Clemens von Wedemeyer
Sun Cinema, Mardin, Turkey, 2010
Clemens von Wedemeyer est né en 1974 à Göttingen en Allemagne, il vit et travaille à Berlin. Il est titulaire d’une chaire de professeur à l’académie des Beaux-Arts de Leipzig. Artiste et réalisateur, il a étudié la photographie et la science des médias à la Fachhochschule Bielefeld et à l’académie des Beaux-Arts de Leipzig. Il a pris part à plusieurs expositions collectives, parmi lesquelles la première biennale de Moscou (2005), la biennale de Berlin (2006) et la documenta (13) (2012). Des expositions monographiques lui ont également été consacrées, notamment au MoMA PS1 à New York, à l’ARGOS Centre for Art and Media à Bruxelles, au Barbican Art Center à Londres, au Kunstverein de Francfort, au musée d’Art contemporain de Chicago et à la Kunsthalle de Hambourg.
Texte de Clemens von Wedemeyer traduit de l’anglais.« Même si les projecteurs de cinéma ne devaient plus s’effondrer à l’avenir, il y aura, je crois, quelque chose qui « fonctionnera comme le cinéma[1]« . »Depuis un certain temps, le cinéma me fait passer des nuits blanches. En 2001, j’ai tourné le court-métrage Occupation – une tentative de visualiser l’impact du cinéma sur les spectateurs qui y sont emprisonnés. Si seulement les spectateurs n’étaient pas de simples consommateurs passifs de son et de lumière, mais qu’ils pouvaient eux-mêmes influencer ce qui était montré – ou même être vus à l’écran ! Ou s’il existait un cinéma multiplexe qui n’aurait pas de murs afin de pouvoir changer de perspective librement et de voir dans toutes les directions, non seulement par le regard et l’ouïe, mais de façon à ce que tout le corps puisse faire partie de l’expérience cinématographique et que vous puissiez physiquement vous déplacer vers l’écran suivant. Ou si l’extérieur devenait l’intérieur, faisant s’écrouler et se dissoudre les murs du cinéma, une conséquence du doute que nous éprouvons face aux images en tant qu’instrument de pouvoir – comme dans mon projet Von Gegenüber (Du côté opposé, 2007), un film conçu devant la porte du cinéma où il était projeté, rendant ainsi son authenticité vérifiable par tout spectateur. J’ai tenté d’illustrer ces réflexions dans ma publication Sceenplay[2] (Drehbuch) et dans un article écrit pour la série Transversale intitulée « Notizen zum Kinokomplex » (Notes on the cinema complex) de 2005.
« Le cinéma, tel que nous le connaissons – est déjà mort. Ramassons les restes et cherchons-en un autre. Occupez les salles, les salles de cinéma des multiplexes. En nous déplaçant sur le tapis rouge, le long des escaliers et des murs, nous couperons l’écran en deux, l’enroulerons ou le coudrons avec l’écran du hall voisin[3]. »C’est la raison pour laquelle j’ai toujours été intéressé par les tentatives d’autres formes de cinéma, et cela, en collaboration avec des architectes. Après un long détour, j’ai enfin pu le faire en 2010 – dans la ville de Mardin au sud-est de la Turquie, à la frontière de la Syrie, sur la plaine mésopotamienne. En raison de son ancienne population religieusement diverse et multilingue (arabe, kurde, turc, araméen, etc.), Mardin est parfois surnommée la « Petite Jérusalem ». Au cours des dernières décennies, cependant, la région a été le théâtre du conflit turco-kurde. Ce n’est qu’en 2009, après 25 ans de conflits, qu’un cinéma a enfin pu rouvrir ses portes à Mardin. Aujourd’hui, elle est gérée par l’association de cinéma locale et un festival de cinéma y a également lieu tous les ans en septembre. Les visiteurs sont plus nombreux lorsque les projections ont lieu à l’extérieur. Le cinéma existe donc déjà ici, parmi les nombreuses autres célébrations religieuses et les attentes insatisfaites d’une histoire pleine de conflits.
Alhazen (al-Haitham), Diagram of the Phsiology of the Eye
Cesare Cesariano, Views of a Planetary Perspective, 1521.
Le soleil en tant qu’illuminateur
J’avais entrepris des recherches et commencé à collectionner du matériel sur les instruments solaires et le land art, allant de l’observatoire du 15ème siècle d’Ulugh Beg à Samarkand, en Ouzbékistan, aux Sun Tunnels de Nancy Holt dans le désert du Grand Bassin dans l’Utah (1973-1976). La symbolique du soleil et son association au cinéma remonte à l’étude de la lumière dans l’Arabie ancienne. Dans son livre Florenz und Bagdad. Eine westöstliche Geschichte des Blicks (Florence et Bagdad : Renaissance Art and Arab Science), Hans Belting explique comment les recherches sur l’œil et le soleil menées par les scientifiques arabes au Moyen Age ont conduit à l’introduction de la perspective centrale en Europe occidentale à la Renaissance[5]. La caméra repose aussi sur le principe de la perspective ; le cinéma est un culte moderne. Dans la région de Mardin, les cultes et les religions les plus anciennes vénéraient le soleil. L’histoire de la Mésopotamie est imprégnée de religions qui se concentrent sur le soleil et le feu (Yazidi, Semsi, Zoroastrianisme, etc.), mais dont la pratique est aujourd’hui interdite en Turquie. Une pièce avec une fenêtre orientée à l’est a été trouvée sous un ancien cloître araméen. C’était probablement un site pré-chrétien d’adoration du soleil ou du feu, comme chez les Zoroastriens. La salle est aujourd’hui présentée aux visiteurs comme une sorte de curiosité. La déification du soleil fut persécutée comme une hérésie dans les contextes chrétiens et islamiques, mais elle semble aussi avoir été intégrée par d’autres biais dans les religions – par exemple, comme la lumière éternelle ou la tradition du jeûne du jour jusqu’au coucher du soleil pour le Ramadan. Issu historiquement des jeux d’ombres et de la camera obscura, le cinéma s’est imposé comme une forme d’art autonome basée sur l’absorption et la projection de la lumière. Il peut donc être encore plus proche des rituels hérétiques de la lumière qu’un cloître, par exemple. Un autre lien entre le cinéma et le soleil est décrit par Alexander Kluge dans son livre Geschichten vom Kino (Histoires de cinéma). Traçant l’idée d’un cinéma cosmique et universel, il se réfère au juriste Felix Eberty qui a publié Die Gestirne und die Weltgeschichte (Les étoiles et la terre) en 1846 :« Il a supposé à juste titre qu’un rayon de lumière qui a quitté la terre le Vendredi saint de l’an 30 après J.-C. continue de s’éloigner de nous vers l’extérieur dans le cosmos. L’histoire dans son ensemble est donc préservée dans l’univers sur le chemin de la lumière. Toute l’histoire du monde traverse ainsi l’univers comme une série d’images en mouvement (Eberty n’avait pas encore entendu parler du mot cinéma[6]). »