulier – et en insistant sur l’absence de jour, les hauteurs sous plafond, le nombre de sièges et le volume d’exploitation qui pouvait en être fait. Donc rien qu’en opposant des façons d’envisager l’espace, la notion de valeur varie. 

Et en même temps, alors que nous essayions d’en diminuer la valeur financière, nous investissions le lieu d’une valeur incommensurable, faite de toutes nos pratiques, de tous nos usages et de tout le travail bénévole que nous lui avons consacré. S’ajoute à cela le fait, lui aussi inestimable, de disposer d’un espace libre au cœur de Paris, d’un espace d’expression indépendant [l’entretien s’est tenu au moment de l’interdiction par la mairie de Paris d’une table ronde au sujet de la guerre en Palestine, autour de laquelle devait notamment se trouver la philosophe Judith Butler]. 

C. F. : Pour revenir au Groupe SOS, nous nous sommes aussi aperçu·es qu’il ne s’agissait pas seulement pour lui de devenir propriétaire d’un bien sur lequel il pourrait spéculer : son but était aussi d’acquérir toute la valeur symbolique qu’avait créée l’occupation. Donc un acteur comme SOS peut aussi spéculer sur une valeur immatérielle, un patrimoine culturel que l’occupation avait valorisé. 

A. B. : De ce point de vue, l’aura militante devient une source de plus-value. 

C. F. : Oui, on peut spéculer sur la valeur immatérielle. C’est pourquoi, en verrouillant toute spéculation – sans présumer de ce que sera l’état du marché à l’avenir –, on empêche aussi toute récupération par le capitalisme. 

Et par les valeurs de l’« économie sociale et solidaire »… 

C. F. : C’est sûr qu’il y avait un beau coup à faire pour le Groupe SOS, qui venait d’acquérir l’espace de production et de projection Commune Image à Saint-Ouen, et qui avait pour ambition d’étendre ses possessions dans le monde de la culture. Nous avions fait tout le travail de mise en lumière et de fédération d’un réseau professionnel. Finalement, le groupe achetait presque une marque en reprenant La Clef. C’est pour cette raison qu’il en proposait quatre millions d’euros alors qu’en réalité les murs ne les valent même pas. 

Aussi bien intentionné qu’ait pu être le grand mécène philanthrope que nous aurions pu trouver et qui nous aurait donné champ libre dans notre usage du lieu, rien n’aurait pu l’empêcher de capitaliser, au moins symboliquement, sur tout ce que la vie du lieu lui avait fait gagner en valeur. C’est vraiment le cœur de ce qui nous importe : que ce lieu ne puisse plus être capitalisable, de quelque manière que ce soit, et que ce que nous y inventerons le sera pour le pur plaisir d’inventer, de partager, de mettre à disposition des espaces…

A. B. : Toute cette quête d’argent nous a poussé·es à beaucoup réfléchir sur la question de la valeur. Nous avons par exemple organisé en octobre 2023 une vente d’objets donnés par des cinéastes au Palais de Tokyo pour financer le rachat de La Clef, lors d’une exposition temporaire intitulée « Tout doit disparaître ! ». D’un côté, nous étions contraint·es de trouver des sommes importantes rapidement, d’un autre côté, nous tenions à réfléchir sur les modalités de cette recherche de fonds. Nous nous sommes demandé·es si nous devions faire une vente aux enchères, mais tout de suite, cela nous a semblé absurde : nous n’allions quand même pas faire nous-mêmes de la spéculation sur l’art ! 

Cet événement nous a conduit·es à nous interroger sur la question de l’argent dans le milieu de l’art et sur la forme même de la vente aux enchères qui y est si répandue, afin de trouver une manière adéquate d’attribuer un prix aux œuvres. Par ailleurs, nous qui venons du monde du cinéma, nous avons dû réfléchir à la mise en valeur des œuvres en contexte d’exposition en nous posant des questions de curation – de l’encadrement à l’accrochage en passant par la pose d’une moquette adaptée. Le même soir, nous organisions un ciné-club au DOC en solidarité avec Gaza, la salle était pleine et toutes ces personnes qui étaient présentes nous ont fait prendre conscience que la possibilité d’organiser ce type de séance à ce moment-là était inestimable.

