Évocations de la danse dans les théories de Germaine Dulac

Bárbara Janicas
Évocations de la danse dans les théories de Germaine Dulac
Une théorie de la ciné-danse avant la lettre

Résumé
Cette contribution prétend apporter un nouveau regard sur les écrits de Germaine Dulac autour du mouvement et du rythme cinématographiques sous le signe de la danse. Bien que la cinéaste privilégie la musique comme idéal esthétique et semble omettre l’influence que la danse moderne a pu avoir sur sa vision du mouvement, nous reconnaissons au fil de ses réflexions une volonté de dépassement de l’analogie musicale, allant de l’apologie d’une poétique du geste vers un modèle chorégraphique abstrait. En partant de l’intuition d’un lien intime entre l’édifice théorique de Dulac et l’univers de la danse, nous allons vérifier l’hypothèse selon laquelle sa pensée sur le mouvement cinématographique porte en elle le germe d’une possible définition de la ciné-danse avant la lettre.

Mots-clés
Germaine Dulac, cinéma, danse, geste, mouvement.

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Dans cet article, nous proposons de revenir sur les réflexions de la cinéaste Germaine Dulac autour du mouvement et du rythme visuels dans le contexte du cinéma d’avant-garde des années 1920, dans l’espoir d’y trouver des pistes permettant de défendre l’idée que ses écrits contiendraient les fondements pour un modèle cinématographique inspiré par le langage de la danse. Toute une partie de la démarche théorique de Dulac a consisté à libérer le cinéma de l’influence des arts dramatique et littéraire, et à chercher sa spécificité auprès d’autres modèles esthétiques plus aptes à sublimer son pouvoir d’expression visuelle et temporelle de sensations pures – une définition qui pourrait servir aussi bien au cinéma qu’à la danse. Même si l’art chorégraphique n’est que très rarement mentionné dans ses écrits, nous n’avons aucune raison pour croire que Dulac répudiait son influence sur le cinéma, d’autant plus que les quelques évocations de la danse qui ponctuent ses textes laissent deviner une sensibilité hors du commun vis-à-vis le mouvement. Bien que la cinéaste privilégie la musique comme l’idéal esthétique du cinéma pur, nous pouvons tout de même signaler dans sa pensée théorique une volonté de dépasser le discours musicaliste dominant les débats de l’époque, évoluant de l’apologie d’une poétique du geste intime et de la révélation des mouvements infimes de la nature, vers la suggestion d’un modèle ciné-chorégraphique abstrait, voire spirituel, préconisant les modes d’existence du cinéma de l’avenir. Cet article sera organisé en trois parties qui témoignent l’évolution de la pensée du mouvement cinématographique prônée par Dulac au fil de ses textes des années 1920. Si l’articulation entre les concepts théoriques et les intentions esthétiques de la cinéaste se reflète aussi bien dans son œuvre écrite que filmique, nous allons néanmoins nous concentrer sur ses textes pour en proposer une nouvelle lecture sous le signe de la danse. Ainsi, nous allons commencer par interroger les raisons de l’apparente omission de la danse dans ses écrits sur les rapports entre le cinéma et les autres arts ; ensuite, nous dévoilerons des aspects méconnus de la vie de Dulac l’associant à des personnalités des arts de la scène qui auront marqué son avenir de cinéaste et sa vision du cinéma ; finalement, nous chercherons à mettre en évidence quelques figures de gestes désincarnés et de mouvements organiques qui imprègnent son œuvre d’images évocatrices de la danse, sur lesquelles se fondent les concepts-clé de sa pensée théorique. Nous espérons montrer comment Dulac a anticipé dans ses théories sur le mouvement une expérience sensorielle pure propre à la rencontre entre le cinéma et la danse, qui sera le fondement même d’une définition de la ciné-danse avant la lettre.

