Simon Daniellou
L’Ankoku butō de Tatsumi Hijikata
Une attraction subversive au service du cinéma ero-guro de Teruo Ishii
Résumé
De 1968 à 1970, Tatsumi Hijikata, célèbre chorégraphe à l’origine de l’ankoku butō, apparaît à trois reprises dans des œuvres ero-guro du réalisateur japonais Teruo Ishii. Le danseur apporte avec lui une esthétique provocante particulièrement adaptée à la logique attractionnelle de ces films d’exploitation mêlant violence et érotisme. Tandis que le Japon connaît un développement économique fulgurant qui informe des normes sociales policées et hygiénistes, cette affirmation outrancière, sur les écrans des cinémas populaires, de pulsions inavouables déformant les corps et les âmes, semble dès lors participer d’une véritable entreprise de subversion.
Mots-clés
ankoku butō, ero-guro, Tatsumi Hijikata, Teruo Ishii, cinéma japonais, Japon, attraction
À la toute fin des années 1960, le célèbre chorégraphe japonais Tatsumi Hijikata, principal initiateur de l’ankoku butō, intervient comme acteur dans trois longs-métrages de fiction réalisés en moins de trois ans par le prolifique Teruo Ishii. Née dix ans plus tôt en réaction aux nouvelles préoccupations d’un pays qui, les cendres de la guerre dissipées, connaît un véritable miracle économique, cette « danse des ténèbres » occupe alors une place de choix au sein des formes chorégraphiques avant-gardistes proches de la performance. Si aucun canon ne vient encore la caractériser, Hijikata, son collègue Kazuo Ōno et leurs élèves (Yoshito Ōno, Yōko Ashikawa, Akaji Maro, Kō Murobushi, etc.) ont déjà popularisé la paradoxale extériorisation du travail introspectif qu’ils mènent sur eux-mêmes, exposant aux regards leurs corps traversés tout à la fois de pulsions animales, de souffrances intimes et de frissons telluriques, invitant à « rentrer en [soi]-même pour danser un mouvement qui est en [soi][1] ». D’une simple apparition liminaire ouvrant Orgies sadiques de l’ère Edo (Zankoku Ijō Gyakutai Monogatari Genroku Jokeizu, 1968) à la tenue d’un des rôles principaux de Horrors of Malformed Men (Kyōfu Kikei Ningen: Edogawa Ranpo Zenshū, 1969), en passant par l’interprétation d’un personnage secondaire pour Blind Woman’s Curse (Kaidan Nobori Ryū, 1970), la place accordée au danseur dans les récits filmiques d’Ishii est variable. Mais à chaque fois, Hijikata traverse l’écran comme une créature incontrôlable, laissant échapper quelques borborygmes, les yeux à demi révulsés, la langue pendante, les cheveux ébouriffés, les bras désarticulés ou le dos bossu. Non seulement l’emprunt de telles caractéristiques à certaines de ses chorégraphies incite à envisager comme des attractions – pour reprendre le vocabulaire d’Eisenstein[2] – les scènes relativement autonomes dans lesquelles il apparaît, mais la présence incongrue de son corps – « le plus impressionnant des “effets spéciaux”[3] » selon Mark Schilling – au sein du plan constitue en elle-même une attraction capable de susciter une forme de distanciation. En capitalisant sur l’étrangeté de l’apparence physique et du comportement imprévisible de son comédien, le réalisateur Teruo Ishii semble en effet chercher à perturber l’identification diégétique du spectateur et mettre à mal les repères narratifs traditionnels.
Avant de se rencontrer sur les écrans japonais, les esthétiques de Hijikata et Ishii font écho, chacune à leur manière, aux bouleversements sociétaux qui secouent durant les années 1960 un Japon alors en pleine croissance économique. Le premier déploie son art à partir de 1959 en rupture avec une certaine tradition disciplinaire au moment même où la jeunesse nipponne commence à exprimer son rejet d’une société patriarcale oppressante. Et lorsque ces contestations atteignent leur paroxysme à la fin de la décennie suivante, le second est en train de profiter d’une certaine liberté au sein d’une industrie cinématographique moribonde, prête à tout pour retenir un public qui déserte en nombre les salles de cinéma. La silhouette torturée de Hijikata convoquée par Ishii dans des films où se succèdent perversions et éclats de violence, participe ainsi d’une entreprise plus générale de subversion des conventions formelles et narratives du cinéma commercial. Aussi nous proposons-nous d’analyser comment les visions érotico-horrifiques que partagent le danseur et le cinéaste transgressent les nouvelles normes d’une société japonaise hygiéniste et policée en entretenant une forme extrême de « présentationnalité[4] » vis-à-vis des attractions ainsi mises en images.
- Le butō comme attraction spectaculaire
À la fin des années 1960, le système de production cinématographique japonais est au plus mal. Pour les tout-puissants studios qui le dominent, la décennie a déjà débuté par un avertissement avec la faillite de la Shintōhō, dont la stratégie opportuniste centrée sur la production de films d’exploitation n’a pas suffi à endiguer la chute de fréquentation. Les compagnies dénuées de réseaux de salles propres subissent notamment de plein fouet le développement accéléré des divertissements télévisuels, la Daiei et la Nikkatsu étant particulièrement en difficulté[5]. Après une première vague de films érotiques indépendants à très petit budget (pinku eiga) distribués par de grandes compagnies à partir de 1964, la production de films d’exploitation mêlant sexe et violence s’intensifie pour pallier ce phénomène. C’est notamment le choix de la Tōei Company dont les films de yakuza chevaleresque (ninkyo eiga), un temps populaires, voient désormais leur succès s’éroder. Figure de proue de ce genre auquel il n’attache pourtant pas d’importance particulière, le réalisateur Teruo Ishii change de registre en 1968 lorsqu’il entame avec Vierge pour le shōgun (Tokugawa Onna Keizu) une nouvelle série de films pour la Tōei, qui les regroupera bientôt sous l’appellation « Les Délices de la torture ». Si ce sous-genre flirtant avec le sadomasochisme trouvera surtout à se développer durant les décennies 1970-1980 dans le cadre des « romans porno » de la Nikkatsu, les années 1968-1973 sont déjà propices aux productions « ero-guro », c’est-à-dire « érotico-grotesques », qui se complaisent dans l’étalage des perversions supposées d’une société japonaise féodale décadente, en particulier en représentant en détail les techniques de torture de l’époque. Plus largement, ces films héritent d’un mouvement artistique et littéraire mêlant érotisme, horreur et grotesque, l’« ero-guro-nansensu », qui voit le jour au Japon durant les années 1920. La cruauté (zankoku) qui s’y déploie, en particulier envers les personnages féminins, devient alors un argument de vente, mais la surenchère entraîne son lot de critiques, parfois chez les réalisateurs eux-mêmes qui reprochent aux producteurs de tomber dans des facilités dramaturgiques, sans pour autant réussir à inverser la tendance.
