Marina Vargau
Attractions, danse et cinéma
dans la Rome de Federico Fellini
Résumé
Cet article propose un regard transversal sur le cinéma romain de Federico Fellini à travers le prisme de la danse. Parmi les stratégies et les techniques par lesquelles la danse participe à la fabrication de la poïétique cinématographique fellinienne dédiée à la ville de Rome, les attractions cinématographiques – matérialisées dans les spectacles publics et privés, certains personnages, les sculptures et l’architecture – occupent une place centrale. L’attraction entre le cinéma et la danse dans la Rome de Fellini passe par les attractions cinématographiques. De plus, même si la danse est une composante constante dans la filmographie de Fellini, elle acquiert dans ses films romains une qualité particulière, celle de relier d’une manière intrinsèque le cinéaste-créateur à sa Rome cinématographique. L’attraction entre Fellini et Rome s’exprime également par la danse.
Mots-clés
Cinéma, danse, Federico Fellini, Rome, attractions.
Affinités électives entre la danse et le cinéma
Suffisamment considérée dans la Grèce antique pour qu’une muse lui soit attribuée sous le nom de Terpsichore, mais absente des diverses classifications des arts durant le Moyen Âge et la Renaissance, tout autant que des systèmes des Beaux-Arts élaborés par Kant, Schelling, Schopenhauer ou encore Hegel[1], la danse doit attendre le XXe siècle pour trouver enfin sa place dans le panthéon des arts traditionnels, soit l’architecture, la musique, la littérature, la peinture et la sculpture, auxquels vient de s’ajouter le « septième art[2] », à peine né et déjà prodige.
Avec le cinéma, la danse entretient des rapports intimes et passionnels[3]. Ces deux grands arts du mouvement se rencontrent, dialoguent ou bien conspirent[4] de manières diverses tout au long de leur histoire commune. Depuis les premières vues animées, la présence de la danse dans le cinéma est une évidence et une constante, tout comme des images filmées se conjuguent désormais très régulièrement aux spectacles chorégraphiques. La danse et le cinéma accompagnés dans la plupart des cas par la musique contribuent d’une manière décisive à faire basculer les premières décennies du XXe siècle dans « l’âge du rythme[5] ». Le mouvement et le rythme sont d’ailleurs les paradigmes qui façonnent d’une manière indéniable autant les productions cinématographiques que celles chorégraphiques du XXe siècle, tout en devenant des marques distinctives des poïétiques de leurs auteurs[6].
Danser dans la Rome de Federico Fellini : spectacles publics et privés
Cette connivence naturelle[7] entre cinéma et danse est visible dans toute la filmographie de Federico Fellini. En concentrant la discussion sur un corpus des films dédiés à la ville de Rome, cet article veut ouvrir un questionnement sur les manifestations de la danse dans son cinéma. Pour ce faire, on se demandera d’abord par quelles stratégies et techniques la danse participe dans ses films à la fabrication cinématographique de la ville de Rome. Ceci nous permettra de comprendre comment les « sensibles entrelacs »[8] de la danse et du cinéma (et, incidemment, de la musique) contribuent à tisser les liens intimes qui relient Fellini et Rome.
D’une manière générale, on remarque que la danse est constamment intégrée par Fellini dans la construction de sa Rome cinématographique, de son premier film, Luci del varietà (1950), jusqu’à Intervista (1987), en devenant même un thème important dans Ginger e Fred (1985)[9]. Parfois, les protagonistes de ses films sont issus du monde de la danse. C’est le cas de Liliana (Carla del Poggio) qui, dans Luci del varietà, transforme en réalité son rêve de devenir danseuse, tout d’abord dans la compagnie de Checco Dal Monte (Peppino de Filippo) et ensuite dans le spectacle de la « diva » Wanda Osiris (Fanny Marchiò). De même, les protagonistes de Ginger e Fred, Amelia Bonetti (Giulietta Masina) et Pippo Botticella (Marcello Mastroianni), sont deux danseurs de claquettes qui, durant leur jeunesse, ont imité avec un certain succès le couple mythique des danseurs américains Ginger Rogers et Fred Astaire.
