Impunity landscapes: SIBs (version française)

Rodrigo Azaola

Impunity landscapes: SIBs

Résumé 

Impunity landscapes I, SIBs est une installation vidéo et une archive des crimes commis par les banques d’importance systémique « trop grandes pour faire faillite ». Basée sur des rendus animés des graphiques prix-action de plusieurs banques, Impunity landscapes I, SIBs sert de scène spéculative pour explorer la visualisation de la fraude et de la malversation financière : les expressions esthétiques d’une irrationalité économique dans laquelle le crime est déjà « tarifé ».

Mots-clés 

installation vidéo, finance, crime, archives, cryptomonnaies

Référence électronique pour citer cet article

Rodrigo Azaola, « Impunity landscapes: SIBs (version française) « , Images secondes [En ligne], 04 | 2024. URL : http://imagessecondes.fr/index.php/2024/12/impunity-landscapes-sibs-version-francaise/

≡ Version pdf à télécharger


Lien vidéo

Rodrigo Azaola, SIBs, 2019-2023. Vidéo numérique, sonore, en couleur, 11min, en collaboration avec Bernando Hernández (montage) et Sabiwa (son).

Après avoir achevé mon œuvre vidéo A Little Better (2018), axée sur l’imagerie visuelle des échanges de cryptomonnaies sur les plateformes de messagerie instantanée, et qui avait pour toile de fond la fin du système de Bretton Woods en 1973 et le lancement du réseau Bitcoin, je me suis alors intéressé au rôle des banques centrales pour la souveraineté monétaire des états.

À cette époque, je vivais à Sydney. C’est là que j’ai appris l’existence de la Royal Commission into Misconduct in the Banking, Superannuation, and Financial Services Industry (ou Commission royale d’enquête sur les fautes commises dans le secteur des banques, des pensions de retraite et des services financiers). Il s’agit d’une commission enquêtant de manière approfondie sur les équilibres réglementaires du secteur bancaire australien. J’ai assisté à certaines audiences publiques et j’ai été stupéfait par l’effronterie et le mépris des banques à l’égard de leurs clients. C’est alors que j’ai commencé à m’intéresser à ce que tout le monde s’attendrait à voir comme un comportement isolé de la part des institutions bancaires, mais qui en réalité se produisait plus qu’à l’accoutumée, qui plus est avec une coordination et une reconnaissance totales au sein des bureaucraties bancaires.

Tous ces actes prédateurs, du blanchiment d’argent pour les cartels de drogue à la fraude pure et simple par le biais de prêts immobiliers et de systèmes d’épargne-retraite, ne sont bien sûr pas propres à l’Australie. Ces mêmes années, le scandale de la Danske Bank a éclaté dans l’un des pays d’Europe supposés les moins corrompus – le Danemark. J’ai alors décidé de commencer à recueillir des informations sur les actes prédateurs et criminels commis par les banques, en me concentrant plus particulièrement sur celles qui sont considérées comme des banques d’importance systémique (Systemically Important Banks ou SIBs) en raison de leur taille et de leur interconnexion au sein de l’économie mondiale.

J’ai alors collecté un grand nombre d’informations à partir de sources ouvertes spécialisées : bulletins d’information, rapports sur le secteur bancaire, résumés de plusieurs organisations, telles que des ONG, des médias financiers ou des organismes de réglementation. J’ai dû mettre au point une méthode pour vérifier minutieusement toutes ces sources par le biais d’alertes électroniques, d’agrégation automatisée de dépêches, d’alertes par mots clés et de vérification manuelle d’une cinquantaine de sites web différents. Il s’agissait d’une tentative d’OSINT (Open-Source Intelligence ou Renseignement d’origine source ouverte) financier, qui s’est avérée d’autant plus facile à mener que les informations étaient données de manière totalement décomplexée, si bien qu’elles ne nécessitaient pas trop d’éditorialisation. Certaines d’entre elles se lisent presque comme de la fiction. L’audace et le mépris de la loi, sans parler du mépris des utilisateurs finaux de ces produits, étaient transparents, tout comme l’insouciance des bureaucrates des banques et des responsables financiers à trouver des moyens de contourner la loi. En ce sens, les archives étaient déjà écrites et il ne manquait plus que quelqu’un pour les rassembler.

