De la spéculation sur la valeur de l’étain (version française)

Riar Rizaldi

De la spéculation sur la valeur de l’étain

Résumé 

Ce projet examine l’interconnexion existant entre l’extraction de l’étain, le développement technologique et des économies du monde entier du point de vue de l’île de Bangka, en Indonésie – l’un des plus grands producteurs d’étain au monde. L’étain, crucial pour l’électronique, devient abstrait à travers la marchandisation et la spéculation financière, le déconnectant de ses origines écologiques et sociales. Au moyen de recherches de terrain, d’un essai vidéo et d’une critique inspirée de Marx, cette œuvre explore le travail, la valeur et le temps, et révèle la complicité des dispositifs visuels numériques avec les économies extractives et le déséquilibre écologique.

Mots-clés 

extractivisme, financiarisation, matérialité, théorie de la valeur du travail, essai vidéo

Référence électronique pour citer cet article

Riar Rizaldi, « De la spéculation sur la valeur de l’étain (version française) », Images secondes [En ligne], 04 | 2024. URL : http://imagessecondes.fr/index.php/2024/12/de-la-speculation-sur-la-valeur-de-letain-version-francaise/

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Introduction

Lorsqu’on utilise un dispositif technologique fondé sur l’utilisation d’un écran, autrement dit, un dérivé du cinéma, on ignore bien souvent les matériaux qui le composent. Cette technologie médiatique est produite en masse grâce à une série d’opérations – des processus qui impliquent une transformation matérielle : extraction minière, travail manuel, manufacture, acheminement, etc. La plupart des dispositifs écraniques, sinon tous, reposent sur des soudures à l’étain, composant fondamental employé comme conducteur pour le courant électrique et le traitement des données. Un tiers des stocks mondiaux d’étain est extrait en Indonésie, aussi bien à petite échelle par des mineurs artisanaux que par une société détenue par l’État, sur une île située dans la partie occidentale de l’archipel : l’île de Bangka. L’Indonésie n’occupe que la deuxième place des producteurs mondiaux d’étain, derrière la Chine. Cependant, l’étain de Bangka est d’abord voué à l’exportation, là où l’étain chinois est principalement utilisé à des fins domestiques. 

À notre époque, aux yeux de l’humanité, l’étain de Bangka est devenu synonyme de marchandise dotée d’une valeur monétaire, de ressource exploitable. L’étain voyage à travers le monde, se métamorphosant à chaque étape – passant de minéral scellé dans les profondeurs géologiques à lingots destinés à être fondus, avant d’être finalement utilisé comme soudure visant à connecter les composants électroniques qui créent notre subjectivité technologique et notre expérience cinématique mobile. La soudure façonne le progrès technologique. Ainsi, tandis que la boîte de conserve continue de symboliser notre développement culturel et technique moderne, ces technologies en constante mutation trouvent toujours leur origine dans l’extraction et la transformation d’un minéral qui a fini par dévaluer l’agentivité propre de l’étain à Bangka, le reléguant à l’état de matériau passif. 

La consommation globale d’étain et sa marchandisation rendent abstraite la dépendance mutuelle entre matière inorganique et êtres humains. La relation entre l’étain et l’humanité est enfermée dans une « boîte noire » – au sens où la vie de l’étain, comme géo-entité, est invisible et réduite à l’état de « fonds » aux yeux de la technologie moderne1. Aussi l’étain devient-il un produit presque notionnel – échangé, marchandisé et toujours disponible sans conséquences matérielles apparentes. Une telle approche fait des êtres humains des entités uniques, dotés d’une forme de vie qui s’en trouve « qualitativement différente de toutes les autres vies2 ». La technologie de la soudure a ainsi contribué non seulement aux transformations géologiques qui ont eu lieu sur l’île, mais aussi à l’évolution des interactions entre une matière inorganique et les êtres humains.