Au-delà de ces évidences, Fellini utilise d’autres stratégies et techniques qui permettent à la danse de participer activement à sa poïétique cinématographique. L’une d’entre elles consiste à miser sur la puissance visuelle des attractions. En regrettant de ne pas avoir pu participer à la naissance du septième art[10], Fellini inscrit son cinéma dans la « tradition Méliès », soit dans ce que Tom Gunning appelle le « cinéma d’attractions »[11]. Dans le cinéma de Fellini, le spectacle à Rome constitue toujours une attraction, qu’il soit performé sur une scène, dans des espaces clos, ou bien dans la rue, qu’il soit interprété par des artistes professionnels ou par des passants devenus acteurs, danseurs, spectateurs, etc., le temps d’une chanson, d’une danse ou d’un numéro de cirque.
En puisant son inspiration dans le monde des spectacles et des variétés, Fellini intègre par le montage des attractions des séquences de danse exécutées par des professionnels dans ses films romains. Le film Luci del varietà, qui porte sur le monde du théâtre de variétés, est ponctué de moments dansants brefs, fragmentaires et sans rôle narratif, introduits depuis le début comme autant d’attractions. Les ballerines de la compagnie de Checco del Monte interprètent sur la scène des danses exotiques, hawaïennes, espagnoles, etc. Chaque fois, la combinaison des pas de danse, des costumes, des parures, des coiffures, des gestes et de la mimique expressive des danseurs a un effet comique : Liliana, dans un costume hawaïen, chante en espagnol et danse sur un rythme populaire ; le cancan est maladroitement dansé par des filles en pantalons, avec de grosses jambes, tandis que la soliste porte une jupe courte et des sandales à pompons. Par rapport aux attractions du cinéma des premiers temps, Fellini va plus loin encore car, à l’intérieur de chaque attraction-spectacle, il invente et construit un moment fort, comme si, par emboîtement, chaque attraction contenait sa propre attraction. Par exemple, le numéro de danse et de chant de Liliana est emboîté dans le spectacle de variétés présenté par la troupe de Checco. En sifflant copieusement les apparitions du « magicien indien », celle du « chanteur d’opéra » et même celle des danseurs de tango, les spectateurs sont fascinés par la jeune danseuse inexpérimentée, qui, en dépit de ses mouvements maladroits, séduit avec son corps sommairement vêtu et sa beauté.
Cette manière fragmentaire de filmer les séquences de danse, ainsi que la diversité des genres de danse abordés, deviendront une constante dans le cinéma de Fellini. La danse des théâtres de variétés sera reprise dans la séquence dédiée au théâtre de Barafonda dans Roma (1972). Sur la scène, la troupe en costumes qui marient le flamenco et le baladi danse sur des musiques variées, qui vont d’une version du boléro de Ravel à des mélodies orientales et des airs de cabaret. La danse à la thématique marine qui conclut le spectacle est interrompue par les sirènes d’alarme annonçant des bombardements. Insérées parmi d’autres attractions (chansons, mimes), les séquences de danse se succèdent rapidement, sans toujours capter l’attention du public qui se donne lui aussi en spectacle. Le public collabore au spectacle en chantant, en sifflant, en applaudissant, en montrant sa joie, son identification avec les artistes ou bien son mécontentement. Si les attractions n’existent que pour se montrer et pour être vues, le public devient lui aussi un spectacle et une attraction pour les spectateurs du film. Dans l’univers de Fellini, comme Barthélémy Amengual le remarque avec justesse, il n’y a plus de distinction entre regardants et regardés[12].
À part les spectacles de variété, des numéros de danse sont performés par des professionnels sur les scènes des boîtes de nuit – comme la danse africaine (Le notti di Cabiria) et la danse javanaise (La dolce vita) – et filmés par une caméra complice, parfois en gros plans et en plans rapprochés. Dans ces situations, les protagonistes des films socialisent ou se donnent en spectacle, en dansant sur des musiques latino ou nord-américaines. C’est le cas de Liliana et Checco (Luci del varietà) et de Cabiria, qui se déchaine sous les regards de la vedette de cinéma Alberto Lazzari (Amedeo Nazzari) dans le film Le notti di Cabiria.
En parlant des premiers films de Fellini, Amengual remarquait le passage entre le spectacle, défini comme « réel dont la finalité est d’être regardé », et le spectaculaire, « qui n’est, après tout, qu’une façon pour le réel de se livrer à nous »[13]. Selon lui, « la démarche de Fellini (…) le conduisait du spectacle au spectaculaire. Après s’être intimement, existentiellement nourri à toutes les formes du spectacle (…), son art se donnait pour idéal de les retrouver fondues, imbriquées à la vie réelle ; d’affirmer le quotidien sur le plan du spectacle ; de faire du monde concret et de nos vies charnelles quelque chose qui doive être regardé, qui ait la puissance et les prestiges du spectaculaire[14] ». Ce passage devient visible dans les séquences de danse, ce qui nous amène à poser deux questions. En quoi la danse constitue-t-elle une modalité particulière de passage du spectacle au spectaculaire dans les films romains de Fellini ? Le passage du spectacle au spectaculaire s’effectue-t-il dans une confrontation entre attraction dansée et surgissement de la danse ?