Après avoir ouvert son film Femmes criminelles (Tokugawa Onna Keibatsushi, 1968) par une série de saynètes ultra-violentes (décapitation, écartèlement, bûcher), et avant de le faire à nouveau (crucifiement et transpercement, décapitation à la scie) pour L’Enfer des tortures (Tokugawa Irezumishi Seme Jigoku, 1970), à grand renfort d’effets gore accentués par des ralentis ou des arrêts sur image, Teruo Ishii est à la recherche d’une séquence introductive tout aussi saisissante pour son film Orgies sadiques de l’ère Edo. Il songe alors à solliciter le danseur Tatsumi Hijikata, qu’il a rencontré après avoir découvert des photos de ses performances et assisté à l’une d’entre elles. Son visage lui fait forte impression et il ne peut que constater l’impact de ses chorégraphies réputées faire s’évanouir les spectatrices. C’est ainsi qu’il en vient à débuter son nouveau film par un plan fulgurant, sans aucun rapport avec la suite du récit : suivi par un panoramique en longue focale, le danseur, vêtu d’un kimono couleur prune et les cheveux en bataille, traverse un champ à vive allure en portant sur son épaule un nourrisson en pleurs, selon un motif emprunté à une série de photographies réalisées par Eikō Hosoe entre 1965 et 1968 dans la campagne de la préfecture d’Akita dont est originaire le danseur (illustrations 1a et 1b).
Passés un arrêt sur image, qui le fige en plein mouvement, et l’apparition du titre du film en lettres écarlates, les yeux de Hijikata surgissent à l’image cadrés en très gros plan. Un zoom arrière révèle alors son visage, en partie masqué par des mèches de cheveux. La lèvre inférieure pendante, une arcade sourcilière en mouvement, le danseur, vêtu cette fois d’un kimono de femme rose pâle, ouvre et ferme une petite boîte contenant ce qui s’apparente à un organe factice transpercé d’aiguilles. Un plan moyen révèle ensuite que l’artiste se trouve à l’intérieur d’une construction en bois comprenant plusieurs « cases », carrées ou rectangulaires, dans lesquelles se tiennent des danseurs d’apparences diverses ainsi qu’un chien. Se suspendant à une corde, Hijikata sort de son emplacement et se précipite dans le vide, suivi par un panoramique vertical, ce qui permet de découvrir la totalité de l’architecture et des individus qui s’y adonnent à d’étranges chorégraphies minimalistes. L’une des danseuses offre par exemple au regard sa poitrine dotée de quatre seins, tandis qu’une autre exécute un mouvement de va-et-vient à califourchon sur une roue de torture. Un ample mouvement de caméra permet d’apprécier davantage la composition d’ensemble installée sur un grand plateau plongé dans une très faible lumière rougeâtre. Un nouveau gros plan sur Hijikata, en train de régurgiter un épais sang rouge vif, amorce la seconde partie du générique. Le dos courbé, le danseur va et vient frénétiquement entre des panneaux métalliques suspendus qu’il fait tourner sur eux-mêmes en les heurtant, avant qu’un dernier plan rapproché ne le montre en train de secouer par les pattes un poulet qu’il tient entre ses dents[6], tandis que s’affiche le nom du réalisateur (illustrations 2a, 2b). À la sortie du film, cette séquence d’ouverture fait grande impression, bien qu’elle soit absolument sans rapport avec l’histoire du film, si ce n’est qu’elle évoque le thème de la torture. Hijikata n’apparaît plus dans la suite du métrage et aucun enlèvement de nouveau-né ne vient par exemple agrémenter le récit pourtant riche de situations choquantes, dont une césarienne improvisée lors d’un accouchement des plus grandguignolesques.
Si le danseur entretient un rapport aux images en mouvement dès les débuts de l’ankoku butō à l’occasion de collaborations avec des cinéastes expérimentaux, il s’agit ici de sa première incursion dans le cinéma de fiction et celle-ci annonce à ce titre la place que son art et lui vont occuper dans les œuvres suivantes d’Ishii. Certes, le découpage y est de prime abord au service de la captation de l’œuvre scénique, qu’il peut morceler à l’occasion, mais le résultat n’est aucunement comparable à une ciné-danse par exemple. En effet, dans Les Masseurs (Anma, 1963) ou Rose-Coloured Dance (Bara iro dansu, 1965), ciné-danses de Takahiko Iimura réalisées à partir de chorégraphies d’Hijikata, la réactivité de la caméra portée participe de la performance même, saisissant des instants et des fragments de la chorégraphie tout en donnant à sentir sa propre présence dans l’espace de représentation, tandis que le point de vue adopté par Ishii pour Orgies… reste extérieur, sa caméra ne s’engageant pas dans l’espace de la représentation. Sa mise en cadre ne sert pas davantage à découper les corps en vu d’un montage symbolique ou plastique grâce auquel « chaque organe, chaque partie, devient un tout qui excède le corps[7] », comme c’est le cas avec des films expérimentaux tels que Sacrifice (Gisei, Donald Ritchie, 1959) ou Nombril et bombe atomique (Heso to genbaku, Eikō Hosoe, 1960) dans lesquels intervient également Hijikata. Seuls se démarquent dans cette séquence d’ouverture les gros plans sur le visage du danseur qui enregistrent les micro-chorégraphies[8] s’y déployant.
