Elisa Uffreduzzi
Danse et orientalisme
dans le cinéma muet italien
Résumé
Elisa Uffreduzzi analyse les modalités d’apparition de motifs orientalistes dans les numéros dansés d’un corpus de films italiens de la période muette, et en tire des pistes de réflexion sur la caractérisation des personnages dans le récit cinématographique européen à cette période.
Cet article est une traduction, élaborée à partir de l’article d’Elisa Uffreduzzi, Orientalismo nel cinema muto italiano. Una seduzione coreografica, « Cinergie. Il cinema e le altre arti », n.s., n°3, mars 2013 (http://www.cinergie.it/?p=2295), pp. 20-30 ; et d’un extrait du livre La danza nel cinema muto italiano, Canterano (RM), Aracne 2017, pp. 153-160 ; 169-183.
Mots-clés
Danse, orientalisme, Italie, Salomé, danse serpentine, Ruth St. Denis, Gustave Flaubert
1 – Orientalisme et odalisques littéraires
Parmi les différents courants du modernisme chorégraphique dans le cinéma muet italien[1], l’orientalisme est sans doute l’un des plus prolifiques. Dans son célèbre essai de 1978[2], Edward Saïd définit ce phénomène comme un « domaine de l’érudition », né :
dans l’Occident chrétien, avec la décision prise par le concile de Vienne, en 1312, de créer une série de chaires de langues “arabe, grecque, hébraïque et syriaque à Paris, Oxford, Bologne, Avignon et Salamanque”.[3]
Il identifie donc son origine grâce à l’institution des premières chaires de langues orientales en Europe. De plus, il démontre qu’il s’agit essentiellement d’un produit de l’Occident : « une espèce de projection de l’Occident sur l’Orient et de volonté de le gouverner »[4] intellectuellement autant que matériellement. Saïd clarifie surtout la notion d’“Orient”, en essayant de délimiter ses frontières géographiques, culturelles, linguistiques et ethniques et en donne ainsi une définition précise, bien que provisoire et sensible aux changements au fil du temps. Le résultat est un territoire qui, au milieu du XIXe siècle, s’étend à peu près du Maroc à la Chine, en mêlant plusieurs cultures dans le « grand chaudron » de l’orientalisme. C’est l’invasion napoléonienne de l’Égypte qui, en 1798, ouvre la voie à l’orientalisme moderne[5], donnant une forte accélération à l’intérêt occidental pour l’Est, grâce à la diffusion de la Description de l’Égypte[6] dans le milieu culturel européen. La publication de ces volumes permet en effet d’accroître le bagage de suggestions, d’images et de connaissances à disposition des orientalistes pour créer un Orient « apprivoisé » et donc moins dangereux[7]. Par conséquent, surtout en France, émerge une longue série d’œuvres artistiques et littéraires d’inspiration orientale, dont le nombre augmente singulièrement à partir de 1899 grâce à la nouvelle traduction des Mille et une nuits par Joseph-Charles Mardrus, publiée dans le journal symboliste la Revue Blanche, et éditée en seize volumes entre 1899 et 1903[8]. D’ailleurs, si l’orientalisme se diffuse si largement pendant le XIXe et le XXe siècle, c’est également parce que les distances géographiques se réduisent, permettant ainsi à l’Europe colonialiste de transformer l’orientalisme lui-même « de discours savant en institution impériale »[9]. Les œuvres de Gérard de Nerval et Gustave Flaubert, comme Le Voyage en Orient (Nerval, 1851) et le Voyage en Égypte (Flaubert, 1849-50) s’inscrivent dans ce climat culturel. Pour tous les deux, observe Saïd :
Des figures féminines telles que Cléopâtre, Salomé et Isis avaient une signification particulière ; et ce n’est pas un hasard si, dans leurs œuvres traitant de l’Orient aussi bien que lors de leurs séjours, ils ont fait ressortir cette sorte de types féminins, légendaire, riche en suggestions et en associations.[10]
Il ajoute :
Dans les écrits des voyageurs et des romanciers : les femmes sont généralement les créatures des fantasmes de puissance masculine. Elles expriment une sensualité sans limites, elles sont plus ou moins stupides, et surtout elles acceptent. La Kuchuk Hanem de Flaubert est le prototype de ce genre de caricatures.[11]
À ce propos, il est symptomatique que lorsque Flaubert introduit dans sa production littéraire des personnages féminins orientaux, afin de les caractériser avec leur sensualité proverbiale, il les dépeint à plusieurs reprises pendant qu’elles dansent. C’est par exemple le cas dans Salammbô[12] (1862–1879), dans La Tentation de Saint-Antoine (surtout dans la première de ses trois éditions[13], qui contient la description d’une femme dansant avec un aspic[14]) et dans Hérodias (1877, le dernier des Trois contes), où l’auteur a recours à la danse en tant que véhicule de séduction exotique, confirmant ainsi l’image stéréotypée de la femme orientale. Flaubert écrit d’ailleurs dans Salammbô :
Les prêtresses les suivaient dans des robes transparentes de couleur jaune ou noire, en poussant des cris d’oiseau, en se tordant comme des vipères; ou bien au son des flûtes, elles tournaient pour imiter la danse des étoiles, et leurs vêtements légers envoyaient dans les rues des bouffées de senteurs molles. […] D’ailleurs le principe femelle, ce jour-là, dominait, confondait tout : une lasciveté mystique circulait dans l’air pesant […][15].