De nos jours, deux formes d’extraction minière sont visibles partout sur l’île de Bangka : l’extraction informelle  pratiquée par des individus et de petits groupes (penambang inkonvensional), et l’extraction industrielle effectuée par l’entreprise d’État PT. Timah. « Extraction informelle  » est la terminologie employée pour décrire l’exploitation minière locale, artisanale et à petite échelle, qui s’est développée depuis les années 20003. Cette dichotomie du travail et des procédés d’extraction est corrélée à deux visions du monde différentes. L’artisanal relève de la ruralité, là où l’industriel est associé à une approche plus urbaine ; le premier est réalisé à la main tandis que le second fait appel à des machines ; l’un évoque un savoir-faire traditionnel, l’autre, le progrès. L’extraction informelle est liée à ce qu’on appelle les sociétés « primitives » tandis que l’extraction industrielle répond aux besoins d’une société industrielle globalisée. Dans le Bangka contemporain, pourtant, les deux faces de cette dichotomie s’interpénètrent. Seuls les moyens de production sont différents. Pris dans leur ensemble, les modes de distribution et la consommation demeurent fondés sur une société industrielle de masse. 

Effectuer l’étude matérialiste d’une matière première nécessite de développer une méthodologie de recherche originale, qui permette de collecter des données éparses. Une recherche de terrain paraît nécessaire en complément d’une réflexion théorique. La situation écologique de Bangka, couverte de sites miniers, m’a convaincu d’aller sur le terrain pour éprouver les interactions entre les humains, le paysage et la matière première. À la suite de cette observation directe, fondée sur mes sensations et un savoir immédiat, j’ai pu effectuer un retour conceptuel sur mon expérience. 

En réalisant mon étude de terrain sur l’île, j’ai rencontré plusieurs mineurs informels qui m’ont expliqué avoir débuté leurs activités d’extraction pour des raisons de survie, lorsqu’ils ont compris la valeur de l’étain. Au début des années 2000, au moment où nombreux étaient ceux qui commençaient à travailler comme mineurs, le prix de l’étain était à son plus haut sur le marché des métaux. Ma réflexion sur la valeur s’est déployée quand j’ai découvert que l’étain en tant que tel n’avait pratiquement aucune valeur d’usage pour les mineurs hors de sa valeur d’échange – hormis la vaisselle en étain, les vieilles radios, et les télévisions cathodiques, ces mineurs ne possèdent ni n’utilisent aucune technologie reposant sur les soudures à l’étain. La majorité d’entre eux n’ont même pas de smartphone ou d’ordinateur, sans parler d’expérience cinématographique sur des dispositifs écraniques. Quand j’ai discuté de la valeur de l’étain avec les mineurs, ils m’ont simplement répondu que l’étain n’est un matériau de valeur que lorsqu’il circule sur le marché.

Financiarisation de l’étain

Le matériau lui-même peut évoluer en fonction de la vie sociale qui lui est associée. Quand Marx aborde le concept de valeur dans le premier volume du Capital, il compare l’acide butanoïque et le formiate de propyl, tous deux composés de la même quantité du même composé chimique, mais se manifestant différemment sur le plan physique. Dans Liquid Crystal, Esther Leslie explique qu’à cette époque, Marx ignorait que les atomes s’agençaient différemment dans ces deux composés, raison pour laquelle, bien que chimiquement identiques, leurs formes physiques sont distinctes – l’un étant très huileux, incolore et malodorant, tandis que l’agréable fragrance de l’autre est souvent employée en parfumerie4. Quantitativement, leurs formules chimiques sont les mêmes, mais ces éléments divergent qualitativement. Dans ce cas de figure, une différence qualitative ou une similarité quantitative sont les variables qui permettent de déterminer la valeur d’un matériau. Marx fait appel à cette analogie chimique pour expliquer notre estimation du prix des matériaux et la façon dont nous pouvons disposer d’eux comme un outil analytique pour observer le monde social.