Ne semble toutefois pas ici se « produire une déterritorialisation du corps de façon à ce que n’importe quelle partie du tout corporel puisse opérer comme un site pour la danse et ainsi la production et l’expression de signification[9] ». En effet, le découpage d’Ishii paraît plus trivialement piocher dans la performance du danseur toute excentricité comportementale à même de susciter une forte impression chez un spectateur confronté à une sensationnaliste succession d’attractions – un « montage d’attractions » dirait Eisenstein. Présentées frontalement, celles-ci s’enchaînent ainsi sans lien narratif ou formel, uniquement reliées entre elles sur un plan thématique, toutes relevant d’une certaine obscénité. Ainsi, en cherchant avant tout à produire un choc chez le spectateur dès les premières secondes de projection, ces attractions chorégraphiques donnent le ton du film qu’elles introduisent, comme le font dans d’autres réalisations d’Ishii les exécutions liminaires dont les bourreaux et les victimes sont étrangers au reste de l’histoire. Mais faut-il y voir pour autant une simple réduction de l’ankoku butō « à l’allégorie grotesque d’un musée des horreurs[10] », comme l’affirme sévèrement Michaël La Chance à propos de la collaboration suivante d’Ishii et Hijikata ?
- L’attraction comme configuration théâtrale
Avant de reprendre pour la Tōei ce lucratif cycle des « délices de la torture », Teruo Ishii se permet de soumettre aux producteurs un projet plus personnel. Ancien réalisateur affilié à la Shintōhō, il est désormais l’un des rares à conserver une certaine indépendance au sein d’un système dont il n’apprécie guère la pression hiérarchique. Pour sa dernière réalisation de l’année 1969, après cinq longs-métrages pour la seule Tōei et un autre pour la Nikkatsu, le prolifique Ishii peut ainsi mener à bien un film qui lui tient à cœur avec l’adaptation à l’écran des écrits d’Edogawa Ranpo. Sous ce nom de plume, inspiré de la transcription d’« Edgar Allan Poe » en japonais, se cache Tarō Hirai, incontournable figure de l’ero-guro de la fin des années 1920 dont Ishii choisit d’adapter pour l’occasion plusieurs romans et nouvelles, le cinéaste craignant de ne pas avoir l’opportunité de le faire à nouveau étant donné le peu d’intérêt que les studios portent généralement à cet auteur pourtant culte[11]. Titré Horrors of Malformed Men, son film compile ainsi les trames principales des romans L’Île panorama (Panorama-tō kidan, 1926) et Le Démon de l’île solitaire (Kotō no Oni, 1929), tout en y ajoutant des éléments tirés des nouvelles Les Jumeaux (Sōseiji, 1924), La Chaise humaine (Ningen Isu, 1925) et Le Marcheur dans le grenier (Yaneura no Sanposha, 1925), ce qui incite la Tōei à ajouter le sous-titre Les Œuvres complètes d’Edogawa Ranpo au titre japonais[12].
L’œuvre qu’en tire Ishii évoque à la fois le roman L’Île du docteur Moreau (1896) de H.G Wells (adapté au cinéma dès 1932) et le film La Monstrueuse Parade (Freaks, 1932) de Tod Browning. Pour tenir le rôle de l’inventeur fou Jōgorō Komoda qui, en prise à des obsessions de transformations corporelles, règne sur une île dans la péninsule reculée de Noto, Ishii réalise qu’il a besoin d’un acteur avec une présence extraordinaire :
J’ai contacté Tatsumi Hijikata pour ce rôle car, sans lui, je ne pouvais pas faire ce film de la façon que je voulais. Sans lui, cela aurait été simplement un film normal de plus.[13]
De son côté, curieux de voir les gestes du butō se déployer en dehors du contexte artistique relativement confidentiel des salles de spectacle underground et des cabarets érotiques du quartier tokyoïte de Shinjuku, le danseur commente :
Être entraîné dans l’érotique et le grotesque est une part essentielle de la nature humaine. Teruo Ishii est excellent pour suivre cette voie, sans être intimidé par la critique.[14]
Sur des falaises frappées par des vagues violentes, Hijikata élabore une impressionnante chorégraphie qui sert d’introduction à son personnage lorsqu’il accueille un groupe de visiteurs venus enquêter sur son île. Malgré le danger, le danseur parvient à accorder ses gestes avec les spectaculaires éclaboussures d’une mer déchaînée, les manches détrempées de son kimono défraîchi et ses longs cheveux, pareils à des laminaires, lui permettant de se fondre idéalement dans ce paysage marin. Tandis que la bande-son est envahie de grognements inhumains, Hijikata traverse à vive allure l’écume des vagues à la façon d’un crabe dont les teintes roses et blanches se retrouvent sur ses vêtements. Débutant à nouveau par un très gros plan sur son visage agité de spasmes incohérents, puis sur sa bouche hurlante, cette première apparition culmine dans un plan très particulier : d’abord cadré en plan large, Hijkata se rapproche de l’objectif à mesure qu’il exécute une chorégraphie extrêmement torturée durant laquelle il semble glisser sur la surface des rochers, jusqu’à présenter son visage et ses mains palmées en gros plan. En plus d’offrir une grande profondeur de champ, l’usage d’une focale courte renforce l’excentricité du corps du danseur lorsque celui-ci se trouve à proximité de l’objectif, jusqu’à donner l’impression qu’il va sortir de l’écran, dans un effet tridimensionnel saisissant (illustrations 3a, 3b).
