Pierre Bourdareau
Méta-morphose. Figure archi-cinématographique de la modification
Résumé
Le morphing, ou morphose, se présente a priori comme un simple procédé technique, un effet spécial couramment utilisé dans les fictions cinématographiques. Une brève étude généalogique de cette figure – depuis les métamorphoses de l’âge baroque jusqu’à leurs équivalents numériques – permet pourtant d’interroger le sens et les finalités de la trans-formation, telle qu’elle s’opère déjà dans d’autres arts, avant et hors le cinéma, dans l’architecture en particulier. Car le temps et l’espace sont, dans une métamorphose, des données indéfiniment réversibles : le temps est un vecteur permettant la mutation, et la transition d’un espace vers un autre, tout comme la différence spatiale entre deux entités permet d’en faire surgir du temps. Parce qu’elle est à la fois spatiale et temporelle, la morphose est donc une opération archi-cinématographique. Elle inquiète (positivement) les rapports entre architecture et cinéma et plus encore.
Mots-clés
Métamorphose, Morphing, Interpolation, Archicinéma, Design, Effets spéciaux
« Mon esprit me porte à parler des formes changées en corps nouveaux ». Telles sont les paroles par lesquelles Ovide ouvre le chant de ses Métamorphoses[1]. « De l’aurore du monde au matin d’aujourd’hui », le souffle du poète porte jusqu’à nous les puissances transformatrices imprimées aux êtres et aux choses. Se pourrait-il que le cinéma, art du mouvement par excellence, trouve en ce poème son premier manifeste ? Et l’architecture, n’échapperait-elle pas, par là-même, aux lois d’immobilité qui l’ont fondée ?
Tandis que s’explorent divers types de dialogues et d’échanges entre architecture et cinéma, nous voyons dans la métamorphose, en tant que changement de nature et de structure, à la fois une modalité historique par laquelle chacun des deux arts mute et s’in-définit – indéfiniment – mais aussi l’une de ces opérations fondatrices à partir desquelles il nous est possible de penser leur devenir commun. Nous postulons en effet qu’il existe un type de figures particulières – nous les dirons archi-cinématographiques – susceptibles d’affaiblir et d’estomper la distinction entre les deux arts voire d’en saper les délimitations trop exclusives. Le morphing ou morphose en français[2], est une opération de ce type, qui occupe une place discrète et pourtant déterminante dans une époque numérique de la création. En quoi consiste au juste un morphing, une morphose? Essentiellement, il s’agit de produire par le calcul, une interpolation, c’est-à-dire une déformation en même temps qu’une transition spatiale entre deux formes. La morphose peut être décrite comme un passage continu, une modification d’état entre deux figures distinctes l’une de l’autre mais pourtant liées entre elles par des points remarquables (fig. 1).
L’informatisation des techniques de création a largement facilité la mise en œuvre et les applications de ce type de manipulations topologiques qui servent aussi bien les effets spéciaux du cinéma que les processus de conception de formes architecturales. Mais, si l’opération paraît a priori foncièrement technologique, elle nous semble symptomatique de mutations et de phénomènes culturels beaucoup plus vastes. Figure cinématique par excellence, le morphing engage en effet bien plus qu’un simple jeu de transitions formelles, il exerce sur les choses auxquelles il s’applique un changement de nature ou d’identité. Sa fonction transformatrice ouvrant l’esprit à la diversité des états intermédiaires possibles entre deux entités, la morphose est un appel au sens de la nuance et du divers.
Inflexions baroques
Historiquement et paradoxalement, l’opération archi-cinématographique sur laquelle nous souhaitons nous pencher, a peut-être trouvé d’abord matière à expression dans la solidité du marbre et des parois de pierre[3]. La vision unifiante de l’art baroque constitue l’une des origines possibles du cinématisme tel que le définissait Eisenstein lorsqu’il désignait par ce terme une conception plus générale et plus abstraite du cinéma[4], ce qui pourrait en être une sorte d’essence, indépendante de ses finalités artistiques, de ses moyens techniques, économiques, et potentiellement repérable dans d’autres arts. Eisenstein n’hésitait pas à faire de l’architecture une condition historique de l’apparition du cinéma, ce dernier s’anticipant dans les autres arts tout en permettant en retour d’en comprendre les méthodes.