Le spectaculaire envahit les lieux privés, par exemple à l’occasion de la fête organisée dans la maison d’un riche producteur, dont le moment attractionnel central est le spogliarello exécuté par Nadia Gray (La dolce vita)[15]. La femme, qui fête son divorce, devient la vedette de la soirée, en s’exhibant au milieu de ses invités. La scène du festin de Trimalchion, adaptée par Fellini de Pétrone (Satyricon) constitue un autre exemple. En mettant en scène la cena, le cinéaste s’appuie sur le texte antique, tout en y ajoutant d’autres éléments, très felliniens, qui renforcent son caractère déjà spectaculaire. C’est le cas de la danse exécutée par la femme de Trimalchion, ancienne prostituée, dont les mouvements et les gestes rappellent les danses des solistes des troupes de variétés, bien que plus lascives encore, surtout quand elle s’adonne à un numéro de séduction de son mari. Bien que les deux contextes soient différents et à distance de presque 2000 ans, ils sont paradoxalement réunis par la dimension « spectaculaire » de la danse. La danse devient ainsi une stratégie par laquelle Fellini anachronise sa Rome cinématographique.
La danse est encore le vecteur d’une conquête de l’espace urbain, puisque chez Fellini le chorégraphique et le spectaculaire quittent souvent les espaces clos et débordent dans les rues de Rome. La ville devient ainsi une scène ouverte pour des spectacles improvisés et performés par les protagonistes des films, comme le mambo dansé par Cabiria sur la Passeggiata Archeologica (Le notti di Cabiria) ou bien la danse de Silvia aux thermes de Caracalla (La dolce vita). Le mambo, qui assure avec la via Veneto l’unité des premiers films romains de Fellini, rajoute au spectaculaire visuel le « spectaculaire sonore »[16]. La musique et la danse mambo, importées des États-Unis avec d’autres formes de culture populaire américaine – comme les films hollywoodiens, la mode et le rock and roll – fascinent et attirent les jeunes Italiens des années de la dolce vita. Dans la Rome réelle, le mambo atteint son apogée sur la via Veneto, dans les boîtes de nuit et sur les terrasses où les vedettes d’Hollywood viennent s’amuser, épater et scandaliser. Fellini lui accorde une place importante dans ses films, en filtrant ses effets par son double regard habituel, ironique et nostalgique. En reflétant la réalité, dans Luci del varietà, Le notti di Cabiria et La dolce vita, le mambo devient la vedette des boîtes de nuit et impose le rythme de la vie mondaine nocturne sur la via Veneto fellinienne.
Mais comment interpréter cette diversité incroyable des danses déployées dans la Rome de Fellini – mambo, ballet, fox-trott, rock-and-roll, cha-cha-cha, cancan, baladi, etc. ? Une piste de réflexion peut être tracée à la lumière d’un essai publié en 1925 par Siegfried Kracauer qui remarquait « la prédilection pour l’exotique » de la société « bourgeoise » et moderne, exprimée à travers le voyage et la danse[17]. Cette prédilection semble toujours actuelle dans les années de la dolce vita, soit la période de l’après-guerre et de la reconstruction de l’Italie. Fellini capte et enregistre ce phénomène puisqu’il a compris que, tandis que le voyage transporte dans des endroits exotiques, la danse porte en elle l’exotisme. Pour cette raison, ses personnages ne voyagent pas dans des contrées lointaines, car tout l’exotisme du monde arrive à Rome à travers la danse. L’effet immédiat de cette reterritorialisation des danses autres est que la ville devient une hétérotopie[18]. En effet, le chronotrope de la danse exotique, avec son espace-temps propre, se greffe sur le chronotrope de l’espace-temps dans lequel il est dansé, soit la Rome des années de la dolce vita. La danse devient ainsi une stratégie qui permet à Fellini de juxtaposer non seulement des temporalités différentes, mais aussi des espaces autres.