Dans le premier volume du Capital, la comparaison entre acide butanoïque et formiate de propyl étaye une analyse des mesures de la valeur recoupant  marchandises et  travail. Pour Marx, au sein du mode capitaliste de production, déterminer une méthode de comparaison entre les objets est nécessaire pour fonder un  principe d’échange. C’est la valeur qui est utilisée comme méthode de mesure. Or, un matériau ne peut pas être jugé selon une seule perspective, qu’il s’agisse de son utilité, de sa valeur d’usage ou de sa valeur d’échange – il devrait plutôt être considéré en fonction de son mode de conception, ce qui lui conférerait une valeur évolutive. Pour Marx, chaque objet doté d’une valeur d’usage contient une particularité, et chaque marchandise contient son propre travail abstrait. Néanmoins, je considère de mon côté que les singularités qui déterminent la vie sociale d’un matériau devraient être examinées afin d’y trouver des potentialités alternatives, quels que soient la valeur d’usage de ce dernier ou le travail abstrait qu’il contient.

La commensurabilité entre les matériaux est déterminée par le travail requis pour produire une marchandise – ce qui inclut le travail agricole, celui du capital social, etc. Si l’on met momentanément de côté l’automatisation de l’extraction à grande échelle, la production d’étain devrait exiger un prix plus élevé que celui actuellement dicté par le marché. D’un côté, en considérant les multiples formes de travail-pouvoir et de travail-temps nécessaires à la production d’une once de minerai d’étain, une théorie de la valeur fondée sur le travail devrait considérer le travail des mineurs informels comme la majeure partie des coûts de production.

D’un autre côté, une théorie de la valeur fondée sur l’utilité conçoit la valeur comme une qualité externe au matériau, déterminée par l’évaluation des consommateur·rices. En d’autres termes, la matérialité de l’étain s’évanouit dès lors que sa valeur est fixée par une estimation subjective liée à sa consommation et à sa circulation. Cette approche est encore complexifiée par un  développement technologique fondé sur l’obsolescence programmée comme mode de consommation. De plus, l’acte d’extraire de vastes réserves fossiles d’étain accroît la valeur de ce matériau sur le marché. Quand nous consommons des technologies écraniques, nous ignorons donc progressivement la réalité de l’extraction : la valeur socioculturelle de l’étain se perd et celui-ci finit par disparaître sur le plan de sa valeur d’utilité.

Quand l’étain perd en matérialité et se transforme en objet de spéculation, il se transforme en pur échange. Il devient un dérivatif financier, métamorphosé en donnée pour opérations financières5. Ironiquement, de telles opérations financières s’accomplissent automatiquement en utilisant des algorithmes de trading haute-fréquence mis en œuvre par des superordinateurs qui nécessitent eux-aussi l’extraction de minéraux. La spéculation financière façonne l’étain comme matériau sur le marché financier global et la pratique de l’extractivisme se donne elle-même à voir comme une « datafication » pour reprendre les termes de Cubitt. La théorie de la valeur fondée sur l’utilité dessine l’économie comme un champ indissociable des services financiers (l’échange d’actions), exclu de l’économie réelle (la production et l’échange de marchandises sous la forme de biens et de services). Il existe un préjugé absurde selon lequel connaître les tenants et aboutissants des marchés financiers reviendrait à connaître l’économie d’un État dans son ensemble. Cette approche va de pair avec l’abstraction grandissante des échanges. Si, par le passé, échange signifiait systématiquement échange de marchandises résultant de la production et du travail, ce terme n’est désormais plus lié aux marchandises mais plutôt à l’échange de perspectives d’échange – c’est ce qui a vu le jour avec le marché des produits dérivés financiers.

