Marc Leschelier, né en 1984, est architecte et enseignant à l’École d’Architecture Paris-Malaquais. Son travail défend la possibilité d’une pratique radicalement indépendante et insiste sur l’importance de concevoir l’Architecture dans un espace-temps désynchronisé des contingences réelles. Ses travaux les plus récents comme le Cinéma des ombres, Architecture-Forme solaire ou encore Atelier de superpositions anticipent par conséquent la commande, tout comme ils redéfinissent les catégories programmatiques de la discipline. En 2011, Marc Leschelier a reçu la bourse de la Fondation Le Corbusier, et a entreprit depuis un projet de réécriture de l’histoire de la Villa La Roche à travers les notes et les hypothèses laissés par l’architecte américain John Hejduk. D’autres publications sont en préparation, notamment un script-roman traduit d’un film de Jonas Mekas au sujet de l’architecte autrichien Raimund Abraham, ainsi qu’un livre d’artiste sur le Cinéma des ombres aux éditions Paris-Expérimental.
Peux-tu revenir sur le projet que tu as développé pendant ta résidence à la Villa Médicis ?
Dans le cadre de la Villa Médicis, je souhaitais préciser les liens qu’entretiennent l’architecture avec le cinéma. Comment on peut apprendre du cinéma pour produire une architecture, et inversement. Pour cela, le projet part de l’idée que, jusqu’au 16e siècle, l’architecture est pensée comme une synthèse des arts. Dès lors, il est possible d’imaginer que dans le domaine de l’architecture, il y ait des connaissances autres qui interfèrent et ouvrent vers le cinéma. Il s’agissait avant tout d’une réflexion sur le transfert entre des disciplines, sur les corrélations entre deux médiums. Le travail de peinture de Brunelleschi, par exemple, lui a permis de découvrir la perspective ce qui a changé à la fois la représentation picturale, et le travail de l’architecture.
J’ai voulu faire un projet qui fait la synthèse ; un projet qui soit à la fois une architecture et un phénomène filmique.
Peux-tu retracer la genèse de ce projet autour d’éléments architecturaux (méridien oculus, etc.) fonctionnant comme dispositif visuel, ou proto-cinématographique (camera obscura, lanterne magique) ?
J’ai alors cherché dans l’histoire s’il existait des architectures fonctionnant à partir de principes tels que le projecteur ou la caméra obscura. Intuitivement, il m’a semblé que dans le cas du Panthéon à Rome, le dispositif d’éclairage est tellement précis, dans sa conception, qu’il ne pouvait s’agir seulement d’un moyen d’éclairer l’intérieur du bâtiment comme le fait une fenêtre. Il ne s’agit pas non plus d’une simple application de l’idée que la lumière vient d’en haut comme dans beaucoup de temple. Mon intuition m’a alors poussé à chercher d’autres raison d’être de cet oculus. En cherchant d’autres exemples, j’ai très vite découvert que la tradition égyptienne de l’alignement solaire avait migré, entre autres, dans l’architecture antique romaine.
Les empereurs romains voyageaient en Egypte : Hadrien avait ainsi fait construire une cité sur la rive orientale du Nil qui s’appelait Antinoupolis. Ou bien encore la Villa de Néron, la Domus Aurea (68 ap JC), dans laquelle on trouve un Dôme percé en son centre qui constitue une sorte de préfiguration du Panthéon (125 ap JC).
Il existe différentes théories autour de cette construction. Certaines considèrent qu’il y avait, en plus de la construction en pierre sur laquelle était peinte les astres, une doublure en bois et un mécanisme qui faisait tourner la pièce en fonction des astres. Hadrien est un personnage connu pour avoir cherché à synchronisée l’architecture avec le cosmos. Cette théorie ne fut néanmoins jamais confirmée puisque l’on n’a jamais retrouvé ce mécanisme.
En tout cas, dans sa configuration, cette pièce ressemble en de nombreux aspects au Panthéon, et il semble évident qu’elle fut pensée avec une orientation spécifique. Le Panthéon et la Villa Hadriana ont chacun des dispositifs pensés en lien avec l’orientation du soleil.
Le Panthéon est en ce sens un lieu de culte voué à la célébration du Dies Natalis, pensé pour que l’empereur fasse son entrée dans un faisceau lumineux, un véritable dispositif scénique. À une échelle quasiment cosmique, ce bâtiment est une caméra obscura. Pour se détacher de la description première du Panthéon il faut s’imaginer qu’il s’agit d’un projecteur de cinéma. Ainsi, ce n’est pas le flux lumineux que l’on observe mais une image du soleil.
La question du transport lumineux, du faisceau de lumière qui transporte une image est donc au cœur du dispositif à la fois cinématographique et architectural : en quoi la dimension magique ou mystique du transport lumineux t’intéresse dans ce projet ?
Le dôme du Panthéon étant une demi sphère, si on continu cette ligne asymptote, on obtient une sphère complète. Cela signifie que le projet du Panthéon présente une représentation d’un monde rond, d’un cosmos, d’un monde fermé. Dans cette sphère, il y a en effet l’air qui circule, la pluie qui entre, la lumière qui se diffuse… Il s’agit, en quelque sorte, d’un écosystème.
Dès lors, la projection du soleil sur la voute n’est pas seulement une technique d’éclairage du lieu mais peut aussi constituer une image du soleil. Ces phénomènes semblent montrer que le Panthéon représente le cosmos à l’échelle de l’homme. Il réduit les phénomènes naturels dans une architecture.
Est-ce que cette relation entre Architecture et Cinéma était déjà présente dans ton travail avant le projet pour la Villa Medicis ?