Dans Montage et architecture, une séquence baroque retient particulièrement l’attention du cinéaste. Eisenstein s’intéresse au détail des écussons du baldaquin de St Pierre de Rome réalisé par le Bernin[5]. Il s’attarde en particulier sur un minuscule fragment des écussons du pape Urbain VIII, en l’occurrence un visage de femme, dont il constate qu’il est répété huit fois autour des quatre pieds du baldaquin (fig. 2). En analysant de plus près les différences subtiles entre les huit blasons qui les supportent, le réalisateur prétend que cette suite de figures constitue en réalité un ensemble cinématique d’expressions faciales qui peuvent être recomposées dans leur mouvement par le déplacement autour de la structure monumentale.
L’exemple d’Eisenstein semble a priori ressortir au domaine de la sculpture plus que de l’architecture mais le cinéaste insiste très justement sur l’obligation du déplacement dans l’espace comme condition d’apparition du phénomène qu’il décrit. Le détail montre aussi de façon exemplaire la continuité de pratiques et d’échelles de création, l’esprit de synthèse artistique qui dissipe et dépasse les cadres disciplinaires dans l’art baroque. Le cinéaste repère, dans cette série de portraits, un message crypté, dissimulé – celui d’un drame – véritablement mis en scène dans l’espace au moyen de ces huit cadres qui lui confèrent son caractère de montage pré-cinématographique mais surtout une qualité cinématique fondée sur la transformation et la déformation d’images.
Eisenstein utilise d’ailleurs un procédé très semblable dans son film Le cuirassé Potemkine[6], où la réaction au massacre d’Odessa est exprimée par le réveil subit d’un lion. L’effet symbolique est obtenu par le montage et la succession des trois sculptures du lion de marbre du Palais d’Aloupka, tour à tour endormi, éveillé puis debout (fig. 3).
À Saint-Pierre, en partant du piédestal avant gauche puis en tournant autour du baldaquin, l’œil d’un observateur peut de la même façon – à condition toutefois de disposer d’une acuité exceptionnelle[7] – saisir l’illusion de mouvement induit par le changement des expressions faciales. Or, nous dit Eisenstein, cette succession de grimaces n’est pas purement décorative. Elle décrit de manière suggestive les affres d’un accouchement, ainsi que l’ont relevé plusieurs exégètes avant lui. Si les interprétations diffèrent sur l’origine de ce message discret, son décodage en tant que traduction plastique des efforts d’une parturiente paraît cependant faire consensus. Eisenstein évoque alors un second plan d’expression du phénomène architectural et cinématographique. Au-delà de la narration figurée, de l’anecdote du portrait et de l’intérêt de son identification, les écussons proposent en effet un deuxième niveau de lecture de cette séance d’obstétrique. C’est la surface entière du blason qui se modifie à mesure que l’on tourne autour du baldaquin, augmentant en épaisseur à partir du deuxième médaillon pour progressivement diminuer et finalement s’aplatir. L’interpolation espacée – virtuelle pourrait-on dire – entre les huit faces ornementées s’étend même en réalité jusqu’aux mascarons (fig. 4), figures semi-abstraites situées en pied de blason, dont la connotation sexuelle relevée par certains historiens de l’art, semble appuyer le sens du récit évoqué plus haut.
Si les conditions d’apparition et d’interprétation de cette séquence cinéplastique font polémique, Eisenstein rapporte les deux principales interprétations contradictoires qui semblent prévaloir. L’exégèse à laquelle il adhère, celle d’une satirea marmorea tremenda (une formidable satire de marbre[8]) privilégie l’idée selon laquelle le refoulement de la sexualité et des hiérarchies sociales par le pouvoir religieux devient ironiquement dans l’œuvre du Bernin le substrat, le soubassement de l’architecture chrétienne. Au sein d’un complexe architectural de grande ampleur, au centre d’un espace hautement symbolique, l’incongruité de cet épisode et du dispositif cinétique en appelle doublement au vivant. L’architecture s’y dévoile elle-même comme système de représentation et la métamorphose de pierre y joue, symboliquement, le rôle d’une matrice aussi discrète qu’explicite.
