Noah Teichner
Comedy Objects nº 1 : La Spéculation burlesque
Résumé
Grâce à des exemples de films, de chansons et de monologues comiques datant du krach boursier de 1929, cet essai vidéographique accompagné d’une publication démontre comment le comique et la bourse participent d’une culture médiatique commune au moment de la généralisation du cinéma parlant aux États-Unis. Ce travail est le premier chapitre de Comedy Objects, un projet qui croise la recherche en archives avec la fiction spéculative afin de penser les travailleur·ses du comique aux États-Unis pendant la Grande Dépression.
Mots-clés
comédie burlesque, music-hall, archéologie des médias, stock ticker, recherche-création
Référence électronique pour citer cet article
Noah Teichner, « Comedy Objects nº 1 : La Spéculation burlesque (version française) », Images secondes [En ligne], 04 | 2024. URL : http://imagessecondes.fr/index.php/2024/12/comedy-objects-no-1-la-speculation-burlesque-version-francaise/
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Note du Comedy Workers Group (1931)
Les travailleurs et travailleuses du comique aux États-Unis se retrouvent actuellement face à un triple changement : industriel, technologique et esthétique. Industriellement, après avoir perdu de nombreux·ses artistes à la concurrence des spectacles scéniques des salles de cinéma, les circuits de music-hall [vaudeville1] Keith-Albee et Orpheum ont été absorbés par le nouveau studio et réseau de salles RKO (Radio-Keith-Orpheum). Technologiquement, après une première période où les courts métrages sonores – avec pour modèle dominant les numéros de music-hall « en conserve » du Vitaphone – semblaient pouvoir coexister avec le long métrage muet, l’ensemble de l’industrie est progressivement devenu « 100% parlant ». Esthétiquement, les formes scéniques et cinématographiques du burlesque ont ouvert un nouveau chapitre dans leur dialogue de longue date, grâce aux possibilités du son et du langage à l’écran2. La radio, autre nouveau médium pour le travail et les performances comiques, complexifie d’autant plus cette période de transition industrielle, technologique et esthétique.
Dans le contexte actuel de récession, il est essentiel de formuler une perspective critique sur ces changements depuis notre statut d’artistes et de travailleur·ses du comique. C’est pour cette raison que nous avons créé le Comedy Workers Group et sommes en train de développer la méthode de la spéculation burlesque.
La spéculation burlesque s’empare des outils du comique pour penser le comique. Elle peut être présentée sur scène, à l’écran, au phonographe ou à la radio. Dans le « numéro analytique » pour un·e artiste qui suit, conçu pour les salles de music-hall, nous expérimentons cette méthode à travers une première étude de cas : le krach boursier de 1929. Le burlesque nous apprend que « tout ce qui monte finit par redescendre », que ce soit les corps ou les valeurs boursières. La « Nouvelle ère » de prospérité illimitée déclarée par les commentateur·ices et politiques était un gag qui attendait sa chute. Comme les récits (historiques), les gags dépendent d’un jeu d’attentes qui mène à une apogée comique. Les Années folles ont cédé la place à une Grande Dépression.
Dans ce numéro, sur une scène équipée d’un stock ticker3, un téléphone, une radio, un phonographe et un projecteur de cinéma, un·e monologuiste4 fait la démonstration de comment les « objets comiques » produits juste avant et après le krach soulignent la nature gaguesque de ce cataclysme. Ces films, disques et livres de blagues nous aident également à penser la manière dont le comique et la bourse partagent une culture du liveness à travers les médias – une culture dont participent non seulement le music-hall, la radio et le cinéma sonore, mais aussi le stock ticker.
La spéculation burlesque investit dans les futurs du comique par l’analyse de son présent. Il sonde le potentiel des objets comiques à objecter. Plutôt que de nier la capacité d’objecter au sein d’un mode de production capitaliste, nous traquons les spéculations parfois bien trop furtives menées dans ces œuvres par des artistes, concepteur·ices de gags et technicien·nes – en somme, par nos collègues travailleur·ses du comique. Et en tant que travailleur·ses du comique, nous produisons de nouveaux objets qui spéculent à leur tour avec les moyens du burlesque.
