Stéphanie Herfeld
Marie Menken et Trisha Brown,
une pensée à l’œuvre
Résumé
L’intérêt pour la trace du corps, le rapport à l’espace, l’invention gestuelle, la mise en place d’un régime visuel sensoriel et synesthésique sont des stratégies esthétiques de la ciné-danse, sous l’angle de laquelle on peut voir le travail de Menken. Pour autant, même si Susan Rosenberg montre les rapports étroits du travail chorégraphique de Trisha Brown avec les arts visuels, il ne s’agit pas de montrer que les deux artistes ont des pratiques similaires, mais plutôt de faire l’hypothèse que celles-ci illustrent une même disposition à penser « avec » ou « par » le corps. Cette pensée « somatique » semble évidente pour une pratique chorégraphique, mais beaucoup moins pour celle de cinéaste. L’objet de cette contribution est donc de faire dialoguer l’élaboration de certains choix esthétiques et kinésiques des deux artistes. Cette élaboration est d’autant plus palpable lorsqu’elle se déroule « en direct » devant nos yeux, notamment dans Watermotor, qui capture aussi bien des gestes qu’une pensée improvisant, et dans les films de Menken, dans lesquels les mouvements corporels d’une pensée en acte s’impriment sur la pellicule. L’analyse de ces « moments » de création vise à contribuer à dire, à écrire, et à comprendre les gestes de la danse au cinéma.
Mots-clés
Danse, postmodernité, cinédanse, geste, image, pensée somatique
Certains films proposent une expérience de pensée qui rend hommage à l’efficacité et à la singularité de leur dispositif[1]. La dynamique de la coupe des films de Jean-Luc Godard, la narration sans mots des films d’Antonioni, la corporéité des images des films de Cassavetes, le passage dans la conscience des personnages des films de Minnelli sont des propositions filmiques qui poussent à penser. Si ces films nous engagent à penser, c’est peut-être parce que notre pensée fonctionne un peu comme eux. En effet, lorsqu’une nouvelle idée apparaît subrepticement à notre esprit, ne pourrait-on pas appeler cela une coupe ? Une coupe inattendue voire irrationnelle ? Lorsque les idées s’enchainent harmonieusement de façon non hiérarchique et sans lien apparent, ne pourrait-on pas nommer cela un agencement d’idées ? Ou, de façon plus diffuse, lorsque des pensées visuelles, c’est-à-dire des images, se présentent à l’esprit sans mots et sans histoire, n’a-t-on pas alors affaire à des situations optiques et sonores ? Ce sont là des exemples « d’images »[2] que Gilles Deleuze examine dans l’Image-mouvement et l’Image-temps [3].
Pour autant, lorsque l’on visionne les films de Marie Menken[4], il nous semble faire l’épreuve d’une autre expérience de pensée qui n’existe pas dans ces films de cinéma. Cette expérience d’un autre genre n’advient pas par le montage ou par ce qui se passe dans le cadre, mais provient avant tout de la mobilité de la caméra. Loin des films de cinéma que les réalisateurs laissent le soin de filmer à des directeurs de la photographie, Menken, cinéaste expérimentale, a choisi de manier elle-même la caméra. Grâce à la caméra Bolex, légère et maniable, et bien avant le téléphone portable, elle a bâti des films sur des mouvements de cadres, mouvements analogues à ceux de son corps et de son regard. Dans Arabesque for Kenneth Anger (1958-1961), par exemple, elle rend compte de la qualité des motifs de l’Alhambra de Grenade et réussit à nous transmettre la joie qu’une telle expérience de vision lui procure. Comment y parvient-elle ? Par le déplacement de son corps, par des courses et des rotations sur elle-même, et par des mouvements de caméra, rapides balayages, secousses, mouvements ascendants et descendants, etc. Kenneth Anger, qui l’accompagnait sur le tournage de ce film, dit d’ailleurs que Menken dansait en le filmant. Un tel témoignage soulève quelques questions : quelle raison peut bien pousser une artiste visuelle à se mouvoir pour produire une œuvre ? Pourquoi Menken a-t-elle besoin de danser en filmant ? Qu’est-ce que cette danse dit de son rapport au monde ?