C. F. : Le collectif nous ancre dans cette période de recherche de fonds qui est très loin des raisons pour lesquelles nous nous sommes investi·es, mais qui est et doit demeurer une phase transitoire avant de retrouver ce que l’illégalité nous permettait. Cette période nous oblige à questionner constamment qui sont nos mécènes, qui va-t-on chercher, quelle contrepartie sommes-nous prêt·es à leur offrir… Nous avons aussi eu de longs débats sur la question des marques de luxe qui, à mesure que leur poids dans le monde de la culture s’accroît, capitalisent sur celui-ci. Jusqu’à présent, on ne nous a pas demandé de contrepartie et nous avons réussi à rester fidèles à nous-mêmes tout au long de cette levée de fonds – tout en étant conscient·es de devoir sortir de nos lignes, en particulier pour toute une partie du collectif issue du milieu squat pour laquelle la question de la propriété n’est pas une évidence. 

A. B. : Dans une époque où l’eau monte, d’une certaine manière, avec les politiques actuelles et où l’existence de squats au cœur des grandes villes devient de plus en plus rare et menacée, la propriété d’usage nous a paru un bon moyen de garantir quelque chose de cet esprit. 

C. F. : Nous avons participé à une rencontre au laboratoire artistique, politique et social La Générale, basée à Paris. Il s’agissait d’un échange sur l’urbanisme temporaire, lors duquel nous avons appris que les conventions d’urbanisme temporaire ont un triple avantage pour les propriétaires. Elles valorisent leur foncier, elles organisent la gentrification et elles génèrent des loyers qui, aussi modiques soient-ils, sont toujours plus rentables que des frais de gardiennage. Une association est là, vend des pintes à huit euros, en tire un loyer et empêche les squatteurs de s’installer. Un des participants à la rencontre expliquait qu’il était squatteur dans les années 1980-1990 et qu’il s’était battu à l’époque pour les conventions d’occupation temporaires, que pour le milieu squat c’était une solution inespérée permettant de se soustraire à l’épée de Damoclès de l’expulsion qui menaçait en permanence. Aujourd’hui cet outil s’est complètement retourné contre le milieu squat. Qui peut nous dire si demain, la solution alternative que nous avons trouvée ne va pas se retourner complètement contre le projet ? 

Pour l’heure, la propriété via le fonds de dotation nous semble être la meilleure garantie. Ce qui est amusant, c’est que cet outil a plutôt connu le trajet inverse, puisqu’il a été importé depuis la philanthropie étatsunienne par l’ancienne ministre de l’Économie de Nicolas Sarkozy Christine Lagarde, afin de permettre à de riches mécènes de défiscaliser leur patrimoine tout en s’offrant une image de sauveurs. Nous avons retourné cet outil pour le rapprocher d’une mise en commun d’un bien. Mais on ne peut pas avoir la certitude que la réglementation sur les fonds de dotation ne va pas se durcir en réaction à l’usage qu’en font les différents collectifs pour ce type de projet. Nous avons déjà dû nous entourer d’avocats fiscalistes pour prévenir les différents types de contrôles dont pourrait faire objet le fonds de dotation, pour nous aider à manier cet outil qui commence à être connu et par conséquent, plus scruté qu’auparavant. 

Tout ça demande beaucoup d’énergie et beaucoup d’argent. Les 2 et 3 février 2024, à la Gaîté Lyrique, se sont tenues les Rencontres pour une société des communs, auxquelles nous avons participé. Et lors de la table ronde sur les stratégies de détournement et contournement juridiques pour mettre en œuvre les communs à partir du droit existant, cette question s’est invitée dans le débat. Plusieurs personnes dans la salle faisaient état d’une certaine frustration : pour elles, le combat premier était d’inscrire les communs dans la loi, ce n’était pas d’essayer de faire commun avec ce qu’on avait, parce que ces stratégies exigent de l’argent, des compétences, car ce sont des outils assez lourds en termes de gestion comptable, administrative qui demandent un suivi, un savoir-faire. Il y a beaucoup de personnes dans le milieu squat dont le français n’est pas la langue principale, qui ont bien d’autres batailles juridiques à mener et qui ne peuvent pas se lancer dans un tel processus. Alors certain·es, comme l’Illégalité, essaient de créer une convention d’usage avec leur mairie – et non une convention d’occupation temporaire – à partir de l’empirique, à partir de ce qu’ils et elles vivent en tant que squatteurs. Mais ce modèle ne peut fonctionner qu’avec une mairie à l’écoute, Villeurbanne en l’occurrence, et ne saurait être reproductible partout. 