Germaine Dulac[1] fut l’une des premières femmes-cinéastes à envisager le cinéma comme étant à la fois un art visuel et un art du temps[2]. La valeur incontournable de ses théories sur le rythme et le mouvement cinématographiques est aujourd’hui bien établie, mais nous constatons que la plupart des études qui lui furent consacrées ne tiennent pas compte des aspects particuliers de ses propos sur l’analogie musicale et la pureté du cinéma, des idées qui dominent les débats de l’avant-garde française des années 1920[3]. Nous estimons que la pensée de Dulac autour du cinéma mérite d’être reconsidérée à l’aune d’idées capables faire ressortir sa sensibilité unique vis-à-vis du mouvement, ce que nous nous proposons de faire en revalorisant la part de la danse dans son édifice théorique. Bien que le rapport entre la cinéaste et l’art chorégraphique ne soit pas complètement méconnu, notamment en ce qui concerne l’influence qu’a exercé sur elle la danseuse Loïe Fuller[4], le manque généralisé d’allusions et références directes à la danse dans ses écrits semble dissuader les auteurs  d’approfondir les enjeux et les implications effectives de ce lien.

Cette contribution vient poursuivre les recherches présentées dans trois autres articles qui abordent des aspects moins souvent étudiés de l’œuvre de Dulac concernant les rapports de son cinéma avec l’univers de la danse. Dans l’article « Light, Motion, Cinema! The Heritage of Loïe Fuller and Germaine Dulac »[5], Tom Gunning explore le lien entre l’héritage symboliste de l’art fullérien et la dimension spirituelle du cinéma impressionniste de Dulac, en rendant compte d’une alliance entre les rythmes des formes naturelles et les innovations technologiques de l’époque. Dans un chapitre intitulé « Dancing with Light: Choreographies of Gender in the Cinema of Germaine Dulac »[6], Tami Williams explore la façon dont la figuration de la danse et du sport dans certains films impressionnistes de Dulac influence sa représentation des genres, et suggère par le biais de sensations physiques et cinétiques sa propre vision de l’émancipation féminine. Plus récemment, Marion Carrot a proposé dans l’article « Une idée du mouvement. Étude de quelques figures dansées dans la filmographie de Germaine Dulac »[7] une analyse de trois courts-métrages tardifs de la cinéaste pour mettre en évidence la façon dont son exploration de la dimension haptique des gestes filmés a évolué vers une dimension sensible et abstraite du mouvement filmique.

Bien que l’approche sensorielle des mouvements filmés par Dulac anticipe, d’après Marion Carrot, un ensemble de questions qui traversent les expérimentations récentes en ciné-danse, il nous semble anachronique d’appeler ciné-danses des courts-métrages réalisés à la fin des années 1920, même si la cinéaste elle-même les décrit parfois comme des « ballets cinégraphiques », une formule qui seule invite à les envisager comme des films de danse. Nous pouvons également observer que les structures de ces films, même de ceux dont la genèse a été fondée sur des compositions musicales, prennent souvent la forme de variations sur un thème ou sur un mouvement inspirés par la danse, comme d’ailleurs leurs titres le suggèrent : alors que Danses espagnoles et Thèmes et variations montrent encore quelques corps humains et des pas de danse reconnaissables, les films Disque 957 et Étude cinégraphique sur une arabesque sont plutôt des explorations abstraites d’effets de lumière au contact d’objets en mouvement, visant à créer des expériences pures du mouvement.

Cette contribution n’a pas pour objectif d’analyser l’œuvre de Dulac sous le prisme de la figuration de la danse et ses effets narratifs/idéologiques (l’approche de Tami Williams) ou visuels/sensoriels (celle de Marion Carrot), ni ne vise à prolonger la réflexion métaphorique de Tom Gunning autour du « fantasme fullérien » chez la cinéaste. Au contraire, nous voulons dépasser les dimensions d’illustration et de métaphore, pour chercher à identifier, au sein de l’édifice théorique de Dulac, des indices concrets permettant d’attester du rôle fondateur de la danse dans sa pensée du cinéma. Quoique l’analyse filmographique soit hors de la portée de cet article, nous estimons que les films expérimentaux de Dulac doivent être reconsidérés comme de véritables films d’essai au même titre que ses textes théoriques, en ce qu’ils répondent à la volonté de la cinéaste de rendre visibles ses idées sur le mouvement au travers d’images emblématiques inspirées par le langage de la danse.