Il semble qu’une réponse possible à cette question puisse être trouvée dans le travail de Trisha Brown[5]. Dans Watermotor (1978), œuvre aussi bien chorégraphique que filmique, Brown effectue des gestes et des déplacements qui ne cherchent pas à représenter quelque chose de précis ou à exprimer adéquatement une émotion particulière. Elle semble plutôt tracer des motifs ou des idées en devenir. Elle compose des gestes d’une manière qui semble autant improvisée qu’elle lui est familière, dans un langage personnel, libre, détaché des mouvements appris et travaillés au cours de la formation des danseurs. Dès lors, le flux agencé de ses mouvements peut être éprouvé en miroir de Menken : répétition, hésitation, accélération, ralentissement, accentuation, secousse, changement de direction, mais aussi pause ou coupe, notamment quand elle se met à marcher, d’une marche tout à fait quotidienne, qui la fait sortir de la danse. Alors que par son cadrage, ses mouvements singuliers et son montage, Menken parvient à transcrire son expérience de vision, Brown semble trouver le juste tempo pour dérouler l’idée de sa phrase corporelle. De sorte que l’on pourrait considérer que ces deux artistes mettent en œuvre une même façon, peut-être un même besoin, et en tout cas, une même capacité à penser par le geste.
Dans un premier temps, pour donner corps à notre hypothèse, on s’intéressera de plus près à certains de leurs mouvements et de leurs choix kinésiques. Ceci, alors que l’enregistrement filmique nous permet d’accéder de façon immédiate à l’enchainement de leurs gestes, dans un rapport de coprésence et dans un présent de leur exécution. Ainsi, lorsque Menken décide de suivre de son regard-caméra un envol d’oiseaux, nous assistons en direct à sa prise de décision. Nous la voyons suivre d’un geste efficace le parcours de l’animal, et plus tard, nous la sentons amorcer un autre geste, celui de tourner sur elle-même. Nous l’accompagnons dans ce trajet de la pensée. De même, lorsque Trisha Brown entame le mouvement par lequel elle semble « s’essuyer » les pieds sur le sol tout en secouant sa main droite, nous devenons les témoins de sa concentration et de son engagement dans le geste. Elle le fait durer, nous rend conscient de sa temporalité, et nous nous mettons à suivre pas à pas le déroulement de son propos.
La répétition gestuelle comme recherche de l’idée
Ce qui nous maintient à la fois connectés et attentifs à ces gestes semble venir d’une impression tenace aussi bien de cohérence que d’intensité. Sur quoi repose cette impression ? Elle ne semble pas avoir pour origine des gestes particuliers qui sortiraient du lot et qui porteraient en eux un propos précis. Elle provient plutôt d’un principe d’accumulation. Pour Menken, c’est l’accumulation d’un même mouvement de caméra, un balayage de droite à gauche, par exemple, mais qu’elle répète face à différents objets. Pour Brown, c’est une suite progressive de gestes qui reproduisent souvent une même onde, un même principe d’ondulation qu’il soit de la jambe, de la main ou du buste.
Ce qu’il y a de commun entre les gestes des deux artistes est bien la mise en œuvre de la répétition comme principe de structuration. La répétition comme un désir de dire quelque chose en le cherchant, par tâtonnement et en faisant varier un même motif. Mais, il ne s’agit pas cependant d’un principe qui viserait à reproduire le geste à l’identique. Non, pas une reproduction, mais une répétition-recherche qui suspendrait la nécessité de former un récit et d’arriver à une fin qui en serait la conséquence. Menken et Brown pratiquent la répétition afin de se battre avec un inconscient ou avec un impensé qu’elles travaillent à mettre à jour. À force de reprises, de redoublements, et de variations, leur répétition devient thématisante. C’est-à-dire que quelque chose s’en dégage, qu’une idée se forme et nous donne l’impression qu’une résolution se produit devant nos yeux.