Nitzan et Bichler expliquaient, en se fondant sur Hume, que cette économie dérivative est construite sur la polarisation de l’économie et de la politique dans l’économie néoclassique :

Les Néoclassiques séparent la vie économique entre domaine “réel” et domaine “nominal”. La sphère réelle est première, la sphère nominale est seconde. La sphère réelle désigne le lieu où se déroulent la production et la consommation et où sont déterminés les prix relatifs ainsi que la distribution. La sphère nominale est le domaine de la monnaie et des prix absolus qui tous deux facilitent et reflètent les entrées et sorties de l’économie réelle.6

En dehors de la dichotomie économique entre réel et nominal, la financiarisation n’est pas issue d’une formation de la valeur dans la matérialité et les relations sociales. Bien que la financiarisation joue de façon inventive avec la spéculation, cette créativité est uniquement fondée sur l’intérêt à accumuler du capital. À ce titre, la différence majeure entre la spéculation financière et la spéculation sur des valeurs alternatives, telle que je la propose, réside dans le fait que la création de valeur financière est construite par une petite partie du groupe qui administre le pouvoir et le capital, et non comme un ordre social consenti à tous les niveaux d’une communauté.

La guerre mondiale sur les prix de l’étain a commencé au moment de la financiarisation de l’économie. Le marché financier a commencé à être utilisé comme base à partir de laquelle déterminer la valeur de toutes les marchandises. La propriété et la privatisation des mines d’étain ont provoqué des attentes en matière de valeur et de gains à venir. Ces attentes ont été répercutées sur les marchés pour être artificiellement manipulées, jusqu’à devenir déterminantes dans la fixation du prix de l’étain. Celui-ci a dès lors été utilisé comme matériau spéculatif et prospectif – en vue de bénéfices qui ne seraient peut-être jamais redistribués aux mineurs qui avaient pourtant participé au traitement de l’étain en vue de sa circulation globale. Au-delà des déterminations de la valeur par des unités de mesure telles que le travail utile ou abstrait, c’est un « capital fictif » – tel que décrit par Marx pour penser le rôle des actifs financiers – au sein du marché de l’industrie minière qui joue un rôle majeur dans l’évolution sociale et géophysique de l’île de Bangka.

Production de l’étain et temps

L’extraction de l’étain à Bangka ne peut pas être considérée comme une problématique locale et déconnectée. Elle est reliée à un réseau complexe d’échanges commerciaux mondiaux, elle repose sur l’estimation universelle des matériaux et elle questionne la notion de croissance, tout comme celle de progrès, en tant que fin économique propre. En provoquant d’interminables discussions avec les acteurs de l’industrie minière, ma cartographie des sites d’extraction a démontré que les enjeux écologiques et sociologiques de l’île étaient liés à des problèmes structurels et mondiaux. L’un des résultats importants de cette enquête, c’est donc une meilleure  compréhension du développement industriel de l’île. Cette industrialisation s’avère multipolaire, elle recouvre aussi bien la création artificielle des prix de l’étain que des expérimentations géochimiques à l’échelle planétaire – qui seront à leur tour implémentées dans de nouvelles technologies d’extraction minière.

Durant ma recherche de terrain menée sur un site minier de Bangka, j’ai rencontré plusieurs mineurs informels, et nous avons discuté de la quantité d’étain qu’ils pouvaient extraire en une journée. Un mineur avec lequel je parlais m’a fait part d’un argument qui allait à l’encontre des affirmations scientifiques concernant l’épuisement de l’étain. Tandis qu’il m’accompagnait, durant une longue marche d’une heure et demie dans le centre de Bangka en février 2019, Amri m’a expliqué que, selon lui, les réserves d’étain allaient continuer de s’accroître au fil du temps car la croûte terrestre ne cessait d’en produire. Pour lui, l’étain, comme la vie organique, se reproduisait indéfiniment. Amri prêtait à la terre, fût-elle un objet inorganique, la faculté, pourtant associée exclusivement aux êtres vivants, de reproduction. Son argument met en œuvre une conception alternative des cycles de production et de consommation entre les humains et la nature. L’implication de l’être humain dans les cycles de production terrestres résonne avec les approches néo-matérialistes qui remettent en cause la dichotomie entre nature et culture, ainsi que la distinction entre organique et inorganique. Toutefois, pour éviter les pièges dépolitisants d’un monisme dans lequel la nature et les humains formeraient une unique entité métabolique, il faut aussi analyser comment l’intervention humaine dans les processus de production naturels a réduit la terre à la fonction de productrice. Cette forme d’aliénation n’affecte pas seulement ontologiquement la terre, mais aussi les humains qui y travaillent. 