Danser avec Cabiria et Silvia dans les années de la dolce vita
C’est avec le personnage de Cabiria que la danse acquiert d’autres valeurs dans le cinéma romain de Fellini. Si Cabiria flâne et enquête dans les rues de Rome et ses quartiers périphériques, elle y danse aussi et ses performances sont toujours remarquées, qu’elle se trouve au milieu des proxénètes sur la Passeggiata Archeologica, ou bien sur la via Veneto, devant le night-club Kit Kat ou sur la piste de danse du night-club Piccadilly. Fascinée par les attractions – comme le théâtre de variété, la magie, l’hypnose et le cinéma –, et sous l’emprise magique et thérapeutique du mambo qui l’aide à surpasser ses complexes et les contraintes spatio-sociales, Cabiria, débordante d’énergie, devient elle-même une attraction du moment. Par sa performance, elle transforme l’espace de la rue ou la piste de danse en scène improvisée et les personnages qui l’entourent en spectateurs impromptus. La passion qu’elle met dans ses mouvements et ses gestes, ses figures de danse spéciales la rendent sympathique même aux yeux des femmes riches, pourtant critiques au premier abord. La danse semble en mesure de faire oublier pour quelques instants les conventions et les statuts sociaux.
Tout en demeurant une attraction, les moments de danse de Cabiria acquièrent une fonction narrative dans le régime de la fiction : ils racontent en même temps qu’ils monstrent[19]. Par exemple, dans la séquence filmée au night-club, on assiste d’abord à un spectacle de danse africaine, puis à l’entrée en scène de Cabiria, comiquement égarée entre les rideaux, et enfin au moment culminant de l’attraction, qui est la danse de Cabiria, autour de laquelle les autres deviennent des spectateurs.
La musique mambo accompagne ses apparitions, raccorde les espaces et soutient la narration. Diffusés à la radio ou joués par un orchestre, les rythmes cubains ont un effet instantané sur Cabiria qui, dès la première note, se transforme, oublie ses soucis et danse. À regarder ses mouvements, comment interpréter le passage brusque entre l’attitude d’observatrice passive de Cabiria et la fugue qui l’anime dès les premières notes de musique ? Selon Georges Didi-Huberman, quand le pas devient danse, il s’agit d’un geste intensifié, défini comme « façon de nommer la conversion du geste naturel (marcher, passer, paraitre) en formule plastique (danser, virevolter, pavaner)[20] ». La danse devient pour Cabiria sa manière de vivre sa vie avec intensité, de monstrer sa vraie nature, pleine de joie. Son corps de flâneuse prostituée, habitué à arpenter la ville, devient un corps dansant, comme si la danse lui donnait la possibilité de tracer un « mouvement du monde[21] », qui porte en lui les germes des années de la dolce vita.
La même joie de vivre se retrouve chez Silvia (Anita Eckberg), l’inoubliable protagoniste de La dolce vita. Pour Silvia, comme pour Cabiria, la danse est une manière naturelle de se mouvoir dans le monde, voire une composante à part entière d’être au monde et d’être soi. Geste intensifié qui lui permet de vivre sa vie en toute plénitude, la danse de Silvia aux thermes de Caracalla est un moment anthologique du cinéma fellinien. Segmentée en trois temps, sa performance mélange plusieurs styles : la danse romantique avec Marcello (Marcello Mastroianni), sur les rythmes d’une réécriture de la chanson populaire Arrivederci, Roma, la danse cha-cha-cha avec Frankie Stout et la danse rock-and-roll avec Adriano Celentano, dans son propre rôle. Tout en changeant de style de danse, Silvia, pieds nus, réactualise par les mouvements de ses bras, de son corps et des voiles de sa robe les danses serpentines de Loïe Fuller et de son épigone Annabelle, immortalisée dès l’année de naissance du cinéma(tographe), comme si Fellini voulait rendre hommage aux pionniers de l’art cinématographique.
Jamais, ni avant ni après cette séquence, Fellini n’a accordé autant d’espace/temps à la danse. Outre l’hommage rendu à la beauté de la divine Silvia, Fellini sublime également la beauté de la ville à travers son architecture, ses sculptures et ses décors, et souligne la coexistence des temporalités, de la Rome antique et de la Rome moderne. La dimension cosmopolite de la ville est également mise en exergue, à travers la diversité des figures qui convergent à Rome : des aristocrates romaines et des riches Américains, des acteurs et actrices américains, une femme japonaise, des musiciens latino et africains, un journaliste romain, un prostitué romain, etc.