Donc notre solution est imparfaite mais, pour l’heure, c’est celle qui nous a semblé être la plus sûre pour éviter tout détournement du projet initial. 

Les modèles, les échelles, les lieux

On en revient à la dépendance de ces projets vis-à-vis de l’orientation politique de la mairie. Pour la radio libertaire Radio Canut, à Lyon, la question d’un déménagement à Villeurbanne s’était posée et le frein avait été précisément l’inquiétude d’un possible basculement à droite. Heureusement, le propriétaire a cédé le local actuel dans les pentes de la Croix Rousse au prix d’achat dans les années 1980. 

C. F. : Si nous avions trouvé un propriétaire de confiance, se serait posé la question du bail emphytéotique, un modèle originaire de l’agriculture et qui accorde au locataire des droits très étendus en termes de transformation du lieu. Mais quand le propriétaire récupère le lieu, il récupère aussi les améliorations dues à l’usage. 

Si l’association venait à péricliter, la responsabilité reviendrait au fonds de dotation de confier l’usage du lieu à une association vouée à la diffusion d’œuvres rares, si possible autogestionnaire et qui pratique une tarification solidaire, afin d’assurer la pérennité cinématographique de La Clef. Autant de principes, inscrits dans nos statuts, que le bail emphytéotique ne permettrait pas de garantir en cas de rupture. Dans le modèle que nous avons choisi, la garantie n’est pas à l’endroit du locataire mais à l’endroit du propriétaire.

Vous avez évoqué Terre de Lien, le Clip, la Foncière Antidote, autant de solidarités contemporaines que vous avez pu nouer. Est-ce qu’au fil de vos recherches vous avez rencontré des inspirations plus anciennes ?

C. F. : Ces liens sont le produit d’une communauté de lutte très actuelle, issue de la ZAD et d’autres mouvements du milieu squat. Nous avons aussi regardé ce qui avait lieu à l’étranger, toujours dans la période contemporaine, comme l’Asilo en Italie qui ont obtenu une convention d’usage avec la mairie, qui tient. 

Notre notaire nous a également parlé des communaux, qui existent encore en France et qui sont des héritages de la paysannerie médiévale. Ce sont des champs, surtout en montagne, laissés à la libre utilisation. Mais nous manquions d’exemple d’initiatives similaires dans le cadre urbain. Il y a beaucoup d’exemples concernant la sauvegarde de terrains dans les espaces naturels et ruraux, mais en ville, La Clef constitue un exemple assez inédit – hormis les lieux du Clip ou la Déviation à Marseille. 

Le fait d’être un cinéma, par rapport aux territoires ruraux et aux logements, change-t-il quelque chose ?

A. B. : Sur la propriété du bâti, le fait d’être un cinéma ne change rien, ou plutôt, cela nous a aidé·es dans la médiatisation de la lutte et le grand mouvement de solidarité de la profession et du public.

C. F. : L’envers de la médiatisation a pu apparaître dans les discussions avec le Clip. C’est l’un de ses initiateurs qui a rejoint le fonds de dotation à titre individuel, mais pas l’association tout entière. Car bien que nous soyons sur la même ligne philosophique, l’écart en termes de montants (leur achat le plus important était de 200 000 euros là où le bâtiment en coûte trois millions) leur a fait craindre un déséquilibre structurel de nature à mettre en péril le Clip et l’exposition médiatique, voire une récupération par des promoteurs peu scrupuleux ou une attention accrue des pouvoirs publics. 

Le Clip a pour modèle le Miethäuser Syndikat allemand, pionnier en matière de propriété d’usage, qui regroupe deux cents lieux, ce qui finit par poser des problèmes : l’association ne parvient plus à se réunir, les liens ne sont plus organiques. 