Le fragment du baldaquin dans lequel Eisenstein détecte une figure proto-cinématographique nous renvoie donc à l’indéfinition de l’architecture par le cinéma et réciproquement. Par le déplacement d’un point de vue dans l’espace, l’architecture, malgré la fixité de ses éléments, offre au regard attentif la reconstitution virtuelle d’un processus actif. Et la séquence animée d’un sujet souffrant « fonde » en quelque sorte le socle et la structure de l’objet architectural. C’est même tout un monde qui s’anime alors par le jeu de cette surface sensible, de cette pellicule pétrifiée. Mais le morphing n’existe ici que « potentiellement », par le jeu de correspondances et de différences qui inscrit les différentes figures dans une suite logique. Le registre cinématographique des blasons du baldaquin reste fondamentalement celui de la discontinuité, et Eisenstein l’associe d’ailleurs très justement à la logique du montage.
Néanmoins, dans cette même période, les multiples stratagèmes, ruses et tromperies architecturales, leur artificialité assumée, attestent plus largement d’un goût prononcé pour la technique et pour les machinations, les simulacres animés. Les dispositifs théâtraux, les décors à transformation notamment, prolongent en quelque sorte sur l’espace de la scène l’encyclopédie baroque des illusions et machines d’optiques recensées dans son Ars magna lucis et umbrae[9] par Athanase Kircher au milieu du XVIIème siècle. Cet ouvrage majeur du point de vue d’une préhistoire du cinéma[10] traite avant tout de la « magie naturelle » visant à expliquer savamment les divers phénomènes incompréhensibles de la nature. Si la validité scientifique de l’ouvrage est mise en doute dès sa parution, la curiosité intellectuelle et l’imagination y sont actives, dont témoignent les nombreuses inventions linguistiques et techniques de son auteur. Kircher crée littéralement différents champs scientifiques : la « sciagnomique » (science de la mesure de l’ombre), « l’actinobilisme » (étude des propagations de radiations) ou encore « l’échocamptique » (étude des propagations de l’écho). Sa passion pour les lentilles, les miroirs et les appareils d’optique en général, le conduisent vers deux innovations spectaculaires : le « théâtre catoptrique » d’une part et l’artificium steganographicum d’autre part. Parmi les inventions de Kircher, une machine catoptrique consiste en un dispositif spatial qui, par un jeu de miroirs mécaniquement mis en rotation, permet à un spectateur de voir le reflet de son visage se transformer en soleil ou en tête d’animal (fig. 5).
Le procédé de la roue d’images ou « machine à métaphores », a été mis en scène en 1985 par le cinéaste Pierre Zucca dans son film Le secret de Monsieur L.[11]. Le dispositif analogique fondé sur l’angle d’incidence des rayons lumineux, préfigure incontestablement les effets de substitutions et de transmutations largement exploités depuis dans les effets spéciaux numériques. Il témoigne par ailleurs de la rémanence au XVIIème siècle du thème littéraire des métamorphoses, celles d’Ovide, les figures complémentaires de Circé et Protée telles qu’elles sont mises en scène dans les ballets et qui traduisent alors la position d’un « homme multiforme dans un monde en métamorphose[12] ».
La production de dispositifs plastiques encryptés et la génération de simulacres visuels, la décomposition / recomposition d’images par des procédés artificiels et géométriques ouvrent ainsi au XVIIème puis au XVIIIème siècle une esthétique de l’image de synthèse[13] dont il faudra attendre l’informatisation pour qu’elle se révèle rétrospectivement dans sa généalogie.
Inclusions numériques
Si l’art des simulacres est aujourd’hui développé, étendu à tout le champ de la quotidienneté au point d’en être devenu transparent, les figures en souffrance du Bernin, les transformations magiques du moine Kircher résonnent très fortement avec ce qui fut appelé dans les premiers temps de la culture numérique des data-driven images, des images dirigées par des données, images sur lesquelles reposent désormais une large partie des productions architecturales et cinématographiques.
Indirectement signifiée chez le Bernin mais directement mise à profit par Kircher dans ses expériences de catoptrique, l’interpolation comme production d’êtres synthétiques, intermédiaires entre deux entités originelles fonde aussi bien le processus d’information analogique des images baroques que les manipulations de l’image numérique dans les technologies de modélisation actuelles.