Alors, on peut se demander ce qu’il se passe, par exemple, lorsque Menken répète des plans sur l’eau des fontaines, qu’elle s’y attarde, les recoupe, et les compare. D’abord, Menken fait ce film en présence de et en hommage à Kenneth Anger qui avait lui-même fait un film à la Villa d’Este à Tivoli, près de Rome. Son film, intitulé Eaux d’Artifice (1953), faisait usage de nombreux plans sur les fontaines du jardin et on peut penser que Menken entreprend ici un dialogue amical avec lui. D’autre part, il fait très chaud à Grenade et la présence de l’eau apparaît comme un soulagement pour les visiteurs dont fait partie Menken. L’insistance sur le motif de l’eau nous plonge dans l’expérience même de la cinéaste et renforce l’idée d’une coprésence entre elle et nous. Enfin, l’Alhambra est un ensemble de bâtiments solides qui ont traversé les siècles. L’image de l’eau introduit une qualité que la pierre ne possède pas : le mouvement. L’eau permet en effet de refléter les formes et de les faire se mouvoir. Menken contraste consciemment ou inconsciemment cet élément kinésique avec les autres éléments, et ce contraste nous pousse à réfléchir. Il nous pousse à penser car, d’un côté, c’est le cadre qui bouge sur des objets immobiles et de l’autre, lorsque le cadre s’arrête, c’est l’élément liquide qui s’anime. Sans percevoir cette opposition d’une manière évidente, nous emportons de cette expérience l’idée d’un mouvement général qui donne vie à tout ce que l’on peut voir dans le film. Cette vie, qui nourrit le film, n’est autre que le ravissement ou l’enthousiasme visuel de Menken dans ce moment particulier de sa vie. En vertu de ce principe de répétition, on partage avec elle cette sensation : comme elle, on se réjouit et on se prend à penser qu’on aimerait bien faire ce voyage à notre tour pour aller voir ces fontaines.
Pour ce qui est de Brown, si on y regarde bien, il y a peu de mouvements clairement répétés à l’identique. Cependant, on repère certains motifs récurrents. Un balancement dans les hanches se reproduit au même rythme et avec la même amplitude dans un lancer de bras. Un petit saut avec changement de pied vient ponctuer à plusieurs reprises les segments de gestes. On n’identifie pas de reproduction exacte, mais on voit un ensemble de gestes à la fois proches et décalés par rapport à ceux qui les précèdent. La répétition-variation pratiquée par Brown nous apparait comme une proposition discursive et personnelle. Dans un ouvrage qui lui est consacré, et plus particulièrement dans un chapitre intitulé « Subjectivité, désir et le corps pensant »[6], Susan Rosenberg met en avant l’intelligence corporelle de Brown et son travail de recherche autour du lien entre cognition et motion, entre mémoire, émotion et expérience physique. Elle montre comment Brown déploie des mouvements improvisés qui lui sont propres[7] et que la chorégraphie de Watermotor révèle un corps pensant pour lui-même[8]. Elle compose des gestes proches les uns des autres comme le sont les mots d’une même famille. On y trouve l’idée de l’onde ainsi que son champ lexical. Cette onde est peut-être la mémoire corporelle d’une chute accidentelle qui eut lieu durant son enfance. C’est du moins ce que suppose Susan Rosenberg[9]. Quoi qu’il en soit, ce qui est remarquable est que les deux artistes emploient la répétition ou la reprise d’un même principe afin de rechercher, de former, et donc de proposer une « idée »[10] au spectateur. Cette « idée » ne précède pas l’effectuation des gestes : elle n’est pas l’expression d’un déjà là ou d’un intérieur qu’on rendrait visible à l’extérieur. Elle se compose et se recompose au fur et à mesure des gestes, des mouvements ou des cadrages.
La secousse comme propos
Si la répétition a une fonction thématisante, on peut repérer un autre geste qui porte aussi à penser. C’est celui de la secousse. Souvent tremblante, la main-caméra de Menken ne refuse aucune expérimentation. Elle va même jusqu’à se secouer comme pour en observer les effets. Les motifs de couleur se brouillent et le flou prend possession de l’écran. De son côté, Brown n’hésite pas à secouer la main en insistant sur le geste. Un geste qui paraît peu dansant. De plus, lorsqu’elle se secoue, il n’y pas que son corps qui bouge, il y a aussi ses cheveux, libres et légers. Rosenberg remarque que Brown se retrouve souvent déséquilibrée et qu’elle réussit à entamer d’autres mouvements alors qu’elle rétablit son équilibre. Brown s’emploie constamment à décentrer son corps. On note aussi que certains de ses gestes paraissent inachevés comme si elle ne prenait pas soin de les terminer. De sorte qu’au lieu d’assister à une énonciation gestuelle claire et précise, nous observons des gestes flous, vagues et parfois précipités. Dans les deux cas, il semble que les artistes tentent de faire sortir quelque chose de ces secousses. Tracer des gestes flous, brouiller l’image est aussi une manière de construire un propos. Construire par le brouillage pourrait être pour Menken un moyen d’attirer l’attention sur le dispositif de l’image filmique. Sa capacité à faire voir, à transmettre des sensations, mais aussi à révéler les surfaces, leur texture et leur potentiel de transformation plastique. De son côté, faire des gestes flous pourrait être pour Brown le moyen de formuler son propos rapidement, dans une certaine urgence de la pensée, en mettant l’accent davantage sur le phrasé que sur le mot, c’est-à-dire sur le flux plutôt que sur le geste. Dans les deux cas, il semble que la secousse est un moyen d’introduire une certaine subjectivité dans l’image et le geste, parce que sa qualité est éminemment personnelle, intime. Elle parle de la vibration d’un soi.