Si, par la suite, Hijikata évolue de façon relativement plus conventionnelle dans le récit dont il endosse le rôle de l’antagoniste, sa silhouette sinueuse et dégingandée, ses gestes emphatiques et saccadés, son regard insaisissable et la façon décousue qu’il a d’énoncer son texte l’imposent comme une attraction au cœur même du plan, jamais en phase avec les autres acteurs. Déjà soulignée par la post-synchronisation du film qui contribue à désolidariser sa voix caverneuse de son corps[15], sa nature attractionnelle est plus encore renforcée par un choix de montage symptomatique : alors que le personnage de Jōgorō Komoda n’intervient dans le récit qu’au bout de 49 minutes, sa saynète introductive sur les rochers est une première fois présentée comme un flash mental au début du film, au moment où le héros découvre un dessin de l’île représentant une falaise[16]. De cette façon, Ishii, réalisateur réputé pour ses talents de monteur, affirme d’entrée de jeu la présence du danseur comme une attraction au sein d’un film dont il met à mal les limites diégétiques en accentuant la théâtralité de cette performance qui semble directement adressée au spectateur.
Hijikata n’y est toutefois pas le seul corps « étranger », puisque les élèves de son école d’ankoku butō interprètent les créatures humanoïdes qui peuplent l’île. Toute une séquence est en effet dédiée à la présentation de ce « bestiaire », selon des configurations chorégraphiques fragmentaires empruntées à son spectacle de 1968 Révolte de la chair (Nikutai no Hanran) – dont il reste par ailleurs peu de traces filmiques, ainsi qu’à d’autres projets chorégraphiques que Hijikata est alors en train d’élaborer pour ses danseurs dans son studio de Tokyo, l’Asbestos Hall. Le montage fait se succéder à l’écran plusieurs tableaux mi-idylliques, mi-infernaux : humains transformés en centaures et sirènes, ou bien servant de figures de proue et de totems vivants, meute de femmes tenues en laisse par des bossus édentés, individus difformes nourris comme des animaux en cage, siamois artificiels, etc. Devant les visiteurs silencieux guidés par le maître des lieux, ces créatures enchaînent des « numéros » dignes d’un freak show. Leurs corps, parfois reliés entre eux par des tubulures, sont le plus souvent bandés et recouverts de poussière, de terre, de mousse ou d’une matière filandreuse, comme de la toile d’araignée, tandis que des éclairages et filtres colorés accentuent ponctuellement l’étrangeté de leur réalité corporelle (illustrations 4a, 4b).
Plusieurs de ces choix esthétiques se retrouvent dans la troisième et dernière apparition de Hijikata dans l’œuvre d’Ishii pour son film Blind Woman’s Curse, mais ils se cristallisent cette fois principalement sur le seul chef de troupe. Le danseur, qui ne se produira plus en solo après 1968, a désormais l’habitude d’apparaître dans des films de cinéma – on le voit endosser des rôles relativement plus conventionnels dans Les Esprits maléfiques du Japon (Nihon no Akuryō, Kazuo Kuroki, 1970) et Chimimoryo, une âme au diable (Yami no Naka no Chimimōryō, Kō Nakahira, 1971) – ou des spectacles de cabarets, afin de financer la location de son studio et des salles de spectacles pour les représentations de sa troupe. Sollicité par Ishii pour incarner cette fois le bossu ricanant Tsuyoshi, Hijikata ne renouvelle pour l’occasion que son apparence (un kimono bleu, des couettes touffues de fillette, un dos difforme, des doigts crochus). Assistant une femme aveugle dans sa quête de vengeance, son personnage s’illustre dans un spectacle de foire installé au cœur de la ville de Kisakata, à nouveau dans la préfecture d’Akita. À l’occasion d’une séquence dédiée à cette attraction foraine quelque peu horrifique, le danseur réintègre certains éléments chorégraphiques déjà évoqués tels que les allées et venues hystériques entre des panneaux métalliques suspendus. À nouveau, son introduction très soudaine dans le récit débute par un gros plan sur son visage aux yeux fuyants et à la langue pendante. Par la suite, ses interactions avec les autres protagonistes demeurent plus classiques, bien que son attitude soit tout de même comparée à celle d’un chat bondissant des toits pour attaquer ses victimes, avant de s’enfuir par le même chemin. Pour permettre cet exploit, la pellicule défile à l’envers et, de manière générale, les gestes saccadés de Hijikata donnent l’impression que l’espace-temps diégétique se déploie différemment pour lui. La séquence de sa mort lui fournit en outre l’occasion de proposer une courte mais démonstrative chorégraphie d’agonie, qu’il achève en offrant plein cadre à la caméra sa bouche béante et ses yeux révulsés (illustrations 5).
À l’image de cette danse morbide, les attractions empruntées au répertoire de Hijikata pour les films d’Ishii fonctionnent à un double niveau de théâtralité. Selon une théâtralité friedienne[17], elles s’affirment comme des représentations ouvertement destinées à un public, suivant une « logique exhibitionniste et spectaculaire[18] » qui brise la « clôture narrative et […] [l’]illusion diégétique[19] ». D’un autre côté, la vision d’horreur « quasi charnelle[20] » qu’elles proposent cherche à provoquer « une forme de sidération ou de stupéfaction qui se traduit par une forte implication émotionnelle et physique des spectateurs[21] ». La monstration outrancière des maquillages horrifiques ou dégoûtants relève alors davantage d’une théâtralité barthesienne, « cette sorte de perception œcuménique des artifices sensuels, gestes, tons, distances, substances, lumières[22] », mais aussi ce « sentiment […] de la corporéité troublante de l’acteur[23] ». Cette nature double est en quelque sorte annoncée en miroir par les plans introductifs de chacune des apparitions de Hijikata : non pas des gros plans de regards, qui supposeraient une direction orientée vers la réalité diégétique du film et dont l’objet d’attention serait révélé par un contrechamp par exemple, mais des gros plans d’yeux agités de mouvements d’une tension extrême qui témoignent d’un grand trouble intérieur et font ressentir au spectateur la douleur du nerf optique ainsi sollicité, au plus profond de la réalité corporelle du comédien (illustrations 6a, 6b, 6c).