On a vu que la danse chez Fellini peut provoquer un bouleversement des temporalités, la régression ou l’anticipation temporelle, l’actualisation d’un autre chronotope ou d’un temps mythique, ou encore l’anachronisme et la suspension du temps. À ce va-et-vient temporel correspond un autre, spatial. Les deux deviennent visibles dans une séquence du film Intervista, dont les protagonistes sont Anita Ekberg et Marcello Mastroianni. Ce dernier, en Mandrake, récite une formule qui fait apparaître d’un coup, dans un nuage de fumée, un drap blanc, tandis que quelques accords de musique sont entonnés. Derrière le drap, Anita Ekberg et Marcello Mastroianni commencent à danser lentement. Devenus ombres chinoises pour quelques instants, ils continuent leur métamorphose : après un fondu au noir, projetés sur le drap devenu écran flottant, ils se transforment dans leurs propres images cinématographiques d’autrefois, quand, jeunes et beaux, ils dansaient enlacés sur les accords d’Arrivederci Roma. En montage parallèle, des images de La dolce vita alternent avec des plans où les deux acteurs regardent des images d’eux-mêmes dans le salon de la villa Pandora. Ce qui était une fois attraction – le couple dansant et se baignant dans la fontaine – revient comme survivance sous la forme d’un simulacre. La séquence est imprégnée de nostalgie : nostalgie du temps perdu, d’une jeunesse et d’une beauté devenus souvenir, nostalgie du film même et aussi d’un certain type de cinéma. Pour un laps de temps, l’espace du salon devient une hétérotopie de l’illusion, espace anachronique de rencontre entre nature et artifice, réalité et cinéma, modèles et simulacra, et aussi entre autrefois et maintenant, qui se conjuguent, dans l’éclair de la baguette de Mandrake, dans une image dialectique. Par ces qualités, les séquences dansantes de La dolce vita reprises dans l’Intervista deviennent un événement cinématographique[22].
Danser avec la ville dans la Rome de Fellini
Insérées dans le montage des attractions, ces séquences montrent que dans le cinéma de Fellini l’acte de danser n’apparaît pas seulement dans des espaces fermés, conçus spécialement pour la danse, mais il contamine aussi l’espace urbain. De plus, si la danse pratiquée dans la ville transforme celle-ci en scène de danse à ciel ouvert, la danse cinématographique avec Rome fait de la ville une partenaire de danse au cinéma pour son créateur. D’autres séquences que celles déjà mentionnées montrent que le corps de la ville, avec ses édifices, ses ruines, ses monuments, ses places, participe à la danse généralisée grâce à la manière dont il est filmé. Le « geste intensifié » qu’est la danse permet cette fois-ci de raccorder l’architecture, la sculpture et le cinéma[23]. C’est dans ce contexte qu’on comprend mieux encore que la danse serve à Fellini à mettre en avant les puissances du cinéma en même temps que le cinéma lui sert à monstrer les puissances de la dance.
Mais comment la danse s’inscrit-elle dans le film, en anticipant ou en modifiant la manière de filmer ? Comme le remarque Fabienne Costa, au cinéma, la danse n’appartient pas seulement aux corps des acteurs ; elle se diffuse également dans les composantes du film, soit le montage, la vitesse (ralenti, accélérations), les mouvements de la caméra[24]. Cette observation est bien illustrée par le cinéma romain de Fellini. Chez lui, la danse investit les différents espaces de la ville à travers les corps des acteurs et des actrices, des danseurs et des danseuses professionnels ou bien occasionnels, mais aussi à travers l’architecture et la sculpture. Ces manifestations, explicites ou implicites, grâce aux appareils, aux techniques et aux procédés cinématographiques, permettent à Fellini de concrétiser son intention de faire danser les images.
Cette danse architecturale, d’une grande photogénie, est réalisée grâce aux dispositifs et appareils cinématographiques, aux mouvements de la caméra, au montage et au découpage, aux changements de rythme. Le film Roma accueille plusieurs séquences qui témoignent de cette intention de Fellini de filmer la ville d’une manière dansante. La ville est tantôt saisie depuis un autobus en mouvement, quand le jeune Federico arrive pour la première fois à Rome, tantôt captée dans la chaleur d’une journée d’été, quand la caméra enregistre la beauté des corps des jeunes hippies et celle de l’architecture des escaliers conduisant à la Trinité-des-Monts, ou bien encore filmée dans une nuit d’été, quand des jeunes à moto parcourent en trombe les lieux historiques[25].