L’interstice comme argument
Dans un cours sur le cinéma et la pensée[11], Gilles Deleuze développe un argument sur le rôle de l’interstice dans le cinéma de l’après-guerre. Il part d’un ouvrage de Blanchot pour expliquer ce qu’il entend par interstice :
Tout discours passe par des interruptions ou des intermittences, y compris le monologue, et même le monologue intérieur.[12]
Il ajoute que cette interruption sert à reprendre son souffle et que, reprendre son souffle et le silence qui en résulte, constitue la part motrice du discours. Au cinéma, l’interstice est l’intervalle entre deux images. Il est le minimum de vide qui permet l’association entre les images. Deleuze explique que dans le cinéma classique, l’interstice se subordonne à l’association des images, c’est-à-dire qu’une image est suivie d’une autre image puis d’une autre, et chaque image séparée par l’intervalle s’enchaîne à une autre de façon à servir ou à se subordonner à la logique du film. Dans le cinéma moderne ou de l’après-guerre, l’intervalle vaut pour lui-même ; c’est-à-dire que cette coupure n’a plus de fonction de ponctuation. Au contraire elle brise la chaîne entre les images. Deleuze prend l’exemple d’un écran noir ou d’un écran blanc qui s’insère entre deux images. Cette image ne rentre pas en rapport avec l’image qui la précède ou qui la suit, elle vaut pour elle-même. Dans l’Image-temps, il reprend la même idée au sujet du cinéma de Jean-Luc Godard et parle d’une opération de différenciation[13]. Cette opération n’est pas celle du discontinu qui l’emporterait sur le continu car, pour Deleuze, « les coupures ou les ruptures, au cinéma, ont toujours formé la puissance du continu »[14]. Cependant, alors que dans le cinéma classique la coupure est dite rationnelle, dans le cinéma moderne, en particulier celui de Godard, elle est dite irrationnelle[15].
Si on considère les images de Menken, on peut repérer des instances d’intervalle irrationnel. Par exemple, alors que des plans s’enchainent sur un principe de description du lieu, avec une sorte de logique pour construire l’espace, quand Menken se met soudainement à tourner en accélérant le rythme au point de flouter l’image et de mettre l’accent sur sa danse, on passe d’un registre à l’autre. Ce qui se joue alors est un passage à la danse, sans lien avec ce qui précède et sans raison évidente. On pourrait même penser que Menken utilise le procédé à l’œuvre dans les comédies musicales de basculement de la diégèse dans la danse. Elle insiste et fait durer ce moment en répétant les plans, de sorte que le moment de la danse vaut pour lui-même. Il se faufile dans les images, s’installe dans la durée, et pousse le spectateur à penser une nouvelle idée, celle de la possibilité d’une danse motivée par un lieu.
Pour ce qui est de Brown, il y a un moment qui s’insère comme une coupe irrationnelle entre les mouvements. C’est celui où elle se met à marcher. Une marche ordinaire qu’elle effectue à un rythme rapide. Comme si elle voulait se repositionner sur le sol. Une marche qui interrompt le flux des mouvements qui la précède. Une marche non stylisée qui la fait sortir du registre et de la temporalité de la danse. Cette marche ébranle le spectateur car elle lui fait faire une pause. Elle le ramène à un présent, qui est aussi celui de Trisha Brown se « replaçant ». Cette interruption inattendue le pousse à penser. Il se demande pourquoi elle s’arrête, pourquoi elle suspend le flux harmonieux des mouvements. Éprouvant ce mouvement commun[16], il comprend par contraste que les mouvements qui le précèdent et qui le suivent sont d’une tout autre qualité. Mais, il peut aussi en conclure que si Brown se met à marcher, c’est parce qu‘elle a besoin de penser.