Lors de ma rencontre avec Amri, l’idée selon laquelle une chose doit être une matière organique – organisée et croissante – afin d’être qualifiée d’être vivant pose la question de l’organisation de la vie elle-même. Selon Amri, si la terre peut être considérée comme un être vivant, alors les êtres humains portent la responsabilité morale de l’extraction. Pour lui, cette responsabilité morale manque à l’économie extractive actuelle. Suivant son éthique de la relation entre les humains et l’étain, les humains pourraient considérer l’étain comme quelque chose de plus qu’un simple objet à extraire. L’étain pourrait aussi être vu, de la même manière que la terre, comme un être vivant, au même titre que les humains, et leur relation pourrait être fondée sur une forme d’affection voire d’attachement émotionnel. 

L’idée que se fait Amri d’un tel consensus moral illustre le fait que le lien entre les humains et les minéraux à Bangka n’est actuellement pas fondé sur l’intimité, la conscience des relations sociales, ou « le cadeau de la vie ». La relation extractive aux minéraux implique un état dans lequel les minéraux sont considérés comme des objets détachés de toute histoire sociopolitique et culturelle. Théoriquement, la production et la reproduction des minéraux par la terre pourrait être infinie. Mais le rythme de la minéralisation pourrait ne pas correspondre à l’accélération du minage à Bangka, du fait d’une vitesse et une conscience technologique en constante évolution. Par conséquent, au moins temporairement, il n’existe pas d’équilibre entre l’extraction et la production. L’extraction n’accorde à la terre aucun temps pour respirer. Or, les mineurs participent inévitablement à l’économie extractive, faute de choix. La rémunération du travail telle qu’elle a cours les oblige à épouser des métiers relatifs à l’exploitation minière pour survivre.

Tandis que nous observions la transformation accélérée du paysage minier, Amri et moi voyions à quel point l’industrialisation ne saurait être accomplie seulement par de gros acteurs miniers tels qu’une entreprise d’État. Les minéraux présents dans les surfaces terrestres et océaniques sont le fruit de processus de formation naturels, à la fois géologiques et hydrologiques. Les êtres humains, à travers une série de méthodes industrielles, participent de ces processus géologiques par d’autres procédés, quant à eux mécaniquement déterminés. Le résultat prend la forme d’un processus vertical, fondé sur la maîtrise et le savoir que le processus naturel est plus lent que le processus mécanique. Ainsi, il existe en hiatus temporel entre l’extraction humaine des minéraux de la terre, et le procédé terrestre de minéralisation. 

Dès lors, je postule qu’une approche du temps est nécessaire pour penser toute relation alternative entre les humains et la terre. Si le rythme de production de la terre n’est pas commensurable à l’accélération humaine des activités extractives et de la production de moyens de communication technologiques, alors un surplus de matériaux retournera à la terre plus vite que la terre ne peut produire de nouveaux minéraux. Suivant la pensée d’Amri, ce que l’extraction a de plus problématique, en particulier à Bangka, tient  à la temporalité. Pour lui, une relation alternative entre les humains et la terre peut s’établir sur l’île en prenant en considération le déséquilibre dans la distribution du temps. Il fait référence aux pratiques d’extraction antérieures à l’industrialisation de masse, quand l’extraction était effectuée au même rythme que le processus de minéralisation terrestre. Dans ce cadre, le développement et la croissance s’ajustent à la production naturelle de minéraux. 

Au cours de ma conversation avec Amri, nous en sommes arrivés à une idée. Je lui parlais du potentiel de la décroissance comme manière de configurer le métabolisme social, en particulier en matière de consommation. Le modèle productif du développement économique contraint les mineurs à être les complices de l’industrie extractive. Dans l’Indonésie d’après l’indépendance, le paradigme productiviste et le mythe du développementalisme qui l’accompagnait sont devenus les mantras d’une croissance économique rapide. L’explosion de l’extraction minière dans les zones riches en ressources telles que Bangka fournit la preuve d’une croissance exponentielle, mais la demande de ce minerai n’est pas alignée sur un mode soutenable de progrès technologique. La croissance a fini par faire partie d’un lent processus de violence infligée non seulement aux habitant⋅es de Bangka mais aussi au paysage et à l’état géophysique de l’île. Les tenant⋅es de la décroissance critiquent les modes de consommation reposant uniquement sur des besoins tertiaires, liés au développement technologique.