Dans la première édition de La Tentation de Saint-Antoine, on trouve encore :
Au milieu une danseuse, vêtue d’un caleçon de plumes de paon et les cheveux noués par un aspic, qui du front, lui coulant sur l’épaule pour s’entortiller à son col, laisse retomber entre ses seins sa tête qu’il dresse en avant quand elle danse, balance au mouvement de sa taille, sur les bras levés[16].
Dans l’édition de La Tentation de Saint Antoine de 1874, parmi les nombreux renvois chorégraphiques (des mots comme « danse » et « danseuse » apparaissent plusieurs fois dans le texte), on trouve aussi l’expression « je danse comme une abeille »[17]. Il s’agit de la même « danse de l’abeille » qui émergeait des pages du Voyage en Égypte dans les mouvements sensuels de Kuchuk Hanem[18]. Voyage en Égypte où l’on trouve aussi la genèse de la danse de Salomé, minutieusement décrite par la suite dans Hérodias :
Ses pieds passaient l’un devant l’autre, au rythme de la flûte et d’une paire de crotales.
Ses bras arrondis appelaient quelqu’un, qui s’enfuyait toujours. Elle le poursuivait, plus légère qu’un papillon, comme une Psyché curieuse, comme une âme vagabonde, et semblait prête à s’envoler.
[…] Les paupières entre-closes, elle se tordait la taille, balançait son ventre avec des ondulations de houle, faisait trembler ses deux seins, et son visage demeurait immobile, et ses pieds n’arrêtaient pas.
[…] Elle dansa comme les prêtresses des Indes, comme les Nubiennes des cataractes, comme les bacchantes de Lydie. Elle se renversait de tous les côtés, pareille à une fleur que la tempête agite. Les brillants de ses oreilles sautaient, l’étoffe de son dos chatoyait ; de ses bras, de ses pieds, de ses vêtements jaillissaient d’invisibles étincelles qui enflammaient les hommes. […] Sans fléchir ses genoux en écartant les jambes, elle se courba si bien que son menton frôlait le plancher […].
Ensuite elle tourna autour de la table d’Antipas, frénétiquement, comme le rhombe des sorcières […]. Elle tournait toujours ; les tympanons sonnaient à éclater, la foule hurlait. […] Elle se jeta sur les mains, les talons en l’air, parcourut ainsi l’estrade comme un grand scarabée ; et s’arrêta, brusquement[19].
Dans le Voyage en Égypte, on trouve en fait la description suivante :
Ruchiouk [sic] s’est déshabillée en dansant. Quand on est nu, on ne garde plus qu’un fichu avec lequel on fait mine de se cacher et on finit par jeter le fichu ; voilà en quoi consiste l’abeille. […] Enfin, […] après avoir sauté de ce fameux pas, les jambes passant l’une devant l’autre, elle est revenue haletante se coucher sur le coin de son divan, où son corps remuait encore en mesure[20].
Nous voyons donc que, de Hérodias à Kuchuk, le même pas de danse revient (les jambes qui passent l’une devant de l’autre), mais on ressent aussi une certaine similitude avec la « danse des sept voiles » de Salomé, selon la version que nous ont laissés la tradition populaire et le drame d’Oscar Wilde (Salome, 1893).