Le rôle du regard
Il y a pourtant une grande différence entre les deux artistes. L’une est une artiste visuelle et l’autre est danseuse-chorégraphe. On pourrait du moins se dire que ce qui motive leurs mouvements doit être différent. Pour Menken, il semble évident que la vision, et ce qu’elle produit en elle, est le moteur premier de sa motion. On pourrait même considérer que Menken réalise avec ses films des performances de l’œil. Dans une durée donnée, guidée par sa vision, elle improvise des gestes de caméra et des déplacements. Parcourant l’espace, elle le révèle et se l’approprie en introduisant de nouveaux points de vue et en sélectionnant ce qu’elle veut faire voir. Qu’en est-il pour Trisha Brown ? Brown organise ses gestes et ses déplacements pour s’adresser à un regard extérieur. À la différence de Menken, c’est elle que ce regard extérieur regarde et, non pas, ce que son propre regard donne à voir. Pour autant, comme le montre Isabelle Ginot[17], les danseurs font largement usage du regard notamment dans leur perception de l’espace et dans leur travail de l’équilibre. Elle fait état de deux approches du regard : celui du danseur classique qui met en œuvre un regard directionnel afin de construire l’espace du plateau à l’italienne, et celui « flottant, jamais fixé, sensible aux variations du contexte », ou encore « périphérique »[18] du danseur contemporain qui pratique le contact-improvisation. Dans Watermotor, il semble que Trisha Brown développe encore un autre regard. Une sorte de regard intérieur qui se trouverait à l’origine de l’impulsion de ses gestes. Susan Rosenberg montre, en effet, comment dans Watermotor, Brown puise au fond d’elle-même une mémoire à la fois visuelle et émotionnelle. Elle la cite :
Je sais que le mouvement d’ouverture est qu’il y avait quatre maisons, la vieille maison à cet endroit ou quelque chose comme cela. Eh bien, ceci représente la petite maison en bas d’une falaise et une maison là-bas et une maison qui était ici et ma main, ce pied était représenté comme allant jusqu’en bas de cette grande falaise et ceci est un mouvement figuratif pour moi mais cela peut paraître abstrait à tout le monde.[19]
À partir de là, on peut considérer qu’il y a une certaine proximité des processus de création entre les deux artistes. Toutes deux structurent leur production à partir du mouvement du corps, et toutes deux font appel au regard, qu’il soit interne ou externe, pour motiver leurs gestes. Alors que Menken penche du côté de l’art chorégraphique lorsqu’elle filme en dansant, Brown penche du côté des arts visuels lorsqu’elle visualise des objets pour former ses gestes et les répartir dans l’espace.
Ce parcours, ou cet aller-retour entre les différents arts est précisément ce que met en œuvre la ciné-danse ou la vidéo-danse[20]. La vidéo-danse est une fonction du regard et du mouvement du corps. Elle brouille les frontières entre les disciplines. Elle est, d’ailleurs, soit le travail de danseurs qui s’approprient l’outil de la caméra (Trisha Brown), soit le travail de cinéastes qui structurent leur objet visuel par le mouvement du corps (Marie Menken). On peut donc dire que la vidéo-danse est une proposition visuelle élaborée à partir de la chorégraphie du corps. Cette chorégraphie du corps comprend, en quelque sorte, celle de la caméra puisque qu’il faut un corps pour la positionner et pour regarder à travers elle. D’une certaine manière, le projet de Trisha Brown croise aussi celui de la vidéo-danse (sans le cadrage cinématographique) : « Ma formation est en danse et en chorégraphie, mais je suis préoccupée par la forme et le contenu, comme n’importe quel artiste »[21] a-t-elle dit. Il est intéressant de noter que cette approche de la danse sous l’angle des arts visuels lui a valu d’être qualifiée de « chorégraphe intellectuelle »[22], ce qui, dans les années 1970 ne semblait pas être un compliment. Que faut-il penser d’un tel jugement ? Faut-il en conclure qu’avant Trisha Brown, la danse et la chorégraphie n’étaient pas intellectuelles, sous-entendu qu’elles n’avaient pas à voir avec l’activité de l’esprit ou de la pensée ? Ou bien faut-il entendre, dans cette critique, que la danse ne saurait, en aucun cas, être un lieu de pensée ?
Une autre manière de penser
Comme nous l’avons montré, et tout comme Menken, il est clair que, dans son art chorégraphique, Brown non seulement pense mais donne à penser. Cette manière de penser par le mouvement du corps diverge toutefois de ce que l’on entend habituellement par penser.