Les observateurs de l’architecture contemporaine n’ont d’ailleurs pas manqué de relever le nouvel âge baroque dans lequel les processus de conception informatisés engageaient une partie des recherches en ce domaine. Certains des architectes les plus impliqués dans cette voie ont très tôt revendiqué le modèle deleuzien du pli et de la topologie leibnizienne dans leurs projets[14]. Ainsi, pour bien marquer ce que l’inflexion baroque a déconstruit de la relation du sujet à l’objet, l’architecte et designer Bernard Cache adopte et développe dans les années 90 le concept deleuzien d’ « objectile », c’est-à-dire d’objet « en tant qu’il n’existe que sous d’innombrables profil[15] ». La perception de l’objet selon Deleuze supposant la synthèse d’une série infinie de profils, l’objectile (fig. 6) est cet objet « indéfinissable indépendamment des variations qui l’affectent[16] ».
Les notions de profils et de variations sont à la base des algorithmes utilisés dans la production numérique de morphings. La question du tracé – un trait plus un trajet – est au cœur de leur processus graphique et plastique. L’interpolation est ce qui permet la production d’une forme plane par le déplacement d’une ligne sur une surface bidimensionnelle comme la formation d’un volume s’obtient par la translation en trois dimensions d’une surface.
Symptôme d’une cinématisation plus générale de l’architecture au XXème siècle, la production de formes par interpolation dans les logiciels de création architecturale doit beaucoup sur ce point aux méthodes de conception en automobile et aéronautique. Les recherches de l’ingénieur Pierre Bézier sur les courbes d’approximation dans les années 50 ont permis de faciliter le dessin d’enveloppes, de profils de carrosserie et/ou d’ailes d’avion. À partir de primitives élémentaires (segments de droite et arcs de cercle), le dessin de forme est alors facilité par des opérations de translation et/ou de rotation (fig. 7).
Les courbes de Bézier, désormais employées dans toutes sortes de logiciels de création bi ou tridimensionnelle, ont ainsi à voir avec l’inflexion baroque en ce que celle-ci s’y exprime dans des séries infinies de points : insérer un point entre deux points distants revenant à ajouter un point d’inflexion supplémentaire, à l’infini.
Généralisée plus tard dans les B-Splines puis les NURBS, la méthode de conception paramétrique initiée par Bézier a conséquemment évolué, permettant de générer par le calcul et non plus par le seul dessin, la seule pensée, des profils de plus en plus complexes, notamment des surfaces à courbures variables, des volumes quelconques. « Visualisée sur un écran, la variation des paramètres de ces surfaces et de ces volumes génère une séquence vidéo, dont chaque arrêt sur image peut donner lieu à la production d’un objet[17] ».
Qu’il s’agisse d’un déplacement de pixels dans une image bitmap (Warp) ou d’une interpolation entre segments vectoriels (Morphing), la morphose induit toujours une déformation spatiale par la temporalisation d’une figure. Inversement on peut dire que la déformation spatiale d’une figure permet d’en obtenir la mise en mouvement. Temps et espace sont indissociables dans le processus de morphing car le temps est le vecteur qui permet de passer d’une image à l’autre, d’un pôle à l’autre, mais c’est la différence spatiale entre deux pôles qui engendrent le temps. Temps et espaces s’engendrent ainsi mutuellement dans un processus indéfiniment réversible, à l’infini. Parce qu’elle est inextricablement spatio-temporelle, l’interpolation est une opération topologique mais aussi, et c’est ce qui nous intéresse ici, une opération archi-cinématographique.
On peut considérer la topologie, bien qu’elle constitue une branche particulière de la géométrie, comme pré-géométrique dans le sens où elle s’intéresse moins aux relations mesurables entre des entités, les points d’une surface ou d’un volume par exemple, qu’aux relations logiques entre ces entités. C’est pourquoi la topologie parle d’espace sans prendre en compte les notions de distance mais en pensant les façons de relier un point à un autre. L’espace topologique définit donc les proximités par d’autres critères que celui de la mesure. Les communications d’un corps physique à un autre ne s’établissent plus seulement par leurs liaisons spatiales mais par mutation temporelle de leur structure, dans le cas d’objets homéomorphes en particulier.
Car, ainsi que le soulignait Bernard Cache, ce qui compte au niveau topologique n’est pas tant la nature des formes que leurs propriétés en termes d’ouverture et de fermeture. La topologie constitue un univers dans lequel tout corps solide en vaut un autre,
« où l’on ne fait aucune différence entre une sphère et un cube, pas plus qu’entre une assiette et un corps humain, pour autant que ces volumes respectent les mêmes propriétés de continuité des enveloppes. Deux volumes seront dits topologiquement équivalents dès lors qu’on peut passer de l’un à l’autre par déformation continue sans déchirer leur enveloppe[18] ».