- Théâtralité de l’attraction corporelle
Si Tatsumi Hijikata a souhaité élaborer un art autonome, rigoureusement séparé des pratiques scéniques traditionnelles du Japon, afin de ne pas être écrasé par leur histoire et leur ancrage culturel, ses apparitions cinématographiques semblent tout de même héritées de cette esthétique « présentationnelle » qu’Earle Ernst identifie lorsqu’il oppose le jeu des acteurs du théâtre classique japonais à celui « représentationnel » des comédiens occidentaux. Mais là où les artistes du kabuki ou du nō affirment toujours, sous leurs maquillages pour les uns, sous leurs masques pour les autres, être des acteurs « en train de jouer » à destination des spectateurs[24], dans un décor stylisé, Hijikata affiche son existence charnelle dans toute la réalité de son intériorité organique qu’il retourne comme un gant, adoptant ainsi une forme de présentationnalité extrême. Si tous les membres du corps de l’acteur classique japonais, qui est avant tout un danseur, sont mus par de micro-unités chorégraphiques (les kata) au service d’une esthétique globale raffinée, chez le danseur de butō :
[…] chaque minuscule geste de contorsion corporelle est capable de projeter une histoire entière et concertée du corps, dans son aberration essentielle, sa réanimation, sa furie et sa révolte.[25]
Qualifiée d’« avant-garde sale », la pratique du butō exploite ainsi :
les matériaux déterrés et mis au jour […] perçus comme abjects et répréhensibles : détritus anatomiques et maladies, transsexualité et imageries de l’homosexualité masculine.[26]
Durant des années, Hijikata a d’ailleurs compilé images et photos de corps « anormaux » dans des albums annotés, se focalisant sur les mouvements ou postures étranges. Il s’intéresse particulièrement aux corps souffrant de poliomyélite et à ceux des hibakusha, ces victimes irradiées ou gravement brûlées lors des bombardements de Hiroshima et Nagasaki[27], puis discriminées au sein d’une société japonaise qui refuse de voir en face ces « vestiges » d’un passé honteux et refoulé.
Admirateur des écrits de Jean Genet – il prend pour un temps « Hijikata Genet » comme nom de scène au début des années 1960 –, d’Antonin Artaud (en particulier Héliogabale ou l’anarchiste couronné), du Marquis de Sade ou du Comte de Lautréamont, le chorégraphe japonais est attiré par l’excrémentiel, la saleté et l’abjection et perçoit l’arbitraire de ce qui, à un moment donné, peut être considéré comme « sale » par une société. Dans son esthétique, l’ankoku butō embrasse également les comportements sexuels désormais considérés comme des « anomalies », alors qu’il n’en était pas forcément de même du temps de la féodalité, chez les samouraïs ou les moines par exemple, tandis que les attitudes hétérosexuelles y sont au mieux « angoissées »[28]. L’homosexualité, le travestissement, la transsexualité inspirent les chorégraphies de Hijikata ou de son collègue Kazuo Ōno – avec qui il créé notamment en 1965 la performance Rose-Coloured Dance. Les danseurs transforment leur genre au cours des performances, endossant tantôt l’apparence de jeunes filles aux silhouettes déformées par les conventions d’une noblesse décadente, tantôt celle de femmes épuisées par la misère de la prostitution en temps de guerre.
Symptomatiquement, cette esthétique se développe alors que le corps japonais, après avoir subi les outrages de la guerre et de la pauvreté, connaît un véritable déracinement culturel, tandis que se développent les grands centres urbains consuméristes et que le régime alimentaire est radicalement altéré par l’occupation américaine et les modes venues de l’Occident. Le corps mince de fermier du nord, à la peau très blanche, « tout en tendon raide et muscle serré »[29] , qu’affiche sur scène Hijikata s’oppose alors à celui des nouvelles générations, plus grand et plus fort. La société surdéveloppée du Japon de la fin des années 1960 se pense à l’image des corps athlétiques valorisés dans le film Tokyo olympiades (Tōkyō Orinpikku, Kon Ichikawa, 1965) réalisé à l’occasion des Jeux Olympiques de 1964 dont la préparation entraîne une véritable épuration de la capitale. Ce que cette société japonaise intériorise symboliquement mais aussi concrètement (disparité économique, violence sociale), voire refoule (un passé impérialiste, la collaboration avec les États-Unis engagés dans la guerre du Vietnam), Hijikata l’accueille sur scène et le synthétise dans son corps et ses gestes, travaillant à nier ce Japon :
“propre” et lumineux des années 1960 qui tentait alors de purifier et d’absoudre sa propre réputation d’après-guerre en tant que destructeur de l’Asie de l’Est […] par ses inventions technologiques et la construction de vastes villes nouvelles parsemées d’étincelantes tours d’entreprises.[30]
Bien qu’il ne s’engage pas ouvertement auprès des étudiants en lutte ou des milices révolutionnaires dont les actions violentes secouent le pays, en particulier durant la « guerre de Tokyo[31] », Hijikata partage leur opposition à la guerre du Vietnam, à la corruption dans l’administration universitaire et à la société de consommation[32]. Se produisant régulièrement au Shinjuku Arts Theater, il croise les cortèges de manifestants et apprécie la plasticité de leurs actions violentes contre les forces de l’ordre qu’immortalisent les photographies de Daidō Moriyama, Masahisa Fukase ou Shōmei Tomatsu. Conscient que son public est en partie composé d’activistes, le danseur cherche à exacerber ses provocations sociales, envisageant sa pratique comme volontairement « criminelle » :
À une société orientée vers la production, l’usage sans but du corps, que j’appelle danse, est un ennemi mortel qui doit être tabou. Je suis capable de dire que ma danse partage une base commune avec le crime, l’homosexualité masculine, les festivals et les rites parce que c’est un comportement qui manifeste explicitement son absence de but au visage d’une société orientée vers la production…[33]
D’une certaine façon, la présence d’Hijikata dans les films de Teruo Ishii est en accord avec ce projet, même si le contexte en est déplacé. En effet, Orgies sadiques de l’ère Edo qui, comme l’indique son titre, se déroule pendant la longue période de stabilité et de prospérité que connaît le Japon sous le shogunat Tokugawa (1603-1867) après des siècles de guerre civile, est introduit par la voix off programmatique du personnage de médecin qui lie entre elles les trois histoires rassemblées par le film. Évoquant la « magnificence » de la période Genroku (1688-1704), le savant affirme qu’en réalité couve sous les apparences une « maladie de l’âme » chez les puissants qui laissent libre cours à leurs pulsions les plus inavouables, comme l’illustre avec une certaine délectation la suite du récit. S’il serait hypocrite de déceler une condamnation en bonne et due forme de ces bas instincts dans ce qui demeure un film d’exploitation, il est évident qu’Ishii propose ici une métaphore du Japon de la « Haute Croissance » et se montre avant tout lucide quant aux réalités de l’envers du décor.