Il y a peu de chances que La Spéculation burlesque trouve une place dans le programme d’une salle commerciale de cinéma ou de music-hall. L’étroitesse d’esprit des programmateur·ices et le mantra éculé de « ce que veut le public » leur empêchent de mettre en valeur l’analyse comme divertissement. Nous recevrions également des lettres menaçantes des avocat·es de Mack Sennett Productions, de la maison de disque Victor et autres en raison de la reproduction non-autorisée de leurs produits. Si nous n’objectons pas à la mise en scène de ce numéro – le premier dans une série d’« objets comiques » scéniques, filmiques, phonographiques et radiophoniques à venir – nous reconnaissons sa forme hypothétique d’essai vidéographique. Que cet essai puisse être une spéculation sur un futur dans lequel les travailleur·ses du comique auraient plus de contrôle sur leurs moyens de production, de distribution et d’exploitation.
LIEN VIMEO
Comedy Objects
Comedy Objects croise la recherche en archives avec la fiction spéculative afin de penser les travailleur·ses du comique pendant la Grande Dépression aux États-Unis. Dans ce projet, je m’intéresse aux conditions historiques de la production du comique et à ses formes possibles d’organisation collective. Si le Comedy Workers Group au cœur du projet n’a jamais existé, ses membres s’occupent de questions politiques et artistiques ancrées dans un contexte historique documenté. Ce collectif informel de comiques, concepteur·ices de gags et technicien·nes des industries du cinéma et des médias des années 1930 cherche à répondre à la crise de la Grande Dépression dans leurs champs de travail interconnectés. Iels créent des numéros scéniques, des films, des disques de phonographe et des émissions de radio qui enquêtent sur les manières dont les objets comiques peuvent faire objection.
Comedy Objects imagine les traces des productions du Comedy Workers Group et invente des discussions entre ses membres au moyen de conférences-performances, installations, essais vidéographiques et publications. Suite à ces différents travaux, je prévois de terminer le projet avec un film-essai. Tout en analysant les sources historiques sur le travail comique, l’industrie médiatique et les débats politiques des années 1930, Comedy Objects organise des rencontres anachroniques entre les matériaux du passé et leur remise en scène dans le présent. Le Comedy Workers Groupe parle d’une voix historiquement située mais reste en dialogue avec les recherches, les médias et les activismes d’aujourd’hui.
Le stock ticker comme médium
Dans leur essai vidéographique, La Spéculation burlesque (1931), le Comedy Workers Groupe postule que le stock ticker peut être conceptualisé comme médium ; non seulement comme médium de communication, mais aussi comme médium de divertissement qui engage les sens de ses utilisateur·ices d’une manière spécifique. Le stock ticker produit une expérience sensible qui implique le toucher (le ruban qui passe entre les doigts), le son (le tick éponyme qui donne son nom à l’appareil), la vision (le flux horizontal de chiffres imprimés sur la bande de papier), la visualité (le théâtre imaginaire des transactions se déroulant entre les murs de la bourse) et une forme de temporalité qui dépend de la synchronisation, du liveness.
Non seulement le stock ticker peut-il être théorisé comme médium, il est aussi un médium représenté dans d’autres médias – un médium « remédié ». Dans son étude du capitalisme financier de la fin du XIXe siècle, Peter Knight montre comment les nouvelles et romans populaires de l’époque traduisaient déjà l’expérience sensible du stock ticker afin de produire des effets dramatiques qui disséminaient des imaginaires de la spéculation5. Dans cette perspective, il n’est pas étonnant que l’attraction visuelle et sonore du stock ticker ait également attiré l’industrie cinématographique. Le court métrage parlant de Mack Sennett, Bulls and Bears (1930)6, qui occupe une place importante dans La Spéculation burlesque, n’est qu’un exemple parmi d’autres de la remédiation de l’appareil dans le cinéma muet et sonore.