En tant que stéréotype orientaliste très célèbre à cette époque, la « danse de l’abeille » est en fait une sorte de striptease sophistiqué, avec des éléments de beledi égyptien (aussi connu sous le nom de « danse du ventre »), dont l’intrigue est construite autour de l’histoire d’une femme piquée par une abeille, qui se déshabille en essayant désespérément de se débarrasser de l’insecte. La danse est donc l’expression chorégraphique de la peine causée par la piqûre, en un crescendo convulsif, jusqu’à ce qu’elle tombe au sol.[21]
2 – Terpsichore en Orient
Dans la dernière décennie du XIXe siècle, la vogue orientaliste contamine aussi l’art de Terpsichore, qui à cette époque en Occident est remodelé par de nombreuses innovations. D’un côté, avec les Ballets Russes souffle un vent d’est qui fait vaciller la rigidité de la danse académique. De l’autre, les pionnières de la danse moderne – à partir de la fin du XIXe siècle – intègrent elles aussi l’Orient dans la « danse nouvelle » qu’elles promeuvent.
De fait, Loïe Fuller[22] (car la Danse Serpentine était en essence une réinterprétation de la « danse des voiles »[23]) tout comme Ruth St. Denis (dont le chef-d’œuvre Radha. La danse des cinq sens mettait en scène une déesse indienne), recourent largement à l’imaginaire orientaliste. Dans ce contexte, une alternative est partiellement constituée par la conception chorégraphique d’Isadora Duncan, qui s’inspire de la théâtralité de la Grèce Antique et pour qui l’exotisme reste donc entre les limites de la Méditerranée, coïncidant avec un « ailleurs » chronologique plutôt que spatial. Gaylyn Studlar a reconnu la complexité des raisons qui gouvernent la contamination de la danse moderne des premiers temps par l’orientalisme. Cette influence ne résulte pas d’une fascination superficielle, mais reflète plus ou moins consciemment plusieurs aspects du concept de « femme nouvelle » qui se développe à cette époque. Bien que l’autrice se réfère spécifiquement au contexte américain, je crois que sa réflexion peut être appliquée aussi au contexte européen :
Les désirs de liberté de la Femme Nouvelle étaient fortement ressentis dans la danse de concert Américaine, qui devint l’endroit où la valeur emblématique de l’Orient, en tant que lieu d’affranchissement de la répression, pouvait s’accomplir en toute sécurité avec abandon païen […]. Dans la danse, ces qualités de la Femme Nouvelle […] se liaient au mouvement sensuel ritualisé et au spectacle des identités orientalisées, associé à un pouvoir féminin ambigu. Les femmes étaient en train de réaliser que la liberté sociale et sexuelle était cristallisée dans la danse, par la figure de Salomé[24].
Loïe Fuller aussi – d’abord en 1895, ensuite en 1907 – met en scène deux spectacles dédiés au mythe de Salomé dont la base est encore une fois la danse Serpentine en plusieurs versions, mêlée à des séquences mimées. Patrizia Veroli a bien synthétisé l’apport orientaliste dans la danse Serpentine :
La description de lignes serpentines a d’ailleurs caractérisé la vision des danses orientales – les vraies, mais surtout les imaginaires – par une série d’artistes qui, pendant les dernières décennies du XIXe siècle, en ont fait le symbole d’un Orient pour la plupart inventé. […] La Danse Serpentine de Loïe se prêtait à être lue ainsi[25].
La danseuse américaine devait être consciente de mettre en scène l’Orient à travers la danse, et l’icône que constituait la danseuse biblique en était le medium idéal. La représentation de Salomé avait d’ailleurs fait l’objet d’un véritable engouement dès les années 1860, en tant que partie de la conception moderne de la « femme fatale », que de nombreux artistes – comme Gustave Moreau[26], Mallarmé[27] et bien sûr Flaubert – avaient contribué à construire.
3 – La danse des (sept) voiles dans le cinéma muet italien
Comme les innombrables versions de la Serpentine exécutées par les imitatrices de Loïe Fuller, la danse de Salomé, épitomé de l’orientalisme, transporte ses mouvements sinueux dans le cinéma de la seconde époque[28]. Suivant Gaylyn Studlar, la transposition de l’icône biblique à l’écran inclut sa réinterprétation en tant que « vamp orientalisée », c’est-à-dire figure féminine dominante, alter ego de la « femme nouvelle » qui est en train d’émerger. En d’autres termes, les ambitions de la femme contemporaine – visant à son indépendance sociale, mais aussi physique et sexuelle – trouvent écho dans la topographie d’un Orient souvent inventé[29], à travers l’incarnation de l’archétype féminin de la vamp – c’est à dire de la femme-vampire, femme fatale destructrice – qui émerge dans le cinéma muet européen, au début des années 1910.