Parmi les premiers recours cinématographiques au procédé numérique de la morphose, le Terminator 2 de James Cameron[19] exploite de manière particulièrement débridée le potentiel de cet univers topologique. Le métal liquide dont est constitué l’androïde T1000 autorise non seulement toutes sortes de mutations corporelles du cyborg vers l’objet (armes blanches essentiellement) mais aussi son libre passage à travers sols et barrières, la résistance à toute forme de destruction ou de déchirement. La géométrie de caoutchouc dans laquelle évolue cette créature polymimétique et métamorphe est aussi celle qu’investissent, dans cette même période, les premières recherches en architecture paramétrique.
Les expériences en la matière de Peter Eisenman (fig. 8), de Greg Lynn ou de Thom Mayne, un temps réunies sous le nom d’architectures non-standard[20], envisagent le morphing comme une manière de modeler la forme architecturale à la manière d’une glaise.
Mais ces architectes ont surtout vu dans le morphing le moyen de remettre en question ou d’outrepasser les limites formelles de leur discipline, d’en tirer un objet qui soit l’équivalent d’un arrêt sur images. Pour bien des raisons, l’approche d’un architecte comme François Roche est sensiblement différente, qui accorde au processus d’information en tant que tel une valeur prédominante sur son résultat.
Les projets Extrusion et Contraction qu’il développe en 1996 pour l’île de la Réunion (fig. 9) puis Folding à Soweto en 1997, inscrivent les déformations géométriques et les processus informatiques au programme de travail de son agence. Ils marquent le début d’une recherche qui s’incarne à la façon d’un manifeste en 1998 à Orléans dans l’exposition Mutations @morphes :
Depuis plusieurs années, nous cherchions l’instrument qui nous permette d’explorer l’acte minimum, entre le pas grand-chose et juste assez, où la transformation territoriale née de l’architecture s’imprègnerait des géographies préalables, où l’aménagement aurait pu s’infiltrer, s’enchâsser dans ce qu’il était censé dominer pour en exacerber des problématiques de mutations, d’identités[21].
Ce sera le morphing, processus cinématique et cinématographique dont les capacités seront néanmoins abordées avec retenue, de manière volontairement furtive et selon les termes de Roche, déceptive.
En deçà de la fascination pour l’outil technologique, et de la métamorphose factice qu’il engendre, c’est sa fonction révélatrice et opératoire qui nous occupe. (…) Il ne s’agit plus d’opposer le projet à son contexte, comme deux hypothèses distinctes, mais de les lier par le processus de transformation même. Le projet n’est plus issu d’une projection abstraite mais d’une distorsion du réel[22].
La déformation dynamique d’une image dans une autre image, le mouvement tératologique d’un corps physique vers un autre corps, d’une autre nature (tout du moins en apparence), a introduit en architecture, depuis les années 90, des logiques de cinématisation et de séquenciation de la forme en même temps qu’une redéfinition de la notion de contexte. Dans les recherches de François Roche comme chez d’autres architectes, le déploiement temporel de ces mutations a permis de détacher, topologiquement, le processus de conception architectural de la géométrie euclidienne dans laquelle elle était inscrite depuis la Renaissance.
Mais au-delà des complexités de formes qu’il autorise, le morphing pour Roche et son agence s’est également trouvé mis au service d’une crise intentionnelle du genre et de l’identité. La liste de noms successifs donnés à l’agence[23], si elle ne dit pas grand-chose a priori de la pratique architecturale de François Roche, montre cependant la mue permanente, les mutations lentes d’une structure de travail collective dont l’avatarisation par une figure androgyne et numériquement manipulée – synthèse des collaborateurs et collaboratrices du studio – affirme une volonté programmatique de brouillage des identités et surtout de l’autorité architecturale (fig. 10).