Les liens entre les rubans des stock tickers et les écrans de cinéma allaient dans les deux sens. En 1923, le Trans-Lux Movie Ticker [Fig. 1] commençait à être utilisé à la New York Stock Exchange et dans des maisons de courtage. Plutôt que d’imprimer les cours de bourse sur une bande de papier, cet appareil projetait le flux des chiffres sur un écran horizontal. Le Trans-Lux Movie Ticker suggère que le médium du stock ticker n’était pas seulement représenté dans les films ; son expérience sensible fut également empreinte du cinéma. Comme tous les médias, le stock ticker était foncièrement intermédial ; ses fonctions étaient définies par un réseau plus large au sein duquel ses pratiques prenaient sens. Que ce soit dans la littérature, dans les films ou à la radio, les représentations du ticker ont influencé son expérience de médium et vice-versa. Usages et représentations ont toutes deux contribué à influencer la manière dont le stock ticker stimulait les sens de ses utilisateur·ices.
“Live” et “Canned”
La temporalité “live” du stock ticker jouait un rôle central dans son expérience sensible. Le liveness n’est pas une condition ontologique : le direct est toujours déjà un effet7. Le Comedy Workers Group part de la théorisation de ce terme par Philip Auslander pour montrer comment le liveness-en-tant-qu’effet est repérable aussi bien dans des médias en direct (scène, radio) que dans des médias enregistrés, ou “canned” [« en conserve »] (film, phonographe). Il existe une multiplicité de relations intermédiales entre des performances comiques dans lesquelles la production et la réception ont lieu simultanément (“live”) et celles dans lesquelles la réception est différée grâce à la reproduction technique (“canned”)8. La Spéculation burlesque est elle-même un objet hybride : un numéro en direct « mis en conserve » par le texte tapuscrit visible à l’écran. Dans cet essai vidéographique, le groupe défend l’idée selon laquelle la construction du liveness à la fin des années 1920 impliquait non seulement le cinéma, la scène, le phonographe et la radio, mais aussi l’infrastructure médiatique du capitalisme financier.
Le liveness du stock ticker commence à être formulé dès sa généralisation. L’adoption du ticker aux États-Unis dans les années 1870 a eu l’effet de synchroniser les marchés à travers l’espace et d’instaurer les ventes en continu pendant les heures d’ouverture de la bourse. Des maisons de courtage commençaient à louer des stock tickers et des lignes de télégraphe privées de la Western Union afin d’acheter et vendre des parts en fonction des cours transmis en direct9. Ce couplage intermédial du télégraphe et du stock ticker – comme celui du téléphone et du ticker dans Bulls and Bears – a renforcé le liveness des deux médias ; il a généré un feedback qui a contribué à construire le marché comme “live”.
Inévitablement, le liveness-en-tant-qu’effet dépend de conditions matérielles – et le stock ticker pouvait perdre sa synchronisation avec la bourse. À cause du nombre colossal de transactions lors de la panique à Wall Street, le ticker a enregistré un retard record de plusieurs heures dans sa transmission des ventes. En octobre 1929, le liveness a échoué10. Mais le liveness des médias « en conserve » a vite pris le relais : les courts et longs métrages, les chansons et les monologues comiques analysés dans La Spéculation burlesque – les « objets comiques » du krach boursier de 1929 – ont produit un effet du direct grâce à leur relation intermédiale à la bourse.
Le numéro de danse « excentrique » de Daphne Pollard dans Bulls and Bears, rythmé par le ticker, n’est qu’un exemple parmi d’autres de synchronisation pendant la généralisation du cinéma parlant. À la fin du film, le spéculateur ruiné joué par Bud Jamison déclare : « Je vais bientôt me refaire à la bourse ! ». Comme le suggère cette chute, les cycles de gags sont comme les cycles du marché : leurs hauts et bas relient des corps et des machines dans un nœud intermédial de performance. Produite à un moment où l’industrie hollywoodienne poursuit sa synchronisation avec le capitalisme financier11, La Spéculation burlesque est une première tentative du Comedy Workers Group d’introduire de l’interférence dans le circuit.
Noah Teichner
Noah Teichner est cinéaste, artiste et chercheur. Ses films, performances et installations, souvent à base de matériaux préexistants, utilisent des moyens analogiques et numériques pour expérimenter des formes créatives de la recherche historiographique. En tant que chercheur, son travail se situe à la croisée de l’histoire du cinéma, des sound studies et de l’archéologie des médias. Il est Assistant Professor titulaire en études cinématographiques à l’université américaine de Paris et membre associé du laboratoire de recherche ESTCA (Université Paris 8).