J’ai décidé que les archives devaient être permanentes et hors de portée de quiconque, même de moi. Après avoir recherché différentes blockchains dans lesquelles je pourrais stocker les archives, j’ai opté pour Ethereum, la deuxième cryptomonnaie la plus utilisée (avec plus d’un demi-million de transactions par jour) après le bitcoin. L’Ethereum permettra aux archives d’être accessibles tant que la blockchain sera utilisée, ce qui sera probablement le cas bien après ma mort. Par ailleurs, j’ai particulièrement apprécié la transparence de la technologie blockchain, qui s’oppose à l’opacité et à la sournoiserie des banques traditionnelles.

Les transactions Ethereum m’ont permis d’insérer ces articles de presse (un titre et quelques paragraphes) sous la forme d’une chaîne de données hexadécimales horodatées. J’ai commencé l’archive le 18 janvier 2019 et l’ai terminée exactement un an plus tard. Il y a 66 entrées d’archives, accessibles publiquement à tout moment, stockées dans une blockchain sécurisée et décentralisée qui ne permettra pas aux enregistrements d’être supprimés ou modifiés. Parmi les actes criminels ou frauduleux enregistrés, on trouve des accusations de facturation de services à des personnes décédées, de blanchiment d’argent, de manipulation des marchés des obligations d’État, de dissimulation de pertes massives, de violation des lois sur le financement de la lutte contre le terrorisme, de facilitation de transactions liées à l’exploitation sexuelle des enfants, et bien d’autres encore.

Figure 1. Crédit image : Still, Impunity Landscapes: SIBs, 2019-2023, Rodrigo Azaola.

L’un des aspects les plus frappants de la finance prédatrice est que, malgré la gravité des crimes et des abus, leur impact sur le comportement des banques est minime. En effet, comme je l’affirme, le crime semble être toléré parce que les sanctions monétaires ou réglementaires font partie de l’ordre opérationnel des affaires pour les institutions financières. Bien évidemment, des dizaines d’avocats se battront contre les accusations portées par les tribunaux nationaux ou les organismes de réglementation. Comme c’est encore le cas aujourd’hui, les sanctions pécuniaires infligées aux banques sont minimes par rapport aux dommages qu’elles ont infligés ou aux bénéfices qu’elles ont accumulés.

Cette inévitabilité, normalisée dans le récit « too big to fail », ne fait que démontrer les fondements irrationnels de l’économie mondiale. Elle trouve sa meilleure expression dans le comportement des cours des actions bancaires, qui perçoivent à peine les changements à la baisse lorsqu’elles sont confrontées à des scandales ou à des limitations réglementaires. On pourrait également affirmer que ce type de corruption est tellement enchevêtré dans le système financier mondial qu’il est devenu non pas une anomalie, mais une règle opérationnelle.

Avec cette idée en tête, le même jour où j’ai mis en ligne les rapports financiers, j’ai également manipulé le graphique de l’évolution des prix avec le logiciel de trading de la banque concernée jusqu’à le rendre illisible et inopérationnel pour des activités financières. La finance existe dans un présent intemporel. Des téraoctets d’informations sont produits automatiquement chaque seconde, laissant derrière eux un passé flou et inexpliqué, sans aucune perspective d’avenir. Comme le rappelle chaque gestionnaire de portefeuille financier, « les performances passées ne préjugent pas des résultats futurs ».

Subvertir cette caractéristique éphémère de l’information financière en réalisant une œuvre d’art utilisant les mêmes outils (indicateurs, scripts et modèles) destinés au trading et à la spéculation semblait tout à fait approprié pour signaler l’antagonisme entre l’opacité et la labilité des banques d’une part, et de l’autre la transparence et la permanence de la technologie blockchain.

Figure 2. Graphique de l’évolution des cours de HSBC, 23 août 2019. « Un ex-banquier suisse de HSBC plaide coupable dans une affaire fiscale française de 1,8 milliard de dollars ». Extrait de Landscape of Impunity : SIBs, 2019-2023, Rodrigo Azaola.