L’extraction de l’étain comme genre processuel

Comme réponse à la question du temps qui ne cesse de s’imposer dans la réflexion sur la valeur de l’étain à Bangka, j’ai exploré une autre méthode pour repenser l’idée du temps et de la valeur. Au moyen d’une investigation fondée sur la pratique artistique et à l’aide d’une technologie cinématique, j’ai développé un langage visuel à même d’en permettre l’observation.

Trouvant sa source dans ma conversation sur le travail et le temps avec Amri, cet essai vidéo représente la notion de durée nécessaire au mineur non-conventionnel pour extraire assez d’étain pour faire fonctionner le dispositif écranique mobile le plus répandu au monde : un iPhone. En tant qu’appareil ubiquitaire que nous rencontrons au quotidien, les iPhones sont utilisés ici pour observer la relation intime qui existe entre les technologies médiatiques dotées d’écrans et l’extraction de l’étain à Bangka. Apple est l’un des plus grands consommateurs d’étain produit à Bangka7. Malheureusement, Apple ne rend pas publiques les quantités officielles d’étain utilisées dans la fabrication d’un téléphone. Toutefois, Brian Merchant, dans The One Device: A People’s History of the iPhone, révèle que des consultants miniers de la compagnie 911 Metallurgist ont estimé qu’un iPhone (à partir du sixième modèle) contient 0,66 grammes d’étain8.

Selon un mineur non-conventionnel tel qu’Amri, et à partir de notre expérience sur le temps et le minage, approximativement 50 grammes de pur minerai brut d’étain peuvent être extraits par jour du site de Sungailiat abandonné par PT. Timah où il travaille. Considérant une journée de travail entre 14 et 16 heures (d’après les horaires d’Amri), obtenir 0,66 grammes d’étain lui demanderait de creuser pendant environ 21 minutes. Le calcul du temps est fondé sur le langage cinématographique médié par la caméra que j’ai utilisé pour enregistrer les activités minières – qui capture 24 images par seconde. 

Les mécanismes du cinéma et du temps constituent également le fondement à partir duquel bâtir une pensée du travail et des images en mouvement en termes de production matérielle. Penser le temps à travers des conceptions cinématographico-technologiques du temps devient un moyen adéquat pour exposer la théorie de la valeur fondée sur le travail. Cette relation entre le travail et le cinéma est aussi interrogée de manière critique dans la théorie du genre processuel, bien que celle-ci n’explore pas les relations des images en mouvement et du travail à la matérialité. Comme l’écrit la théoricienne du cinéma et des média Salome Aguilera Skvirsky :

Le genre processuel [process genre] est caractérisé par une façon spécifique d’organiser la représentation des processus. Les processus représentés sont typiquement, bien que pas systématiquement, des processus de production, et sont avant tout représentés comme dotés d’une série d’étapes organisées de façon séquentielle avec un début, un milieu et une fin clairement identifiés9.

Dans cette perspective, cet essai vidéo peut être considéré comme appartenant au genre processuel. Le point de départ de la théorie de Skvirsky réside dans le refus des représentations chronologiquement claires. Sans début, milieu ni fin, ce qui est représenté ici est un processus lié au temps de travail et à la quantité de marchandises qu’il produit. Le genre processuel révèle les dynamiques d’une théorie de la valeur fondée sur le travail et sa relation aux échelles et au temps. Si les outils d’extraction industrielle tels que des dragues peuvent opérer de manière hautement efficace, comme le note Amri, il n’y a pas d’équilibre entre la production d’étain par la terre et son extraction par l’industrie. Du fait du grand déséquilibre des échelles, les mineurs informels peuvent seulement se contenter d’une pratique collaborative de la survie : l’extraction lente. En plus de leurs situations précaires et marginales, les mineurs informels travaillent à des échelles et avec des technologies incommensurablement différentes de celles de l’industrie conventionnelle, les conduisant à creuser dans les débris du minage. Par conséquent, en regard des dynamiques d’échelle, de technologies et de temps de minage, leur existence se mue virtuellement en absence.