Pour revenir à l’origine de ma recherche, j’ai commencé à faire des théâtres d’ombres dans le désert : l’architecture est entourée de projecteurs et les ombres qu’elle forme, qui s’étendent jusqu’à un écran, produisent un film. J’avais envie de proposer une extension de l’architecture au point où elle bascule dans autre chose.
La source lumineuse étant alternative, cela créait des nuances dans les ombres que forment l’architecture, lesquelles, projetées sur l’écran, deviennent le film. C’est donc le médium lui-même qui produit le film.
C’est un cinéma avec des lumières artificielles, que j’ai toujours imaginé la nuit, dans un lieu reculé de la ville, un désert notamment, afin qu’elles ne soient pas parasitées par d’autres phénomènes, même si je trouve intéressant que les bruits de la ville, ou celui du vent interviennent. Dans d’autres projets, l’architecture cadre simplement la lumière naturelle en la dirigeant à travers des fentes ou des ouvertures. Il s’agit à chaque fois d’une architecture-parcours parce que l’on rentre par un escalier, on tourne sur une plateforme, on tombe à nouveau sur un escalier, etc. Ce parcours permet d’expérimenter toutes les phénoménologies du rapport ombre/lumière.
L’idée est d’imaginer une architecture parlante – tel que l’ont théorisé Etienne-Louis Boullée, Claude-Nicolas Ledoux ou encore Jean-Jacques Lequeu – c’est-à-dire, une architecture dans laquelle les bâtiments expriment leur fonction.
L’architecture développe des stratégies pour faire sentir, pour exprimer ce pourquoi elle est faite. De la même façon finalement, la maison du poète tragique à Pompéi, dans laquelle l’ensemble des éléments – les fresques, l’orientation des constructions, le principe de circulation à l’intérieur – évoquaient des concepts. Ces derniers étaient donnés à voir dans la continuité du parcours. L’ornement peut aussi devenir un élément qui, par accumulation, déroule un sens. Je souhaitais ainsi faire une architecture dont l’expérience serait celle d’une séquence spatiale, un montage d’espaces.
Il s’agit par ailleurs de projets sans commande, où l’architecture est simplement le développement d’une idée. C’était une intuition liée à l’idée de migration entre les disciplines, l’idée qu’il puisse exister une synthèse entre le cinéma et l’architecture. J’ai voulu ainsi interroger les propriétés d’une telle articulation. Il m’a semblé que la réponse se situé dans l’ombre que produit l’architecture : on pourrait considérer toute pièce comme une chambre noire où la fenêtre serait l’entrée de la source lumineuse. Dès lors, toute la phénoménologie d’une pièce peut être considérée comme un film.
Quelle est alors la place du cinéma expérimental dans ta recherche ?
Paul
Sharits fut le premier cinéaste à attirer mon attention en raison de son
rapport au dispositif. J’étais intéressé par l’idée que le film puisse s’étendre
par le biais du dispositif cinématographique ou d’exposition (cinéma élargi).
La découverte du cinéma expérimental à travers l’ouvrage de Philippe-Alain Michaud, Sur le Film[1], m’a permis de confirmer l’intuition que cinéma et architecture sont deux disciplines similaires, notamment parce qu’il s’agit d’expériences collectives. Il existe un nombre d’intermédiaires entre le créateur et l’œuvre finale pour produire aussi bien un film qu’une architecture. Pourtant, quand j’ai découvert l’histoire du cinéma expérimental, j’ai trouvé d’autres points communs avec ce que j’avais déjà lu sur ce que l’on appelle les architectes de papier. Tous les cinéastes qui ont produit des films en dehors de l’industrie du cinéma, les films sans caméra, etc., il existe des choses similaires dans le domaine de l’architecture. Il y a eu par exemple des architectures sans commande, sans site, qui existe parallèlement à l’architecture expérimentale. Autant dans le domaine du cinéma expérimental cette histoire a été écrite – notamment autour de l’Anthologie Film Archive avec Jonas Mekas, ou plus tard P. Adam Sitney – mais en architecture, on ne trouve quasiment pas d’écrits. Au 18e siècle, Etienne-Louis Boullée dans son Essai sur l’art[2], annonce dès la première page que la construction constitue seulement la partie technique de l’architecture, et de ce fait, la conception est déjà de l’architecture. En divisant le projet et sa réalisation, il autonomise les deux aspects. Il s’agit là du premier geste qui va esquisser une démarche d’architecture similaire à celle du cinéma expérimental. C’est aussi un problème de vocabulaire car il n’y a pas vraiment de terminologie pour parler de ces architectes qui ont produit de l’architecture sans construction, qui ont décidé de dire que l’architecture est aussi une discipline d’idée et qu’elle n’est pas dépendante de sa finalisation.
Philippe-Alain Michaud, Sur le film, Paris, Macula, 2016.
Etienne-Louis Boullée, Architecture. Essai sur l’art, manuscrit, Bibliothèque nationale de France – Helen Rosenau
Légende des illustrations
Intérieur du Panthéon au XVIIIe siècle, avec le décor d’origine, Giovanni Paolo Panini.
Plan de coupe du Panthéon de Rome, Giovanni Battista Piranesi, 1748 – 1778.
Vue des vestiges de la ville d’Antinoupolis, 1809.
Vue intérieur du Panthéon.
Vue de la méridienne de la Basilique San Petronio de Bologne.
Description par Gemma Frisius de l’utilisation d’une chambre noire pour observer les éclipses solaires, un procédé utilisé ultérieurement par Jean Kepler.
Étienne-Louis Boullée, Projet de cénotaphe à Newton, vue en coupe, 1784.