Pour filmer sa Rome, Fellini reconstruit dans les studios de Cinecittà ce que la ville réelle offre abondamment aux regards de ses passants : un spectacle architectural monumental, un décor riche en attractions, une scénographie impressionnante où chaque élément a le potentiel de devenir une attraction. En jouissant au XXe siècle plus que jamais du statut d’attractions touristiques ou religieuses – qu’elles soient représentatives de la ville antique (comme les thermes de Caracalla) ou la ville catholique (comme la Basilique Saint-Pierre) –, ces attractions architecturales de la ville réelle, une fois reprises dans le cinéma de Fellini, acquièrent des dimensions nouvelles. Dans ce contexte, le « calcul attractionnel[26] » chez Fellini dépasse le cadre pensé par Eisenstein, car le cinéaste italien l’applique dans le passage entre le réel (la ville réelle) et le filmé (la ville filmée au cinéma). La fontaine de Trevi constitue un exemple éloquent : rencontre heureuse entre architecture et sculpture, elle devient, une fois filmée par Fellini dans la séquence qui la met en vedette à côté des protagonistes Silvia et Marcello, une illustration de ce que Deleuze appelait l’aspiration dialectique de l’image à sauter d’une puissance à une autre, soit, dans ce cas, d’une puissance réelle à une puissance cinématographique. Ces architectures et sculptures deviennent des attractions cinématographiques dansantes grâce à la manière dont elles sont filmées, en participant activement à faire de la Rome fellinienne une ville spectaculaire.
Danser avec Fellini
Bien que la danse soit une composante constante dans le cinéma de Fellini, l’acte de danser acquiert dans ses films romains une force particulière : elle relie d’une manière intrinsèque le créateur Fellini et sa Rome cinématographique. Cela est rendu possible grâce au fait que Fellini possède une qualité, celle de faire danser les images. On se rappelle que, dans une séquence du film La ricotta (1963), Pier Paolo Pasolini fait dire à Orson Welles à propos de Fellini : « Egli danza, si, egli danza ![27] » À la Cinecittà, en fabriquant sa Rome dans le Studio numéro 5, Fellini devient danseur dans le monde qu’il avait créé et fait danser les images flottantes de ses films, comme dans la séquence anthologique de l’Intervista.
On pourrait reprendre les mots de Kracauer, en pensant à Fellini, le cinéaste qui danse, et à sa Rome cinématographique : « Le danseur aussi possède l’éternité dans le rythme (…) ; et la danse elle-même peut se réduire à un seul pas, puisque l’essentiel seulement, c’est de danser[28]. » La double approche « dansante » de la ville identifiée auparavant constitue et fait voir les pas de la chorégraphie imaginée par Fellini, le cinéaste-danseur selon Welles/Pasolini, dans sa danse d’une vie avec Rome. On comprend ainsi que, d’une manière de faire, qui concerne l’occupation et la pratique de l’espace cinématographique, la « danse » devient chez Fellini une manière de vivre au cinéma et par le cinéma.
[1] Sur ce sujet, voir Paul Oscar Kristeller, Le système moderne des arts : étude d’histoire de l’esthétique, Nîmes, J. Chambon, 1999.
[2] Ricciotto Canudo, l’inventeur du syntagme et l’un des premiers penseurs du cinéma, enregistre ce tournant qui correspond à l’émergence de la danse moderne. Ses textes sur l’« usine aux images » témoignent de cette reconnaissance de la danse comme art. Après avoir parlé de la naissance de la cinématographie comme celle d’un sixième art dans un texte publié le 25 octobre 1911, Canudo revient en 1919 sur ses propos, en clamant que « la naissance du cinéma, ce fut exactement celle d’un Septième Art » (La leçon du cinéma, 23 octobre 1919) ; dans ce dernier article, la danse est comptée parmi les arts du temps, à côté de la musique et de la poésie, tandis que l’architecture, la peinture et la sculpture sont considérés comme arts de l’espace. Voir Ricciotto Canudo, L’usine aux images, Marseille, Nouvelles Éditions Séguier et Arte Éditions, 1995.
[3] En suivant la réflexion de Theodor Adorno sur le « processus d’effrangement » auquel sont soumises les frontières entre les arts au XXe siècle, on pourrait même se demander si on assiste à une nouvelle naissance (ou une renaissance) de la danse en présence et sous l’effet du cinéma. Pour Adorno, voir le texte de la conférence « L’art et les arts », L’Art et les arts, Paris, Desclée de Brouwer, 2002.