A. B. : L’horizontalité suppose de trouver la bonne échelle. Le Groupe SOS et ses centaines de lieux n’a pas ce type de problème du fait d’une gestion hiérarchique de ses actifs. 

C. F. : Oui, la propriété d’usage est indissociable de l’échelle à laquelle on opère. Je crois qu’on ne pourrait pas reproduire ce modèle à très grande échelle ou avec un grand nombre de biens. J’ai l’impression qu’un modèle d’îlots est en train d’émerger avec toutes ces expériences de propriété d’usage.

Vous diriez alors que ces luttes victorieuses en matière de propriété dessinent plutôt une solution en archipel qu’un horizon commun et reproductible à grande échelle par la législation ?

C. F. : Cette question a justement été soulevée lors des Rencontres à la Gaîté Lyrique, or justement les frustrations qui se sont exprimées quant au désir de transformer tout le système ont reçu comme réponse : « Il y a urgence ». Les deux ne sont pas incompatibles, il est possible de lutter pour inscrire les communs dans la loi, mais aujourd’hui, la répression devient telle – il suffit de voir la loi anti-squat votée en 2023, dite « loi Kasbarian » – qu’on n’a pas le temps d’attendre que la législation change. Il faut donc créer des espaces communs à partir desquels monter en généralité.

A. B. : Il y a urgence à expérimenter et à prouver par l’expérience que ça fonctionne. 

C. F. : Surtout que nous avons connu les deux : un collectif d’occupation puis un collectif hors les murs depuis deux ans. Nous nous rendons compte de toutes les synergies de pensée, d’envies de faire ensemble, que peut créer le fait de partager un espace et qui demandent beaucoup plus d’énergie pour être maintenues sans lieu – lorsque l’information circule moins, quand des réseaux affinitaires entrent en jeu et quand le partage des tâches se déséquilibre. 

Comment situez-vous La Clef au sein de la réflexion globale sur le cinéma militant ? Il existe déjà une longue tradition des formes filmiques militantes, mais aussi des réflexions critiques sur la pratique même de la séance, qui discutent notamment la façon doivent se tenir les discussions autour de la projection, afin de rompre avec une certaine verticalité professorale trop souvent attachée à la forme « ciné-club ». La Clef apporte une nouvelle dimension à cette réflexion, en introduisant un nouveau paramètre : l’endroit même où le film est montré – et même parfois produit, comme dans le cas des films « maison », créés grâce au Studio 34. Comment communiquent ces différentes échelles militantes : celle de l’image, celle de la séance et celle du lieu de projection ?

A. B. : Je pense que ces questions se nouent dans la notion de collectif. L’an passé, nous avions organisé un atelier de deux jours consacré au fait de « filmer en collectif » : cette année le thème sera « programmer en collectif » avec des films, comme L’Usine de rien (Pedro Pinho, 2017), ou des acteur·rices invité·es qui pratiquent ces questions depuis longtemps. Plus largement, de la production des œuvres au Studio 34 jusqu’à leur projection au sein du cinéma, toutes les étapes ont lieu collectivement – y compris le fait de préparer les repas entre les séances, comme c’est le cas au Polygone Étoilé à Marseille par exemple. 

C. F. : L’accès aux lieux est important pour ça aussi : le fait d’avoir un espace permettait d’intégrer les personnes bien plus facilement au collectif. Ce que La Clef avait de très joyeux, au-delà du fait qu’il s’agissait d’un cinéma non commercial et le prix libre qui permettait à tous·tes de voir plus de films, c’était la possibilité qu’avaient les spectateur·rices de se projeter à la place de la personne qui présentait le film, ce qui change radicalement le rapport à la séance et aux images : de se sentir libre de s’imaginer partageant à son tour les images qu’on aime.

[L’entretien s’interrompt, le collectif vient de recevoir un mail de Quentin Tarantino.]

C’est aussi ce que crée le lieu : des communautés et des solidarités inattendues. Un jour, nous recevons un appel nous apprenant la venue d’une délégation zapatiste de passage à Paris, souhaitant organiser une discussion autour d’un film. Dans la journée, nous avons organisé la venue de centaines de personnes, le cinéma était plein à craquer et comme toujours dans ces situations, c’est le lieu qui prend le relais. 

Entretien mené à Paris en février 2023.