Dans la cinématographie italienne, c’est le réalisateur Ugo Falena en premier lieu qui récupère (peut-être inconsciemment) « la leçon » de la Fuller, en confiant le rôle de la « vamp orientalisée » Salomé à Vittorina Lepanto, dont la construction robuste ressemble à celle de la danseuse américaine. Son film Salomè[30] (1910) contient la séquence de la « danse des sept voiles », que même Oscar Wilde avait laissé à la fantaisie du metteur en scène, reconnaissant son essence intrinsèquement visuelle[31]. Dans le film d’Ugo Falena, cette scène prend environ une minute et elle est filmée par un seul plan moyen, fixe et frontal. Vittorina Lepanto porte une cape rouge damassée qu’elle enlève avant de commencer sa danse. Le costume est composé d’un corsage richement décoré, avec une ceinture-bijou rigide placée sous la poitrine et une jupe, ample et longue, également en tissu damassé. Corsage et jupe paraissent cousus ensemble, mais l’articulation du costume simule le contraire, en suggérant la nudité du ventre par un tissu qui imite la peau. D’ailleurs, comme le souligne Ronda Garelick, l’idée de danse orientale diffusée dans l’Europe de l’époque se réduit principalement à la danse du ventre[32], pour laquelle la nudité de l’abdomen est une condition sine qua non. Il est peu probable que Vittorina Lepanto porte un corset sous son vêtement[33], car on distingue assez clairement les mouvements du ventre, lors de la scène de danse. Je crois plutôt que la structure rigide qui soutient la poitrine – suivant les tendances récentes de la mode parisienne (Paul Poiret) – fait fonction de corset, constituant en même temps un héritage du passé et un pas vers l’abolition de ce vêtement vilipendé.
Une seconde ceinture serre les voiles nécessaires pour la danse à la taille de Vittorina Lepanto, qui danse pieds nus. Des bracelets, un collier et un diadème avec deux rosaces latérales complètent le costume, qui évoque celui de Lyda Borelli dans la mise en scène théâtrale de Salomé (1909)[34]. La danse se déroule sur un tapis rectangulaire qui rappelle un plateau scénique. Pendant la chorégraphie, Vittorina Lepanto effectue une série de pas et d’attitudes, dérivés du ballet. La danse se conclut quand elle commence à tourner sur elle-même sur les deux pieds (se donnant le mouvement alternativement avec un pied puis l’autre) d’une manière tourbillonnante, jusqu’à ce qu’elle tombe au sol épuisée : cela est évidemment une réminiscence de la « fureur bachique ».
Les voiles proprement dits sont six mais, en considérant l’adhésion générale du film au texte d’Oscar Wilde, on peut supposer que la cape rouge que Vittorina Lepanto enlève avant de danser prend la place du premier voile.
La chorégraphie qu’elle exécute est un mélange imaginatif d’éléments de ballet (comme le tendu, le développé et la position du corps en croisé), et de mouvements attribuables au modernisme chorégraphique, sous l’influence de l’orientalisme : torsion du buste (motif également récurrent dans la Serpentine), transferts de poids d’un pied à l’autre (obtenus en exacerbant le mouvement du bassin) et, plus généralement, gestes sinueux qui visent à évoquer l’imagerie orientaliste contemporaine, en accentuant le cambré du dos et en manipulant les sept voiles.
Cette manière particulière de tourner sur les deux pieds est un topos de la danse orientaliste de l’époque, qui revient dans le cinéma muet italien, souvent combinée avec la danse des voiles. On peut la retrouver exécutée d’une manière un peu différente dans la première scène de danse du film Il fiore del deserto (1911)[35]. La protagoniste est Gianna Terribili-Gonzales, alias Lahmè, qui (dans la première scène chorégraphique du film) danse habillée d’un costume oriental, composé par un frac damassé, au-dessous duquel on peut distinguer une chemise serrée et un pantalon large resserré sous le genou, qui rappelle le modèle « harem » (la jupe-culotte) proposé par Poiret pour la mode parisienne de 1911. Le visage de la danseuse est à moitié caché par une longue écharpe qui retombe derrière ses épaules et elle est coiffée avec une sorte de turban. Elle porte des chaussures sans talons, semblables à des demi-pointes pour la danse classique, et la scène – filmée en un seul plan moyen, fixe et frontal – est colorisée en jaune. Elle se déroule dans le camp bédouin dont l’émir a violemment ordonné la dispersion ; Lahmè (Gianna Terribili-Gonzales) danse pour apaiser ce dernier. La danseuse entre dans le champ par le fond, faisant son chemin à travers un groupe de Bédouins, puis elle s’arrête au premier plan, posant de trois-quarts (en écarté derrière à droite, mais avec les pieds en-dedans. Avec ses bras à la seconde elle tient un ample voile en dentelle derrière ses épaules, en cambrant légèrement. Elle commence à tourner sur elle-même, pivotant sur son pied gauche et donnant des petits coups rythmés au sol avec son pied droit, afin de déclencher le mouvement. Soudainement, l’émir essaie de l’embrasser et par conséquent il arrête la rotation, mais Lahmè accentue le cambré de son dos pour lui échapper et elle continue ses pirouettes (deux tours au total). À la fin du deuxième tour, elle laisse tomber le voile au sol, puis fait un pas en arrière jusqu’à ce qu’elle se retrouve dans les bras de l’émir. Il s’agit encore d’une danse des voiles, le seul voile tenu par la danseuse fonctionnant comme synthèse métonymique des sept voiles de Salomé. En outre, Lahmè danse devant l’émir pour sauver l’esclave Sidi, comme Salomé dans la version moralisante de Loïe Fuller dansait devant le tétrarque pour sauver Jean le Baptiste.