La démultiplication des identités, la mutation du nom est un indicateur d’une démarche fondée sur la recherche constante d’une an-architecture, d’une volonté d’indétermination, d’inachèvement, de chosification qui ne concerne pas seulement l’objet architectural. François Roche a souvent cité dans ses textes le clip Black or White de John Landis pour Michael Jackson (1991) dont la célèbre séquence de morphing, en dépit d’un message humaniste très littéralement exprimé, offrait un bel aperçu des zones d’ambivalences et d’indétermination identitaire induites par la métamorphose (Fig. 11).
Indéfinitions
Le morphing repose sur la conversion indéfiniment réversible de données spatiales en données temporelles. Comme l’infinie déclinaison des degrés d’angle dans la théorie architecturale de la Fonction Oblique, le processus de la morphose est intrinsèquement virtuel, hermaphrodite[24]. Il brouille la distinction entre les genres. Sa générativité « naturelle » est un appel au devenir. La puissance architectonique de la morphose, c’est avant tout celle de la topologie, porteuse, comme nous l’avons détaillé plus haut, d’une profonde remise en cause des modèles et des catégories.
Devenue stratégie opératoire en architecture, la cinématique du morphing est un moyen de valoriser l’information au détriment de la forme. Son procédé engendre un brouillage du rapport entre artifice et nature, une dissolution du rapport entre objet et sujet, entre le corps et le mouvement dont il procède. Pour toutes ces raisons, il ouvre une zone d’indistinction et d’indéfinition fructueuse, entre architecture et cinéma.
Apparu dans la culture visuelle des années 90, le morphing s’est aujourd’hui banalisé. Pourtant, si la facticité et la superficialité de son action semblent encore le restreindre à un pur effet spectaculaire, son principe n’en finit pas d’influencer et d’interroger en profondeur, y compris de manière rétrospective, la logique et la structure de nos représentations. La récente mise en ligne du site This Person Doesn’t Exist[25] montre que les dynamiques propres à l’interpolation se trouvent aujourd’hui décuplées par les facultés de calcul et de synthèse de l’intelligence artificielle. Dans l’expérience proposée par This person doesn’t exist, toute actualisation de la page d’accueil du site produit un nouvel « être ». Un individu-image devient alors une « collection de style[26] », unique apparition au sein d’un système indéfiniment paramétrable et évolutif, capable de produire, sans fin, des êtres intervallaires. L’algorithme génère des chimères par un calcul applicable à n’importe quelle représentation, qu’elle soit celle d’un être humain, d’une autre espèce animale ou d’un « objet[27] ». L’étude de la morphogénèse, terme désormais largement admis dans le lexique architectural, implique de s’intéresser à une autre histoire du vivant : celle des formes chahutées dans une vaste histoire des corps en mouvement.
Si la métamorphose est depuis le grand poème initial d’Ovide, une prospère industrie de la métaphore, elle vaut aussi comme une action potentiellement transgressive, une stratégie de l’indiscipline. Aussi, pour aborder les relations entre architecture et cinéma, nous préférons à la quête de leur savoir authentique, la voie de l’Archicinéma[28] et d’une allagmatique, pour reprendre le vocabulaire de Gilbert Simondon[29]. Considérant qu’une opération est, précisément, ce par quoi « apparaît ou se modifie une structure », le morphing est, de toute évidence, une opération matricielle bouleversant la structure générique des deux domaines d’expression et de connaissance qui nous intéressent ici. Cette approche, intermédiaire pour ne pas dire intermédiale, conduit à considérer la dimension opératoire de l’art plus que les œuvres en tant que telles.
C’est pourquoi, au-delà de ses enjeux esthétiques, la méta-morphose, que l’on pourrait définir à présent comme le système plus général des opérations transformatrices, implique une approche philosophique et éthique de ses causes comme de ses effets. Car, si de telles opérations techniques sont devenues plus discrètes voire transparentes, elles nous mettent en demeure d’en interroger systématiquement le sens et les valeurs. La morphose, en tant qu’elle est – bien plus qu’un simple « truc » – une opération trans-génétique qui déploie devant nos yeux le monde fantastique des êtres hybrides, participe à sa façon d’un bouleversement ontologique entre les règnes ou à tout le moins d’une remise en cause de leurs définitions.
Illustrations de Pierre Bourdareau.
[1] Ovide, Les métamorphoses, Livre premier.
[2] Nous emploierons indifféremment les deux termes tout au long de ce texte.