Si on considère la tradition philosophique, penser est une activité purement intellectuelle qui consiste à exercer son esprit. Penser en philosophie, c’est accéder à la connaissance, que celle-ci soit fondée empiriquement ou qu’elle soit purement spéculative. Cependant, penser en philosophie, c’est avant tout produire un raisonnement, c’est-à-dire construire une argumentation claire et logique.
À partir de là, on peut voir que le travail chorégraphique de Menken et de Brown soulève plusieurs questions. Il pose d’abord la question du lieu de la pensée. Y a-t-il un seul lieu de la pensée ? Il semble que l’effectivité de leurs travaux gestuels donne une réponse négative à une telle question. D’autre part, parce qu’il emploie la répétition, le flou et la coupure irrationnelle comme moyens de penser, le travail de Menken et de Brown pose aussi la question de l’organisation de la pensée. Penser, est-ce toujours raisonner ? Encore une fois, on peut répondre négativement à cette question. Mais encore, si à partir de nos exemples, on considère que la pensée se produit soit par les mouvements visibles du corps, soit par les mouvements de cadre, on peut alors poser la question de la médiatisation de la pensée. Dans quelle mesure ce qui a trait à la corporéité produit-il des signes ? Il est clair que chez Menken et Brown, ce sont les gestes, leur qualité, leur intensité, leur vitesse, et leur répartition dans l’espace et le temps qui donnent à penser. Enfin, ce que l’on voit dans les gestes de Menken et Brown, dans leur pensée en acte, c’est leur recherche permanente, leur souci de trouver en agissant, de sorte que l’on peut aussi considérer, à partir de leur travail, la question de l’intention de la pensée. Leurs gestes n’ont pour finalité que le geste lui-même, un geste pour trouver : c’est donc la question de l’improvisation, c’est-à-dire de l’ouverture au hasard et de l’irruption du nouveau, qui est en jeu.
On pourrait conclure que cette autre manière de penser est celle de l’art en général, c’est-à-dire une pensée-création. Cependant, on ne peut omettre l’importance du rôle du mouvement du corps dans cette pensée. On pourrait alors la nommer « pensée somatique », car c’est une pensée sensible, qui rencontre l’altérité et qui est connectée au monde par le corps. C’est donc une façon de penser qui part du corps, de sa connaissance et de la potentialité de ses mouvements. C’est aussi une façon de penser qui, plus que les autres façons de penser, prend en compte l’espace et le temps. C’est encore une pensée qui s’articule par et dans des motifs chorégraphiques plutôt que par et dans des mots. Motif du continu et du discontinu, de la tension et du relâchement, de l’équilibre et du déséquilibre, par exemple. C’est enfin, une pensée rythmique dont le sens naît justement du rythme, de la scansion, de l’accentuation, de la répétition, voire de la redondance, au lieu de la logique.
[1] La notion de dispositif s’entend ici comme l’agencement des éléments d’un ensemble afin de produire des effets sur celui qui en fait l’expérience.
[2] À partir de la littérature, « Deleuze y repère ce qu’il appelle souvent des ʺimagesʺ, en donnant à ce mot une acceptation très vaste, qui n’est pas seulement visuelle, mais qui concerne tout ce qui, dans la production symbolique, excède l’énoncé strict, l’adéquation du signifié et du signifiant », Jean-Michel Frodon, Gilles Deleuze et les images, Paris, Cahiers du Cinéma et Institut National de l’Audiovisuel, 2008, p. 11.
[3] « Mais l’essence du cinéma, qui n’est pas la généralité des films, a pour objectif plus élevé la pensée, rien d’autre que la pensée et son fonctionnement », Gilles Deleuze, L’Image-temps, Paris, Les Éditions de Minuit, 1985, p. 219.
[4] Marie Menken (1909-1970), peintre et cinéaste expérimentale d’origine lituanienne, peu connue de son vivant, était l’amie d’artistes majeurs tels qu’Andy Warhol, Jonas Mekas, Kenneth Anger, et Stan Brakhage. Ce dernier fut l’un des premiers à montrer que la qualité kinésique et la liberté de son travail de caméra inspira la pratique de nombreux cinéastes indépendants. Stan Brakhage, Film at Wit’s End, New York, McPherson & Company, 1989, p. 33.