Bien que ne se déroulant pas selon une série d’étapes séquentielles et explicitement ordonnées, l’enregistrement de cet essai peut être compris comme un manuel explicatif des deux types d’extraction d’étain qui ont cours à Bangka. Tandis que Skvirsky interroge la frontière conceptuelle distinguant, au sein du genre processuel, un cinéma fondé sur des images et un autre fondé sur de la durée10, cet essai vidéo tente également d’étendre la définition du genre processuel en montrant comment la matérialité des images en mouvement prend forme en dehors des images montrées à l’écran. Le manuel explicatif que constitue cette vidéo révèle les relations entre les matériaux qui conditionnent l’image en mouvement elle-même, et ainsi la catégorisation des genres en contexte cinématographique crée ici un méta-récit de la production des images en mouvement en termes matérialistes. Le processus des images en mouvement débute dans l’extraction minière. Dès lors, la consommation des images en mouvement est une consommation de minéraux. 

Une fois que vous aurez achevé le visionnage de cet essai vidéographique, 0,66 grammes d’étain (soit autant que la quantité nécessaire à la fabrication d’un iPhone, l’appareil qui sera le plus communément utilisé pour le regarder) auront été extraits par des mineurs informels à Bangka.


Riar Rizaldi

Riar Rizaldi est artiste et cinéaste. Ses œuvres ont été présentées dans divers festivals internationaux de cinéma, ainsi qu’au Musée d’art moderne de New York (2024), à la Biennale du Whitney Museum (2024), à la Biennale de Taipei (2023), à la Biennale d’Istanbul (2023), à la Biennale d’architecture de Venise (2021), etc. Des expositions individuelles récentes et des programmes de mise en valeur de ses œuvres ont été organisés à Gasworks London (2024), Institute of Contemporary Arts (ICA) London (2024), Z33 Hasselt (2024), ainsi qu’au Centre de la photographie de Genève (2023).


  1. Martin Heidegger, « La Question de la technique », Essais et conférences [1958], trad. André Préau, Paris, Gallimard, 1980, p. 9-48, p. 30. 
  2. Jane Bennett, Vibrant Matter. A Political Ecology of Things, Durham and London, Duke University Press, 2010, p. 86, notre traduction.
  3. Eddy Nurtjahja et Fournita Agustina,“Managing the socio-economic impact of tin mining on Bangka Island, Indonesia – preparation for closure.” Mine Closure, 2015, p. 817-826.
  4. Esther Leslie, Liquid Crystals.The Science and Art of a Fluid Form, Chicago, University of Chicago Press, 2016, p. 15. 
  5. Sean Cubitt, Finite Media: Environmental Implications of Digital Technologies, Durham, Duke University Press, 2017, p. 79.
  6. Jonathan Nitzan et Shimshon Bichler, Capital as Power: A Study of Order and Creorder, Milton Park, Abingdon, Oxon, Routledge, 2009, p. 30. 
  7. Jim Edwards, “Apple’s IPhone Suppliers Use Children to Dig in Lethally Dangerous Mud Pits For Tin Ore, The BBC Alleges.” Business Insider, 18 décembre 2014, URL : https://www.businessinsider.com/secret-filming-inside-apple-factory-bbc-panorama-2014-12.
  8. Brian Merchant, The One Device. The Secret History of the iPhone, London, Bantam Press, 2017
  9. Salomé Aguilera Skvirsky, The Process Genre: Cinema and the Aesthetic of Labor, Durham, Duke University Press, 2020, p. 2.
  10. Ibid., p. 4.