Dans la seconde scène de danse du film, qui se passe dans le palais de l’émir, Lahmè désespérée de son destin dans le harem, s’abandonne à une « danse de mort ». Lakmé ou Lahmè est aussi le nom de la protagoniste de l’opéra composée par Léo Delibes (Lakmé, 1883), dont Ruth St. Denis a utilisé la partition musicale pour The Cobras, une des deux danses placées en prologue de Radha, en 1906 (Hudson Theatre, New York)[36].
Lahmè danse pieds nus et son costume est le premier où l’on peut voir la peau du ventre nu, encadrée par les deux parties du costume (corsage et jupe), excluant a priori la présence d’un corset. Au début de la chorégraphie, Lahmè a une flûte accrochée à sa jupe : il s’agit d’un accessoire qu’elle fera semblant de jouer pendant la danse.
La scène est introduite par l’intertitre : « enfin elle se donne la mort plutôt que de rester dans le harem »[37]. En observant attentivement la chorégraphie exécutée par Gianna Terribili-Gonzales, on peut saisir quelques éléments en commun avec la conception chorégraphique de Ruth St. Denis, à partir des trois solos présentés en 1906. Dans The Cobras, un mouvement ondulatoire des bras devait signifier deux serpents imaginaires[38] : ce geste était un exemple des successions de François Delsarte[39]. Les mouvements des bras répétés par Gianna Terribili-Gonzales dans Il fiore del deserto[40] correspondent à celui de The Cobras et, à travers cette référence, aux successions de Delsarte. Plus précisément dans ce cas il s’agit d’une succession à la signification négative (car les gestes vont de l’extérieur vers l’intérieur), qui annonce la mort de Lahmè. En outre, le serpent, qui dans The Cobras était seulement suggéré, se trouve réellement dans le film. La flûte elle aussi – instrument prévu par la partition de Delibes qui accompagnait aussi The Cobras – est matériellement présente dans le film italien. Par conséquent, on peut supposer que la même musique pouvait accompagner le film pendant les projections, ou peut-être aussi pendant le tournage de la « danse de mort ». En effet la musique composée par Delibes comprenait un air de danse (dans l’introduction du deuxième acte), qui suggère une chorégraphie orientaliste. En superposant à cette mélodie les images de la danse de mort de Lahmè, le rythme de la musique et les pas de la danse se synchronisent presque parfaitement.
Pour Radha, St. Denis avait mis en scène sa propre représentation de la danse religieuse orientale, mêlant éléments de skirt dance et de ballet avec les lignes sinueuses dessinées par le dos et les bras. Elle combinait ces pas en séquences de mouvement brefs, ponctués par des poses[41]. Une combinaison semblable de pas de ballet (port de bras, tendu, passé-développé, etc.) et de mouvements de danse (prétendument) orientale influencés par Delsarte (les volutes dessinées par le bras, le pas « sautillant », la pirouette déstructurée accomplie sur les deux pieds par des pas rythmés, etc.), caractérise aussi la chorégraphie dansé par Gianna Terribili–Gonzales, pieds nus comme Ruth St. Denis. Pour la chorégraphie de Radha, chacun des cinq sens était symbolisé par un objet différent : pour la « danse de l’odorat », St. Denis dansait enveloppée dans des guirlandes des fleurs, comme Gianna Terribili–Gonzales danse serrée par les volutes du reptile. Pour la seconde des trois figures qui composaient Radha (et qui représentait le délire des sens), St. Denis dansait une combinaison de torsions du corps, pour peindre le désespoir de l’insatisfaction. À la fin de cette figure Radha tombait à terre dans l’obscurité[42], comme Lahmè à cause de la morsure du serpent, en conclusion de Il fiore del deserto.