[4] Deleuze remarquait qu’au début du XXe siècle « la danse, le ballet, le mime abandonnaient les figures et les poses pour libérer des valeurs non posées, non pulsées, qui rapportaient le mouvement à un moment quelconque… Tout cela conspirait avec le cinéma ». Gilles Deleuze, Cinéma 2, L’image-temps, Paris, Éditions du Midi, (1985) 2006, p. 203.
[5] Selon Laurent Guido, dans le contexte de l’émergence du cinéma, le rythme est une notion essentielle qui suppose « une structuration particulière du temps également capable de définir l’organisation de l’espace ». Laurent Guido, L’âge du rythme : cinéma, musicalité et culture du corps dans les théories françaises des années 1910-1930, Lausanne, L’Âge d’homme, 2014.
[6] Il y a des auteurs de cinéma dont l’esthétique cinématographique relève de la lenteur, comme Victor Erice ou bien Nuri Bilge Ceylan. Parmi les chorégraphes, Pina Bausch, à la recherche de l’essence du tango dans Bandonéon (1980), crée une œuvre qui diffère des précédentes par son rythme lent.
[7] Comme le note Patrick Louguet, « la connivence est naturelle (élective) s’agissant de ces deux arts du mouvement, de leurs manières diverses de capter, de provoquer, de systématiser les mouvements corporels ». Patrick Louguet, Sensibles proximités : les arts au carrefour, Arras, Artois Presses Université, 2009, p. 187.
[8] Didier Coureau et Patrick Louguet (dir.), Cinéma et danse. Sensibles entrelacs, Paris, l’Harmattan, 2013.
[9] Virulente critique de la société de consommation et de la publicité, ce film s’intéresse aussi à la danse en faisant revivre, notamment en la reterritorialisant dans l’Italie des années 80 et dans le monde de la télévision, l’atmosphère des classiques de la comédie musicale.
[10] Je retiens ici, à titre d’exemple, une de ses déclarations sur le sujet : « Je crois que j’étais fait pour faire des films muets. (…) J’aurais voulu avoir la possibilité de commencer à zéro et de tout inventer. » Cf. Charlotte Chandler, Moi, Fellini. Treize ans de confidences, Paris, Robert Laffont, 1994, p. 189.
[11] Cette expression désigne selon Viva Paci « la dimension spectaculaire du cinéma », quand l’importance est accordée au fait de « montrer quelque chose ». Cf. Tom Gunning, « Le cinéma d’attraction : le film des premiers temps, son spectateur, et l’avant-garde », dans 1985, n°50, décembre, 2006, p. 57 ; Viva Paci, La machine à voir. À propos de cinéma, attraction, exhibition, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2012, p. 134. Pour une discussion plus poussée sur l’attraction chez Fellini, voir Marina Vargau, « Romarcord : flânerie dans la cine-città », thèse de doctorat en littérature et cinéma, sous la direction de Silvestra Mariniello, Montréal, Université de Montréal, 2016.
[12] Barthélemy Amengual, « Itinéraire de Fellini du spectacle au spectaculaire », Du réalisme au cinéma, Paris, Nathan, 1997, p. 382.
[13] Ibid., p. 379.
[14] Ibid., p. 401.
[15] Fellini s’inspire pour ce numéro d’un fait réel, qui s’est déroulé en 1958 dans la célèbre boite Il Rugatino, où Aiché Nana, danseuse d’origine turque, exécute un strip-tease très médiatisé à l’époque.
[16] Cf. Béatrice Picon-Vallin, « Le spectaculaire de masse : du théâtre au cinéma (Eisenstein dans le contexte théâtral soviétique) », dans Christine Hamon-Sirejols (dir.) et André Gardies (dir.) Le spectaculaire, Lyon, Aléas Éditeur, 1997, p. 63.
[17] Siegfried Kracauer, « Le voyage et la danse », dans Le voyage et la danse. Figures de ville et vues de films, Quebec, Nouvelle édition, Les Presses de l’Université de Laval, 2008, pp. 21-32.
[18] Selon Michel Foucault, les hétérotopies ont « le pouvoir de juxtaposer en un seul lieu réel plusieurs espaces, plusieurs emplacements qui sont en eux-mêmes incompatibles », en même temps qu’ils s’ouvrent sur des hétérochronies, « des découpages du temps » à l’intérieur desquels les hommes se trouvent en rupture avec leur temps traditionnel. Michel Foucault, « Des espaces autres », Dits et écrits, II, Paris, Gallimard, 2001, pp. 1571-1581.