- Pour éviter toute confusion avec le mot vaudeville en français, l’usage du terme vaudeville dans son acception nord-américaine par le Comedy Workers Group est traduit ici par « music-hall ». Il ne faudrait pas pour autant perdre de vue les spécificités institutionnelles du vaudeville en tant qu’industrie du spectacle aux États-Unis [Note de traduction].
- Nous remarquons également un changement de la place du burlesque dans les hiérarchies culturelles de notre secteur, où les formes du comique populaires, comme le slapstick, perdent du terrain face à des formes « sophistiquées ». De tels appels à la respectabilité sont visibles dans une des œuvres analysée dans La Spéculation burlesque, le court métrage Bulls & Bears produit et réalisé par Mack Sennett. Un historien du cinéma du début du XXIe siècle, Rob King, proposera une analyse utile de ce déplacement des hiérarchies culturelles du comique dans Hokum! The Early Sound Slapstick Short and Depression-Era Mass Culture, Oakland, University of California Press, 2017.
- Télégraphe électromagnétique transmettant les cours boursiers [NdT].
- Dans le music-hall étatsunien, le terme monologist désigne un·e comique dont le numéro est composé d’anecdotes et de gags verbaux, voire aussi de chansons et de danses, données en adresse directe à l’intention du public [NdT].
- Peter Knight, Reading the Market: Genres of Financial Capitalism in Gilded Age America, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2017, p. 59-100.
- Le scénario de Bulls and Bears est écrit un peu plus d’un mois après le krach de fin octobre 1929 et est déjà en tournage à la mi-décembre. Le film est distribué en mars 1930. Pour plus d’informations sur la production de Bulls and Bears, voir Mack Sennett Collection, Folder 69, “Bulls and Bears.” Margaret Herrick Library, Academy of Motion Picture Arts and Sciences ; ainsi que Brent E. Walker, Mack Sennett’s Fun Factory, Jefferson, McFarland, 2010, pp. 189-91.
- Philip Auslander, Liveness: Performance in a Mediatized Culture, 2ème éd. Londres, Routledge, 2008.
- Certains des enjeux historiques et théoriques de Comedy Objects se situent dans le prolongement de mes recherches doctorales sur les disques de phonographe et les numéros filmiques de la généralisation du parlant qu’on désignait sous le terme de « “canned” vaudeville » (le music-hall « en conserve » ou « en boîte »). J’y défends l’idée que bien avant que le terme “live” ait acquis sa connotation actuelle, critiques et journalistes employaient le terme “canned” pour commenter des performances enregistrées et leur relation à ce que nous appellerions aujourd’hui le liveness. Voir Noah Teichner, « Le “canned” vaudeville et la mise en conserve médiatique aux États-Unis, du phonographe au film sonore : étude média-archéologique des courts métrages Vitaphone au format son-sur-disque (1926-1930) », thèse de doctorat en études cinématographiques, Université Paris 8, 2021.
- David Hochfelder, The Telegraph in America, 1832-1920, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2012, pp. 116, 102.
- Voir la photographie du stock ticker prise le 29 octobre 1929, reproduite dans Maury Klein, Rainbow’s End: The Crash of 1929, Oxford, Oxford University Press, 2003, p. 234. L’étude de Klein donne de nombreux autres exemples de la saturation du ticker à la fin des années 1920. En 1930, la Western Union a commercialisé un nouveau modèle à haute vitesse afin d’épauler le liveness du marché. « High-Speed Tickers to Serve Brokers », Scientific American, mars 1930, p. 199.
- Les studios Warner Bros. et Fox dépendaient en grande partie des prêts de Wall Street et des banques d’investissement pour développer leurs procédés du film sonore dans les années 1920 et pour rejoindre le camp des majors dans le système des studios naissant. Voir Douglas Gomery, The Coming of Sound: A History, New York, Routledge, 2005, pp. 35-6, 49.