On rencontre un autre exemple significatif de danse orientale intégrée dans la narration dans Come una sorella (1912)[43]. Dans la première scène de danse du film[44], Nelly (la protagoniste, interprétée par Lydia Quaranta) est présentée comme « l’étoile de l’Alhambra »[45]. La danse dure quelques secondes, suffisant à véhiculer par quelques traits une chorégraphie orientaliste, dont l’atmosphère séduisante est explicitée tout d’abord par la couleur rouge du film. Cette scène se déroule en quatre plans.
Dans cette chorégraphie plus rien ne subsiste de la technique de la danse classique-romantique, tandis que la présence du voile, le balancement des bras à gauche et à droite, le dandinement léger et séduisant et le geste rituel des bras pendant la révérence conclusive[46], renvoient à un imaginaire orientaliste. La scène correspond aux descriptions littéraires des danses orientales, à partir de Flaubert, et – sans surprise – révèle des consonances singulières avec la Serpentine, dont les tours qui visaient à déclencher la rotation du costume étaient également accomplis sur les deux pieds[47]. Toutefois c’est le costume qui est en premier lieu responsable de l’identification de la danse comme orientale : les pantalons larges et serrés à la cheville, l’écharpe nouée sur la taille, le gilet brodé au-dessus d’une chemise ample, un voile autour de la tête et l’abondance de bijoux dessinent l’instantané d’une odalisque, selon l’imaginaire populaire.
Dans les notes de son Voyage en Égypte, Flaubert semble décrire les mouvements du même pantalon que Lydia Quaranta, « retenus par une énorme ceinture de cachemire pliée en plusieurs doubles »[48], qu’il avait vus portés par des danseurs :
Dans les saluts et révérences, temps d’arrêt ; leurs pantalons rouges se bouffissent tout à coup comme des ballons ovales, puis semblent se fondre en versant l’air qui les gonfle. [49]
En outre, le voile qui disparaît soudainement, brisant ainsi la continuité de la narration, rappelle le fichu que Kuchuk Hanem jetait pendant sa « danse de l’abeille ».
En ce qui concerne la chorégraphie, la « pirouette déstructurée » accomplie par Lydia Quaranta rappelle celle qu’exécute Vittorina Lepanto dans Salomè d’Ugo Falena et – plus évidemment – ceux de Gianna Terribili-Gonzales dans Il fiore del deserto.
La récurrence, de film en film, de cette manière de tourner, est le signe évident du fait qu’il s’agit d’un topos de la danse orientaliste de l’époque. De la même manière, le voile, fétiche de la séduction orientale, réapparaît en tant qu’objet chorégraphique dans les trois films analysés, confirmant la tradition occidentale selon laquelle « la manière de s’habiller, les seules “apparences externes” (c’est précisément le sens latin du mot habitum) ont constitué le moyen le plus simple à travers lequel les populations européennes, autant les érudits que les gens ordinaires, ont réussi à connaître “les autres”, sans ressentir le besoin d’approfondir d’autres aspects culturels »[50].
[1] Plus précisément : danse serpentine ; danse inspirée de l’idée d’harmonie de la Grèce Antique ; Orientalisme et danse futuriste.
[2] Edward W. Saïd, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident. Paris, Éditions du Seuil, 1980 (1e éd. : Orientalism, New York, Pantheon Books, 1978).
[3] E.W. Said, L’Orientalisme…, p. 66. Citation interne : R. W. Southern, Western Views of Islam in the Middle Ages, Cambridge, Mass., Harvard Univ. Press, 1962, p. 72.
[4] E.W. Said, L’Orientalisme…, p. 114.
[5] Voir E.W. Said, L’Orientalisme…, op. cit., pp. 100-107.
[6] AA. VV., Description de l’Égypte, ou Recueil des observations et des recherches qui ont été faites en Égypte pendant l’expédition de l’armée française, publié par les ordres de sa majesté l’empereur Napoléon le grand, 23 vol., Paris, Imprimerie impériale, 1809-1818.
[7] Voir E.W. Said, L’Orientalisme, op. cit., pp. 105-106.
[8] Voir Peter Wollen, «Fashion/Orientalism/The Body», New Formations, n°1, Spring 1987, p. 8.
[9] E.W. Said, L’Orientalisme, op. cit., p. 114.
[10] E.W. Said, L’Orientalisme…, op. cit., p. 208.
[11] E.W. Said, L’Orientalisme…, op. cit., p. 238.
[12] Voir G. Flaubert, Salammbô, Éd. déf., Paris, Charpentier, 1879, p. 344.