[19] La monstration est l’acte fondamental de l’attraction. André Gaudreault et Tom Gunning définissent l’attraction cinématographique comme essentiellement monstrative : le voir y prévaut nettement sur les autres sens. André Gaudreault et Tom Gunning, « Le cinéma des premiers temps : un défi à l’histoire du cinéma », dans Jacques Aumont (dir.), André Gaudreault (dir.) et Michel Marie (dir.), Histoire du cinéma. Nouvelles approches, Paris, Publications de la Sorbonne, 1989, pp. 49-63.
[20] Georges Didi-Huberman, L’image survivante : histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Les Éditions de Minuit, coll. Paradoxe, 2002, p. 256.
[21] J’ai repris cette idée de Deleuze qui parlait du cas de Fred Astaire. Gilles Deleuze, Cinéma 2, L’image-temps, op.cit., p. 83.
[22] En expliquant ce concept, Deleuze écrit : « Comprendre l’événement pur dans sa vérité éternelle, indépendamment de son effectuation spatio-temporelle, comme à la fois à venir et toujours déjà passé suivant la ligne de l’Aiôn. » Gilles Deleuze, Logique du sens, Paris, Les Éditions de Minuit, 1969, p. 172.
[23] Tandis que dans le cinéma d’Eisenstein les attractions étaient des représentations théâtrales et plastiques, Fellini enrichit sa palette avec d’autres types d’attractions, comme celles architecturales, introduites par le montage des attractions dans le plan.
[24] Fabienne Costa, « Hors piste. (En préambule) », Vertigo, n°2, Éditions Lignes, hs octobre 2005, p. 4. Article disponible en ligne : https://www.cairn.info/revue-vertigo-2005-2-page-3.htm
[25] Cette manière de filmer la ville sera reprise par Peter Greenaway dans le film The Belly of an Architect (le Ventre de l’architecte, 1987), par Nanni Moretti dans l’épisode « In Vespa » du film Caro diario (1993) et par Paolo Sorrentino dans le film La grande bellezza (2013). Chez Greenaway et Moretti, la danse renvoie aussi à l’acte de filmer. Analogue à Greenaway qui parlait du cinéma et de la figure du cinéaste à travers l’architecture et la figure de l’architecte, Moretti fait le même geste de substitution, à travers la danse et la figure du danseur. Son rêve de savoir bien danser signifie alors savoir faire du cinéma. Pour une discussion plus ample sur le sujet, voir Marina Vargau, « Romarcord : flânerie dans la cine-città », dans op. cit..
[26] Pour Eisenstein, le « calcul attractionnel » concernant la relation entre le film et ses spectateurs est concevable seulement si l’auditoire est connu d’avance, sélectionné et homogène. Voir François Albera, Eisenstein et le constructivisme russe, Lausanne, Éditions l’Âge d’Homme, 1990, p. 178.
[27] En rappelant ce moment, Giusy Pisano considère que la remarque de Pasolini/Welles s’applique « parfaitement » au film Roma, interprété comme « un tourbillon dansant d’images qui se déplacent sans cesse entre diverses temporalités et diverses parcelles de la ville ». Giusy Pisano, « Le ballet des images », dans Jean-Max Méjean (dir.), Fellinicittà, Chatou, Éditions de la Transparence, 2009, p. 24.
[28] Siegfried Kracauer, Le voyage et la danse, op.cit., p. 28.
Référence électronique, pour citer cet article
Marina Vargau, « Attractions, danse et cinéma dans la Rome de Federico Fellini », Images secondes. [En ligne], 01 | 2018, mis en ligne le 28 juin 2018, URL : http://imagessecondes.fr/index.php/2018/06/28/attractions-danse-et-cinema-dans-la-rome-de-federico-fellini
Marina Vargau
Marina Vargau a obtenu un PhD en Littérature comparée, option littérature et cinéma, obtenu dans le département de Littératures et de langues du monde de l’Université de Montréal, Canada en 2016. Sa thèse intitulée Romarcord : flânerie dans la cine-città porte sur la poïétique cinématographique de la ville de Rome dans le cinéma de Federico Fellini et sur son effet dans le cinéma et la littérature contemporaines. Comme chargée de cours, elle a enseigné dans les départements de Littérature comparée et d’Histoire de l’art et d’études cinématographiques (parmi les cours enseignés, Le cinéma et les autres arts). Ses publications parues en France, Italie, Roumanie, Espagne, Belgique et aux États-Unis portent sur le cinéma et la littérature.