[3] Une certaine prudence s’impose sur les origines de la grammaire cinématographique, en particulier sur les origines de l’animation séquentielle. Cf. la recension par François Amy de la Bretèque du livre de Marc Azéma, La Préhistoire du cinéma. Origines paléolithiques de la narration graphique et du cinématographe : https://journals.openedition.org/1895/4624
[4] Sergueï Mikhaïlovitch Eisenstein, Cinématisme. Dijon, Éditions Kargo / Les Presses du réel, 2009.
[5] Ibid., pp. 50-62.
[6] Sergueï Mikhaïlovitch Eisenstein, Bronenossets « Potiomkine » (Le cuirassé Potemkine) (1925). DVD. Éditions Studio MK2. 2010. 72 min.
[7] Pour avoir voulu vérifier par nous-mêmes et in-situ le phénomène décrit par Eisenstein, il apparaît que seul un regard appareillé, équipé d’un zoom au minimum, peut effectivement saisir a posteriori cette illusion de mouvement. Par ailleurs, des différences significatives existent entre le traitement sculpté des huit visages qui empêchent d’y lire une réelle continuité expressive. Mais la mutation plastique des blasons et surtout des mascarons, si elle reste subtile, existe bel et bien.
[8] « Pendant qu’Urbain commandait au grand architecte le baldaquin, il arriva que le neveu du pape (…) devînt amoureux de la sœur d’un élève du Bernin et la rendît mère. À la suite de ce malheur domestique, le frère de la jeune fille ne trouva rien de mieux que d’implorer son maître pour qu’il intercédât auprès du pape et que tout fût réparé par un mariage. Le Bernin, confiant et sincère, pensant qu’entre les enfants du Christ on ne pouvait se prévaloir de différences de castes, se rendit chez le pape pour obtenir justice. » Mais devant le refus catégorique et le mépris opposé par le pape à sa prétention « L’artiste retourne à ses travaux, indigné, la conscience révoltée, et quand il vit les larmes de la malheureuse mère et qu’il entendit les vagissements du nouveau-né, il fit ce serment solennel : « le Pape ne veut pas reconnaître son propre sang. Le fils d’un des siens ! C’est bien. Il aura sous ses yeux, pendant toute sa vie, près de l’autel où il dit la messe, au milieu de l’église d’où sort la parole chrétienne, les victimes innocentes : la mère et l’enfant, et l’acte même de leur martyre… » Sergueï Mikhaïlovitch Eisenstein, Ibid., pp. 54-55.
[9] Athanasius Kircher, Ars magna lucis et umbrae in decem libros, Édition Hermanni Scheus, Rome, 1646. Version numérique en ligne : http://lhldigital.lindahall.org/cdm/ref/collection/color/id/23013
[10] Cf. Laurent Mannoni, Donata Pesenti Campagnoni (dir.), Lanterne magique et film peint, 400 ans de cinéma, Paris, Éditions de la Martinière, 2009, pp. 23-28.
[11] Pierre Zucca, Le secret de Monsieur L. (1985), 59 min. supplément du DVD 3, Rouge-Gorge, in coffret Pierre Zucca, DVD, Carlotta Films, 2007, 403 min.
[12] « Circé ne se contente pas d’agir sur les personnages, elle s’en prend à la terre même et au paysage » (…) « Protée ne pouvait manquer d’accompagner Circé ; elle trouve en lui son complémentaire ; Protée opère sur lui-même ce que Circé opère autour d’elle (…) Le magicien de soi-même et la magicienne d’autrui étaient destinés à s’associer pour donner figure à l’un des mythes de l’époque : l’homme multiforme dans un monde en métamorphose. » cf. Jean Rousset, chapitre premier : « Circé ou la métamorphose (Le ballet de cour) », in La littérature de l’âge baroque en France, Op. cit., p. 19, 22.
[13] Jacques Perriault, La production de simulacres visuels au siècle des Lumières, « Communication, Techniques et usages », Culture Technique N°24, Centre de recherche sur la culture technique, Neuilly-sur-Seine, 1992.
[14] Bernard Cache, Terre Meuble, Orléans, Éditions HYX, 1997.
[15] Gilles Deleuze, cours sur Le point de vue, le pli, Leibniz et le Baroque, Paris VIII, Novembre 1986 : https://www.youtube.com/watch?v=yEg4Tc40rWM
[16] Ibid.
[17] Bernard Cache, Op. cit., p. 63.
[18] Ibid., p. 101.