[13] La première édition a été publiée en 1848-1849, la seconde en 1856 et la troisième en 1874.
[14] Voir Œuvres complètes de Gustave Flaubert, Paris, L. Conard, 1910, p. 255.
[15] Voir G. Flaubert, Salammbô, Éd. déf., Paris, Charpentier, 1879, p. 344.
[16] Œuvres complètes de Gustave Flaubert…, op. cit., p. 255.
[17] G. Flaubert, La Tentation de Saint Antoine, Paris, Charpentier, 1874, p. 48.
[18] Voir G. Flaubert, « Notes de Voyage », in id. Œuvres complètes de Gustave Flaubert, T. 4, 1, Paris, L. Conard, 1910, pp. 155-159.
[19] Gustave Flaubert, Trois contes (5e éd.), Paris, G. Charpentier, 1877, pp. 238–241.
[20] Gustave Flaubert, Notes de Voyage…, op. cit., pp. 158–159.
[21] Voir Gabriele Brandstetter, Poetics of dance: body, image, and space in the historical avant–gardes, New York (NY), Oxford University Press, 2015, p. 172. Voir aussi Henri Bousquet, Vittorio Martinelli, « La bella Stasià », Immagine. Note di storia del cinema, Nuova Serie, n. 8, 1988, p. 5.
[22] À propos de Loïe Fuller, voir Giovanni Lista, Loïe Fuller danseuse de la Belle Époque, Paris, Hermann Danse, 2006 (1e éd.: Paris, Somogy éditions d’art – Éditions Stock, 1994), Tom Gunning, Loïe Fuller and the Art of Motion, in « La decima musa », atti del VI Convegno DOMITOR/VII Convegno Internazionale di Studi sul Cinema, Udine/Gemona del Friuli 21-25 marzo 2000, édité par Leonardo Quaresima et Laura Vichi, Udine, Forum Editrice Universitaria Udinese, pp. 25-34.
[23] Voir Elisa Uffreduzzi, Salomé, Modern Dance and The Liberation of Female Body in Early Cinema, texte présenté lors du colloque international Doing Women’s Film History: Reframing Cinema Past&Future (Sunderland, UK, 13-15 Avril 2011), disponible en ligne à l’adresse : http://wfh.wikidot.com/dwfh-full-programme.
[24] Gaylyn Studlar, « Out–Salomeing Salome », dans Matthew Bernstein et Gaylyn. Studlar (dir.), Visions of the East: Orientalism in Film, New Brunswick (NJ), Rutgers University Press, 1997, p. 106. Traduction par l’autrice.
[25] Patrizia Veroli, Loïe Fuller, Palermo, L’Epos, 2009, pp. 200-201. Traduction par l’autrice.
[26] Comme les tableaux Salomé dansant devant Hérode et L’apparition, présentés par le peintre au Salon du 1876 et décrits minutieusement par Joris Karl Huysmans dans le chapitre V de son roman À rebours (1884).
[27] Stéphane Mallarmé de 1864 à 1867 a composé le poème narratif Hérodiade, dédié à l’histoire biblique de Salomé.
[28] Voir Eric De Kuyper, « Le cinéma de la seconde époque – Le muet des années dix », Cinémathèque n°1 (pp. 28-35) et n°2 (pp. 58-68), 1992.
[29] Voir Gaylyn Studlar, « Out–Salomeing Salome… », op. cit., pp. 115-125. Voir aussi Anna Lisa Balboni, La donna fatale nel cinema muto italiano e nella cultura tra l’Ottocento e il Novecento, Castrocaro Terme, Vespignani Editore, 2006, pp. 82–88
[30] Réalisateur : Ugo Falena. Production : Film d’Arte Italiana. Copie consultée (incomplète) : Cineteca del Friuli (Gemona) et Filmsearch (Londres). Préservé par Haghefilm (EYE). Intertitres en Anglais. Longueur: 225m/285m. Nitrate, 35 mm. Coloration à pochoir.
[31] Le drame d’Oscar Wilde ne décrit pas la danse de Salomé ; en fait il inclut seulement la phrase : « Salomé danse la danse des sept voiles », voir Oscar Wilde, Salomé: drame en un acte, Paris, Librairie de l’art indépendant, 1893.
[32] Rhonda K. Garelick, Electric Salome. Loie Fuller’s Performance of Modernism, Princeton (NJ), Princeton University Press, 2007, pp. 69-70.
[33] Contrairement à ce que j’ai soutenu dans le passé, voir : E. Uffreduzzi, Salomé, modern dance and the liberation of female body in early cinema, op. cit., passim.