Son film suivant, Horrors of Malformed Men, va même plus loin en faisant de l’opposition des deux mondes l’enjeu central de son intrigue. Débutant dans un asile où l’on croise une patiente nymphomane et un ancien officier fantoche obnubilé par l’autorité, se poursuivant dans un monastère bouddhiste dont les occupants sont très portés sur les plaisirs de la chair, l’histoire est immédiatement abordée sous l’angle du renversement des valeurs, évoquant à ce titre Shock Corridor (1963) de Samuel Fuller. Plus tard, l’un des personnages principaux, censé être sain d’esprit, s’avérera bien plus perverti que les résidents de l’asile, dans une pirouette scénaristique rappelant Le Cabinet du docteur Caligari (Das Cabinet des Dr. Caligari, Robert Wiene, 1920), mais aussi Une page folle (Kurutta Ippēji, Teinosuke Kinugasa, 1926). Surtout, le savant fou qu’incarne Hijikata énonce clairement son objectif : libérer sur le monde les créatures de son invention afin que la monstruosité se répande et devienne la nouvelle norme. Il n’est dès lors pas innocent que son personnage, avec ses vêtements informes, sa barbe et ses longs cheveux constamment visqueux, soit en plus doté de mains palmées, difformité qui a entraîné son rejet de la société « convenable » comme le révèle un flashback. Tel l’amphibien entre terre et mer, il se tient à la frontière, ni homme ni femme, ni humain ni animal, ni jeune ni vieux ; et tel le crapaud, fuyant les eaux troublées dans nombre de mythologies, il annonce le chaos et le changement. Comparé, dans Blind Woman’s Curse, à un chat noir de mauvaise augure qui se délecte du sang de victimes humaines, Hijikata se situe cette fois entre la vie et la mort, mimant l’apparence d’une tête coupée ou réanimant des cadavres pour effrayer ses adversaires. Se mouvoir sans transition d’un sexe à l’autre, de la vie à la mort, de la jeunesse à la vieillesse : ce sont bien les motivations premières des chorégraphies de la « danse des ténèbres » que l’artiste redéploie sur les écrans des cinémas populaires.
Tout comme ses contemporains du mouvement Néo-Dada japonais, Hijikata envisageait ses chorégraphies comme des gestes projetés dans l’espace pour un bref instant, bien qu’elles n’aient jamais été improvisées. Seules les traces filmiques et photographiques qui parvenaient à « saisir et projeter [ses] obsessions à mi-geste, ou à mi-acte, avec leur charge de destruction ou de cruauté intacte, mais sans engloutir ou diffuser ces gestes et ces actes dans la banalité[34] », étaient dignes d’intérêt à ses yeux. Aussi, à défaut d’archives filmiques clairement répertoriées, les films de Teruo Ishii constituent des traces inestimables, bien que décontextualisées, de son ambition artistique, le danseur ne se produisant plus que rarement après 1968, voire plus du tout une fois achevée l’ultime production de sa troupe, A Summer Storm, en 1973. Certaines chorégraphies du spectacle se retrouvent tout de même adaptées l’année suivante dans Himiko (Masahiro Shinoda, 1974) dans lequel ses danseurs accompagnent Hijikata dans son dernier rôle pour un film de fiction[35]. Malgré l’usage de la caméra portée et le choix d’angles de prise de vue alambiqués qui tendent à accentuer l’allure étrange des membres du « peuple de la montagne » que ceux-ci incarnent dans ce conte mythologique, le résultat n’est cependant pas particulièrement remarquable, le caractère intemporel et la tonalité fantasy de l’histoire assurant finalement l’intégration de ces personnages à une diégèse dont ils ne perturbent guère le cours.
Si, durant les décennies qui suivent, une figure majeure de l’ankoku butō comme Akaji Maro se prête également au cinéma de fiction, il ne s’agit généralement pas pour lui d’y faire part de son art. Toutefois, la nouvelle vague du cinéma d’horreur japonais qui débute à la fin des années 1990 permet un retour sur les écrans de corps torturés aux allures arythmiques clairement influencées par cette pratique artistique[36]. Les chorégraphies horrifiques assurées par des comédiennes formées à la danse comme Rie Inō, Takako Fuji et Akiko Kitamura, dans des rôles de fantômes pour, respectivement, Ring (Ringu, Hideo Nakata, 1998), Ju-on (Takashi Shimizu, 2000) et Kairo (Kiyoshi Kurosawa, 2001), puis leurs suites ou remakes[37], supposent alors des configurations ouvertement attractionnelles durant lesquelles les témoins tétanisés de ces apparitions spectrales se trouvent littéralement « au spectacle[38] ».