Tous ces graphiques ont été assemblés dans une œuvre vidéo, conçue comme une sorte d’arène spéculative pour explorer la visualisation de la fraude et de la malversation financière. Le développement de l’œuvre vidéo est parti de l’idée de recréer esthétiquement des graphiques de trading. Ceux-ci imiteraient-ils les échéances et les scripts des logiciels de trading ? Ou bien seraient-ils simplement dépouillés de toute ressemblance financière ? En collaboration avec le monteur et animateur Bernardo Hernández, différentes prises de vue ont été testées, certaines statiques, d’autres sensibles au son ou au code. Bien entendu, le projet n’ayant pas pour but d’imiter la vie réelle, des libertés ont été prises pour peaufiner et jouer avec la visualisation, dans le but de créer une allégorie des flux financiers spéculatifs, faite de profit et de corruption. 

Au fur et à mesure que les premiers prototypes avançaient, j’ai commencé à collaborer avec Sabiwa, artiste sonore taïwanais basé à Berlin. Alors que le travail se développait et que nous discutions des divers chemins possibles, un paysage sonore assez précis s’est dessiné par rapport aux visualisations. Dès le début, j’ai eu quelques idées de textures (randomisation, mais aussi motifs) et de couches (bruits de bureaux ou de banques, etc.) qui pouvaient être incorporées, et à mesure que la version finale de la vidéo mûrissait, le son a été entrelacé avec le codage de l’animation.

L’œuvre a été présentée pour la première fois dans l’exposition Uncool Memories #2 au Théâtre d’Orléans du 22 octobre au 10 décembre 2020, dans le cadre du programme Blockchain in Media de l’École Supérieure d’Art et de Design d’Orléans. À cette occasion, Aude Launay, commissaire de l’exposition, a écrit : « SIBs utilise la technologie blockchain littéralement pour son objectif initial, c’est-à-dire l’enregistrement d’informations dans une base de données publique. SIB signifie Systemically Important Banks (banques d’importance systémique), ces institutions financières dont la faillite hypothétique affecterait nécessairement l’économie mondiale ; SIBs est donc la documentation d’une année d’activité criminelle de ces banques, archivée sur la blockchain Ethereum. SIB’s se démarque de l’amalgame entre spéculation financière et blockchain véhiculé par les médias de masse en remontant aux sources de cette technologie. Reflétant dans sa forme même l’opacité en pleine lumière de ces malversations en les gravant en clair dans le marbre numérique qui les recouvre ensuite d’une couche cryptographique – facilement désactivable pour permettre leur lecture par l’œil humain – SIB’s est avant tout un hommage à la scène originaire des blockchains : un clin d’œil au bloc de genèse de la première blockchain dans lequel son créateur Satoshi Nakamoto a inscrit le titre du Times du jour (3 janvier 2009), en annonçant le renflouement des banques par le gouvernement britannique alors que la crise faisait rage. Bien que Nakamoto n’ait jamais expliqué son geste, beaucoup l’ont interprété comme une référence aux raisons pour lesquelles il développait le bitcoin : éliminer les banques et les intermédiaires qu’il considérait comme corrompus et peu fiables en créant une monnaie peer-to-peer ».

Figure 3. Vue de l’exposition, Impunity Landcapes: SIBs, 2019-2023, Rodrigo Azaola, Zentrum für Kunst und Urbanistik, Berlin.


Rodrigo Azaola

Le travail de Rodrigo Azaola est une recherche en cours sur les structures financières et leurs répercussions factuelles sur les lignes de temps et les entités biologiques. Parmi ses projets récents, citons Impunity Landscapes, Casa del Lago, Mexico (janvier 2025, à venir) ; Game liquidity-Kaugummi im Motherboard, Erratum Galerie, Berlin (décembre 2024, à venir) ; Debt Architecture, Zentrum für Kunst und Urbanistik, Berlin ; Microtransactiones (MoneyLab #13), NeMe Arts Center, Limassol ; Tremor (Systèmes de circulation), La Chaufferie, Montréal (2023).