[19] James Cameron, Terminator 2 : Judgement Day (1991), DVD, Live / Artisan, 1997, 137 min.
[20] L’analyse non-standard en mathématiques, dont Frédéric Migayrou avait fait le motif central de son exposition en 2003 au Centre Pompidou, a été publiée en 1961 par son auteur, Abraham Robinson. Cf. Frédéric Migayrou (dir.), Architectures non standard, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 2003. Catalogue de l’exposition présentée au Centre Pompidou. 10 décembre 2003 – 1er mars 2004.
[21] François Roche, « Mutations @morphes », dans François Roche, Gilles Desèvedavy, Stéphanie Lavaux, François Perrin (dir.), Mutations @morphes, Orléans, Éditions HYX, 1998, p. 7. Catalogue de l’exposition organisée au FRAC Centre du 12 octobre au 24 décembre 1998.
[22] Ibid., p. 8. Une série de films présentant le mode opératoire des ins déceptifs, sera présentée un an plus tard dans le cadre de l’exposition Mutations @morphes 2.0 / Movies à Lille à l’Espace Croisé, Centre d’art et d’architecture, du 27 février au 30 avril 1999. Cf. François Roche, Gilles Desèvedavy, Stéphanie Lavaux, François Perrin (dir.), Mutations @morphes 2.0. Movies, Orléans, Éditions HYX, 1999.
[23] L’approche collaborative dans laquelle Roche s’est systématiquement inscrit s’est traduite par une série ininterrompue de configurations et reconfigurations de son équipe, qui ont affecté l’évolution du nom de ses associations. Il passe ainsi de BoyeRoche (en 1989 avec l’architecte Thibaut Boyer) à Roche (1990); Roche & François (en 1991 Avec l’architecte Edouard François); Roche, Francois, Lewis, Huber, Roubaud, Perrin (1992); Roche, DSV & Sie (avec l’architecte Gilles Desèvedavy entre 1993 et 1997); R, DSV & Sie. P (avec François Perrin en 1998); R & Sie. D/B: L (avec Benoît Durandin, Olivier Boulin et Olivier Legrand entre 1999 et 2001); R&Sie(n) (avec l’architecte Jean Navarro de 2001 jusqu’à aujourd’hui), auxquels s’ajoute entre 2011 et 2015 une association avec l’architecte Camille Lacadée au sein d’[eIf/bʌt/c].
[24] Sur l’hermaphrodisme de l’oblique en architecture, cf. Claude Parent in Parent-Virilio, grandes conférences. Gilles Coudert, DVD, a.p.r.e.s éditions, Collection Rémanences, 2009.
[25] https://thispersondoesnotexist.com/
[26] Le site illustre l’état des recherches en Intelligence Artificielle et Machine Learning conduites au sein et pour le compte de la société NVidia par KARRAS Tero, LAINE Samuli, AILA Timo, A Style-Based Generator Architecture for Generative Adversarial Networks : https://arxiv.org/abs/1812.04948
[27] Pour un aperçu des applications de ces recherches en matière d’interpolation et de générativité, voir : https://www.youtube.com/watch?v=kSLJriaOumA
[28] Nous appelons Archicinéma une zone de dialogue, un intervalle au sein duquel se jouent des opérations transversales et réciproques entre architecture et cinéma. Pierre Bourdareau, « Archicinéma et fictions d’architecture. Sympathies pour le diable », Thèse de doctorat, Université Paris Est, 2016.
[29] « L’allagmatique » (du grec Allatein, modifier) est « la théorie des opérations », transversale et unifiante, et c’est pourquoi « elle est, dans l’ordre des sciences, symétrique à la théorie des structures, constituée par un ensemble systématisé de sciences particulières : astronomie, physique, chimie, biologie (…) Tandis que chaque science positive est une science de structures génériques, l’allagmatique est la science des opérations génétiques », Jean-Hughes Barthelemy, « Glossaire Simondon, les 50 grandes entrées de l’œuvre ». https://journals.openedition.org/appareil/2253
Référence électronique, pour citer cet article
Pierre Bourdareau, « Méta-morphose. Figure archi-cinématographique de la modification », Images secondes. [En ligne], 02 | 2020, mis en ligne le 26 février 2020, URL : http://imagessecondes.fr/index.php/2020/02/26/meta-morphose/