De son côté, Hijikata se terre dans le silence dès 1974, sa réputation d’artiste de l’avant-garde sale laissant place à une reconnaissance plus conventionnelle et distinguée jusqu’à sa disparition en 1986. L’ankoku butō est alors déjà devenu le butō « tout court », s’étant vu retirer sa connotation sombre qui suggérait un refus de la lumière, la revendication d’une forme « négative ». Mais avant cela, développant une théâtralité du contraste et du glissement entre le familier et l’étranger, une théâtralité « grotesque » selon le terme employé par Meyerhold à propos du théâtre de foire[39], Tastumi Hijikata et Teruo Ishii auront tenté d’initier chez leurs compatriotes la possibilité de porter un nouveau regard introspectif sur une société dont l’uniformité de surface dissimule des abîmes de terreur.
[1] Michaël La Chance, « Étude : cinéma et buto. Images de la nuit violette », Ciné-Bulles, vol. 9, n° 2, décembre 1989-février 1990, p. 33.
[2] Sergueï M. Eisenstein, « Le Montage des attractions » (1923), Le Film : sa forme, son sens, Paris, Christian Bourgois, 1976, p. 17.
[3] Mark Schilling, « Horrors of the [sic] Malformed Men review », Nickelodeon, n° 104-105, p. 112, notre traduction. « […] the film’s most impressive “special effect” […] ».
[4] Cf. Earle Ernst, the Kabuki Theatre, Honolulu, University of Hawaii Press, 1974.
[5] La première cessera ses activités de production en 1971, tandis que la seconde adoptera une stratégie radicale, payante pour un temps : la production exclusive de films érotiques baptisés « romans porno ».
[6] Ces deux actions sont directement reprises de son spectacle de 1968, Révolte de la chair, dont les décors ont été créés par l’artiste Natsuyuki Nakanishi, membre du groupe Hi Red Center.
[7] Michaël La Chance, « Étude : cinéma et buto. Images de la nuit violette », op. cit., p. 34.
[8] Pour une analyse théorique (en passant par Balázs et Deleuze notamment) et esthétique de l’usage du gros plan dans les ciné-danses, nous renvoyons notamment au chapitre 2 d’Erin Brannigan, Dancefilm. Choregraphy and the Moving Image, New York, Oxford University Press, 2011, p. 39-61.
[9] Erin Brannigan, Dancefilm, op. cit., p. 43-44, souligné par l’auteur, notre traduction. « This can often produce a deterritorialization of the body so that any part of the corporeal whole can operate as a site for dance and, thus, meaning production and expression. »
[10] Michaël La Chance, « Étude : cinéma et buto. Images de la nuit violette », op. cit., p. 34. Imprécis sur son année de production et le nom de son réalisateur (qu’il nomme simplement « Teru » ou « Teruo »), La Chance désigne Kyōfu Kikei Ningen (Horrors of Malformed Men donc) sous le titre Monstres effrayants.
[11] Concomitamment, Yasuzō Masumura fait de même au sein du studio Daiei avec La Bête aveugle (Mōjū, 1969) tiré d’un roman de 1931.
[12] Sorti le 31 octobre 1969 au Japon, Horrors of Malformed Men est rapidement retiré des écrans et ne sera par la suite pas édité en vidéo sur le territoire nippon, la Tōei craignant notamment que son titre n’entraîne des protestations de personnes handicapées. En Occident, il faut attendre les années 2000 pour que le film soit vu, notamment lors des hommages rendus à Ishii en 2003 au Far East Film Festival d’Udine en Italie puis à L’Étrange festival à Paris l’année suivante, sous le titre L’Effrayant Docteur Hijikata. Édité en DVD en 2007 par le distributeur américain Synapse Films, la Tōei ne se décide à le distribuer sur ce support qu’en 2017.
[13] Cité sans référence dans Stephen Barber, Hijikata: Revolt of the Body, Elektron Books, 2012 [2010], p. 48, notre traduction. « I approached Tatsumi Hijikata for the role because, without him, I could not have made the film the way I wanted. Without him, it would have been just another normal film. »
[14] Stephen Barber, ibid. « Being drawn to the erotic and grotesque is an essential part of human nature. Teruo Ishii is great in pursuing this path, undaunted by criticism. »
[15] Nombre des connaissances du danseur témoignent d’ailleurs que, notamment durant la dernière partie de sa vie, sa voix semblait détachée de son corps, comme appartenant à un esprit.
[16] Signalons qu’une variante du plan avec une grande profondeur de champ est visible dans la bande-annonce du long-métrage d’Ishii, Hijikata arborant cette fois un kimono noir à fleurs. Ce plan évoque en outre le célèbre logo de la compagnie Tōei qui ouvre le film : des vagues se fracassant sur des rochers sur une côte du Japon.
[17] Michael Fried, « Art et objectité » (1967), Contre la théâtralité : du minimalisme à la photographie contemporaine, Paris, Gallimard, coll. « NRF essais », 2007 [1998], pp. 113-140, paru pour la première fois en anglais sous le titre « Art and objecthood ».
[18] Laurent Guido, « De l’“opéra de l’œil” aux “films à sensation” : musique et théâtralité aux sources de l’horreur cinématographique », Cinémas : revue d’études cinématographiques, vol. 20, n° 2-3, 2010, p. 16.
[19] Laurent Guido, ibid.
[20] Laurent Guido, ibid., p. 17.
[21] Laurent Guido, ibid.
[22] Roland Barthes, « Le théâtre de Baudelaire » (1954), Écrits sur le théâtre, textes réunis et présentés par Jean-Loup Rivière, Paris, Seuil, coll. « Essais. Points », 2002, pp. 122-123, paru pour la première fois dans Théâtre populaire, n° 8, juillet-août 1954, republié comme préface au « Théâtre » de Baudelaire, Œuvres complètes, Club du Meilleur Livre, tome i, 1955, puis dans Roland Barthes, Essais critiques, Paris, Seuil, coll. « Tel Quel », 1964, pp. 41-42.