[5] Trisha Brown (1936-2017), chorégraphe américaine, fut une figure majeure de la danse post-moderne. Influencé par les idées de John Cage, son travail « a questionné la définition de la chorégraphie, a développé un langage abstrait de mouvements, et a forgé une intelligence intégrée du corps et de l’esprit afin de démontrer les complexités cognitives et kinésiques de la conception, de l’expérience visuelle et de la performance de la danse », Susan Rosenberg, Trisha Brown choreography as visual art, Middleton Connecticut, Wesleyan University Press, 2017, p. 1.
[6] Susan Rosenberg, « Subjectivity, Desire and the Thinking Body », Trisha Brown. Choreography as visual art, Middleton Connecticut, Wesleyan University Press, 2017, p. 202.
[7] « My body moves the way it moves », Susan Rosenberg, Ibid., p. 212.
[8] Susan Rosenberg, Ibid., p. 220.
[9] Susan Rosenberg, Ibid., p. 210.
[10] « Deleuze appelle Idées de telles images, complexes de sensations non réductibles à une signification discursive, mais qui stimule la pensée », Anne Sauvagnargues, Deleuze et l’art, Paris, Presses Universitaires de France, 2006, p. 73.
[11] Gilles Deleuze, cours 70 – 20/11/1984 – 3, La voix de Gilles Deleuze en ligne, <http://www2.univ-paris8.fr/deleuze/article.php3?id_article=369>, Vincennes-Saint-Denis, Université Paris-8, 1984
[12] Gilles Deleuze, Ibid.
[13] Gilles Deleuze, L’Image-temps, Paris, Les Éditions de Minuit, 1985, p. 234.
[14] Gilles Deleuze, Ibid., p. 236.
[15] Gilles Deleuze, Ibid.
[16] Marie Bardet dans Marie Glon (dir.) et Isabelle Launay (dir.), « Marcher entre commun et singulier », Histoire de gestes, Paris, Actes Sud, 2012, p. 66.
[17] Isabelle Ginot, « Regarder », Ibid., p. 218.
[18] Isabelle Ginot, Ibid., p. 221.
[19] « I know that the opening move of this is that there were four houses, the old house set somewhere or something like that. Well, this represents that little house at the bottom of a cliff and a house over there and a house which was here and my hand, this foot was represented going all the way down this very big cliff and it’s representational movement to me but it would appear abstract to everyone else », Susan Rosenberg, Trisha Brown Choreography as visual art, Op. Cit., p. 210.
[20] « La ciné-danse est un sous-genre du film de danse qui se singularise notamment par : son hybridité, une absence de narration classique, une dimension nettement expérimentale », Sophie Walon, « Ciné-danse : histoire et singularités esthétiques d’un genre hybride », thèse de doctorat de l’Université Paris Sciences & Lettres, 2016, p. 1.
[21] « My training is in dance and choreography, but my connection is to form and content, as for any artist. » Susan Rosenberg, Trisha Brown Choreography as visual art, Op. Cit., p. 8.
[22] « A brainy choreographer ». Susan Rosenberg, Ibid., p. 4.
Référence électronique, pour citer cet article
Stéphanie Herfeld, « Marie Menken et Trisha Brown, une pensée à l’œuvre », Images secondes. [En ligne], 01 | 2018, mis en ligne le 25 juin 2018, URL : http://imagessecondes.fr/index.php/2018/06/25/marie-menken-et-trisha-brown-une-pensee-a-loeuvre
Stéphanie Herfeld
Vidéaste et chercheuse indépendante, Stéphanie Herfeld est actuellement inscrite en master de philosophie de l’université Paris-Ouest-Nanterre et s’intéresse aux liens entre la pensée et les images en mouvements qui impliquent le corps dansant. Elle est l’auteur d’un mémoire de master de l’EHESS intitulé Le corps dansant dans les images mouvantes et elle a suivi une formation de plasticienne, spécialisation vidéo, au Central Saint Martins College of Art and Design de Londres (Bachelor of Arts, first class degree).
Elle a publié plusieurs articles, tels que « La carte blanche de Tino Sehgal au Palais de Tokyo est-elle de la danse au musée ? » dans Repères, cahier de danse (Mars 2017) ; « Ichtyostega: d’un mouvement l’autre, ou la matière dans tous ses états » et « Seeing and moving: the performance of Marie Menken’s images » pour Screendance studies (2014).