[34] Il s’agit de la mise en scène du drame d’Oscar Wilde par Ruggero Ruggeri, présentée pour la première fois au théâtre Valle (Rome), en Mars 1909, avec Lyda Borelli dans le rôle de la protagoniste. Voir Marianna Zannoni, « Lyda Borelli prima donna del Novecento » p. 62 [essai complet aux pages 61-86], dans Maria Ida Biggi et Marianna Zannoni (dir.), Il Teatro di Lyda Borelli, Florence Fratelli Alinari. Fondazione per la storia della fotografia, 2017.
[35] Production : Cines. Copie consultée : EYE Filmmuseum (Amsterdam) ; nitrate, 35 mm ; collection Desmet. Intertitres en Allemand. Longueur de la copie : 180 m /198 m. Durée: 9’ à 17 f/s. Copie colorée (imbibée).
[36] Voir Vito Di Bernardi, Ruth St. Denis, op. cit., p. 83.
[37] Traduction par l’autrice.
[38] Voir Ted Shawn, Ruth St.Denis: Pioneer & Prophet. San Francisco, CA, John Henry Nash, 1920, pp. 36-37.
[39] Voir Ted Shawn, Every Little Movement: A Book about François Delsarte. Pittsfield (MA), Eagle Printing and Binding Company, 1954, pp. 35-36.
[40] Gianna Terribili-Gonzales ouvre d’abord ses bras, ensuite elle porte ses mains au sternum ou à la tête : de cette façon elle « dessine » des volutes dans l’air.
[41] Voir Suzanne Shelton, Ruth St. Denis. A Biography of the Divine Dancer, Austin, University of Texas Press, 1990 (1e éd.: Divine Dancer. A Biography of Ruth St. Denis, 1981).
[42] Voir Ted Shawn, Ruth St.Denis: Pioneer &Prophet. San Francisco, CA, John Henry Nash, 1920, pp. 28-33.
[43] Réalisateur : Vincent C. Dénizot. Production : Itala Film. Copie consultée : EYE Filmmuseum (Amsterdam). Titre de la copie : Noodlottige Luchtvaart (Aviation fatale). Intertitres en Néerlandais. Longueur: 590m / 773m. Nitrate, 35 mm, col. (teinté). Voir aussi Angela Dalle Vacche, Diva : Defiance and Passion in Early Italian Cinema, Austin (TX), University of Texas Press, 2008, p. 188.
[44] La seconde ne concerne pas la danse orientaliste, à laquelle cet article est dédié.
[45] Voir l’intertitre original en Néerlandais : « Nelly, de ster van de Alhambra » / « Nelly, l’étoile de l’Alhambra ». Traduction par l’autrice.
[46] La révérence se développe de la manière suivante : d’abord les bras sont étendus et jointes en haut ; ensuite Nelly frotte ses mains et elle ouvre ses bras, en s’agenouillant sur sa jambe droite.
[47] Comme on peut distinguer, par exemple, dans les films : Danse serpentine n. 765 (Louis Lumière, 1896) et Danse serpentine (Frères Lumière, 1899).
[48] Gustave Flaubert, Notes de Voyage…, op. cit., p. 129.
[49] Gustave Flaubert, Notes de Voyage…, op. cit., p. 130.
[50] Nicola Savarese, Teatro e spettacolo fra Oriente e Occidente, Bari-Roma, Ed. Laterza, 1992, p. 40.
Référence électronique, pour citer cet article
Elisa Uffreduzzi, « Danse et orientalisme dans le cinéma muet italien », Images secondes. [En ligne], 01 | 2018, mis en ligne le 28 juin 2018, URL : http://imagessecondes.fr/index.php/2018/06/28/danse-et-orientalisme-dans-le-cinema-muet-italien
Elisa Uffreduzzi
Elisa Uffreduzzi a obtenu son doctorat à l’Université de Florence, thèse portant sur la danse dans le cinéma muet italien. En 2014, elle co-édite le n°9 de la revue Immagine. Note di Storia del Cinema (AIRSC), dédié à la danse dans le cinéma muet. Son livre La danza nel cinema muto italiano a été publié récemment. Elle collabore au projet international Media Ecology Project, dirigé par le Professeur Mark Williams (Dartmouth college), en collaboration avec l’association Domitor et la Paper Print Collection de la Library of Congress. Pendant l’édition 2017 du festival Il Cinema Ritrovato, elle a participé à l’atelier international Caligula (Ugo Falena, 1916), de la danse aux décors : les arts en excès ! (Cineteca di Bologna, Sala Cervi, 25 juin 2017).
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