[23] Roland Barthes, ibid., p. 124 (p. 43 de Essais critiques).
[24] Earle Ernst, The Kabuki Theater, op. cit., pp. 18-19.
[25] Stephen Barber, Hijikata: Revolt of the Body, op. cit., p. 50, notre traduction. « […] each minuscule gesture of corporeal contortion able to project an entire, concertinaed history of the body, in its essential aberrance, resuscitation, fury, and revolt. »
[26] Stephen Barber, ibid., p. 54, notre traduction. « […] unearthed and revealed materials that were perceived as abject and reprehensible: anatomical detritus and illness, transsexuality and imageries of male homosexuality ».
[27] Notons qu’avant d’être utilisé dans les performances de butō du monde entier, le plâtre blanc dont Hijikata se recouvrait le visage n’était pas un élément décoratif fixe, mais lui servait à s’infliger, lorsqu’il séchait, une souffrance supplémentaire.
[28] Stephen Barber, Hijikata: Revolt of the Body, op. cit., p. 17.
[29] Donald Richie, « On Tatsumi Hijikata », The Japan Times (Tōkyō), 7 March 1987, p. 10, notre traduction. « […] northern body, the skin very white, the hair standing out very black against it. It was not the southern sturdy peasant body, but the thin farmer’s body from the north – all taut tendon and narrow muscle. »
[30] Stephen Barber, Hijikata: Revolt of the Body, op. cit., p. 54, notre traduction. « Ankoku Butoh […] worked to negate the “clean”, illuminated Japan of the 1960s, which was then attempting to purify and absolve its own postwar reputation as the massacring destroyer of East Asia, […] by its technological inventions, and in the building of vast new cities studded with gleaming corporate towers. »
[31] Expression désignant les violents affrontements entre la police et les mouvements étudiants de la fin des années 1960 et du début des années 1970, en particulier dans les rues de la capitale japonaise.
[32] Cf. Michaël Prazan, Les Fanatiques : histoire de l’Armée rouge japonaise, Paris, Seuil, 2002, p. 79 et p. 283 notamment.
[33] Tatsumi Hijikata, « To Prison », The Drama Review, vol. 11, n° 1, printemps 2000, pp. 44-45, notre traduction. « To a production oriented society, the aimless use of the body, which I call dance, is a deadly enemy which must be taboo. I am able to say that my dance shares a common basis with crime, male homosexuality, festivals and rituals because it is a behaviour which explicitly flaunts its aimlessness in the face of a production oriented society… ».
[34] Stephen Barber, Hijikata: Revolt of the Body, op. cit., p. 41, notre traduction. « […] they desired a medium which would catch and project their obsessions in mid-gesture, or mid-act, with their charge of destruction or cruelty intact, but which would not engulf or defuse those gestures and acts into banality. »
[35] Il apparaît en revanche dans le documentaire Le Cadran solaire sculpté par mille ans d’entailles – L’Histoire du village de Magino (Sennen kizami no hidokei – Magino-mura monogatari, Shinsuke Ogawa, 1986).
[36] Cf. notamment le documentaire d’Yves Montmayeur, Tokyo Paranormal, 2018, consultable en ligne [https://www.arte.tv/fr/videos/RC-015973/tokyo-paranormal/], dernière consultation le 14 avril 2018.
[37] Kitamura a repris ce rôle de fantôme dans l’opéra parlé Le Réseau (2009), adaptation par le groupe Art Zoyd du roman que Kiyoshi Kurosawa a tiré du scénario de Kairo. Cf. Jean-Philippe Tessé, « Danseuse fantôme », Cahiers du cinéma, n° 652, janvier 2010, p. 76.
[38] Diane Arnaud, « L’Attraction fantôme dans le cinéma d’horreur japonais contemporain », Cinémas : revues d’études cinématographiques, vol. 20, n° 2-3, 2010, p. 126. L’auteure remarque que, dans ces cas de figure, l’attraction se caractérise par l’« autonomie du spectacle par rapport à la narration, [la] production d’une “émotion choc” [et l’]insistance sur la performance physique », mais nécessite également l’équivalent au cinéma d’un « dispositif théâtral » (ibid., p. 120).
[39] Cf. James M. Symons, Meyerhold’s Theatre of the Grotesque: the Post-revolutionary Productions (1920–32), Coral Gables, University of Miami Press, coll. « Books of the Theatre Series », 1971.
Référence électronique, pour citer cet article
Simon Daniellou, « L’Ankoku butō de Tatsumi Hijikata : une attraction subversive au service du cinéma ero-guro de Teruo Ishii », Images secondes. [En ligne], 01 | 2018, mis en ligne le 26 juin 2018, URL : http://imagessecondes.fr/index.php/2018/06/26/hijikata-ishii/
Simon Daniellou
Simon Daniellou est docteur en Études cinématographiques et chercheur associé à l’équipe d’accueil Arts : pratiques et poétiques (Université Rennes-2). Spécialiste des cinémas extrême-orientaux, il est l’auteur d’une thèse et de plusieurs contributions consacrées à la représentation des arts scéniques dans le cinéma japonais (dans Esthétique(s) queer dans la littérature et les arts, EUD, 2015 ; Les Cinémas d’Asie : nouveaux regards, PUS, 2016 ; Le Découpage au cinéma, PUR, 2016 ; etc.). Codirecteur de l’ouvrage collectif Quand l’artiste se fait critique d’art (PUR, 2015), il s’intéresse plus largement aux rapports du cinéma aux autres arts (la musique chez Godard dans Filmer l’artiste au travail, PUR, 2013 ; la poésie chez Mizoguchi dans CinémAction n° 157 ; l’opéra chinois dans Opéra et cinéma, PUR, 2017 ; etc.).
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