1 – L’omission de la danse

Le premier défi à la reconnaissance d’un lien entre le cinéma de Dulac et la danse réside dans la difficulté à comprendre les raisons de la rareté de références à l’art chorégraphique dans ses écrits, qui sont pourtant très féconds en expressions et aphorismes réaffirmant l’analogie musicale. Si le postulat de départ de Dulac est l’affirmation de l’indépendance du cinéma par rapport aux autres arts[8], elle considère que l’art cinématographique est plus proche de la pureté spirituelle de la musique qu’il l’est de la matérialité figurative des autres arts visuels, de la photographie d’où il tire son principe mécanique, ou de la logique narrative littéraire et théâtrale. Certes, la cinéaste n’ignore pas que le film a son origine dans la fixation d’un « instant du geste », mais elle reconnaît que son but est de suivre ce mouvement dans la durée, afin de le reproduire rythmiquement et visuellement. En apparence, le seul art duquel Dulac admet rapprocher le cinéma est la musique, par sa nature immatérielle et intangible, son essence temporelle et rythmique, et son autonomie d’expression de sensations pures et de mouvements « insaisissables »[9]. Nous comprenons que l’art musical puisse avoir été l’idéal esthétique des théoriciens et des cinéastes des années 1920 qui cherchaient à saisir  la pureté du cinéma, mais nous nous demandons s’il est toujours le meilleur modèle pour éclaircir sa spécificité esthétique. En fait, nous supposons que l’analogie musicale ne rend pas compte de la dimension visuelle qui serait aussi indispensable au cinéma que son déroulement temporel, et nous croyons qu’un autre art existerait, plus apte à témoigner de la double nature de l’art cinématographique par le biais de l’expression poétique de mouvements physiques et spirituels : en un mot, la danse.

D’ailleurs, cela surprend que la danse soit presque totalement absente des distinctions que l’auteure fait entre les arts, d’autant plus que le début du XXe siècle est marqué par une révolution dans le champ de l’art chorégraphique qui met au centre des réflexions esthétiques une conception moderne du mouvement[10]. En lisant ses textes, nous notons que Dulac ne prononce aucun jugement sur la place de la danse dans la hiérarchie des arts : nous ignorons si elle l’associe aux arts de la scène, comme le théâtre et la pantomime, ou aux arts qui appartiendraient, d’après Canudo, à la catégorie des « Rythmes du Temps », aux côtés de la musique et de la poésie[11]. Il n’y a pas de raison de croire que Dulac niait l’influence de la danse de la même façon qu’elle repoussait la littérature et le théâtre ; simplement elle se tait sur ce sujet, et c’est justement cette omission dans son discours sur l’art, du reste si complet et cohérent, qui nous intrigue autant. Par exemple, lorsque la cinéaste attribue à la musique, aux formes littéraires et au cinéma le pouvoir d’exprimer par les mouvements extérieurs du monde les mouvements intérieurs de l’âme, elle ne mentionne nullement la danse :

« Si j’envisage maintenant le mouvement intérieur, je me trouve en face de la littérature (poésie, art dramatique, roman) et aussi de la musique. Une pièce de théâtre, c’est du mouvement puisqu’il y a évolution constante dans les caractères, dans les faits, dans les expressions des physionomies (…). Les mots, en littérature, peuvent être assimilés aux éléments d’un mouvement, que reconstitue la phrase. Mouvement aussi la musique qui se déroule en harmonies toujours changeants, toujours animées. Nous admettons donc que la littérature dans ses diverses formes, que l’art dramatique, que la musique sont des arts du mouvement comme le cinéma. »[12]

Nous ne comprenons donc pas pourquoi la danse, que l’on définirait comme l’art du mouvement par excellence, n’est pas nommée dans cet extrait : à l’instar du théâtre, la danse est aussi une façon de montrer la constante évolution des physionomies ; de même que les mots forment une phrase littéraire et les sons font une phrase musicale, de même aussi les gestes peuvent constituer une phrase chorégraphique. En plus, l’expression utilisée par Dulac pour parler des rythmes musicaux comme des « harmonies toujours changeants, toujours animées » rappelle des attributs que nous associerions à une forme poétique d’expression de l’intériorité par le mouvement dansé.

La simple lecture de textes de Dulac ne nous permet pas non plus de savoir si elle était au courant des propositions de langages gestuels inédits et de régimes corporels défricheurs marquant le champ chorégraphique du début du XXe siècle. Nous attirons également l’attention sur le fait que ce cadre révolutionnaire entraînait une remise en question de la définition même de la danse, qui devient un art aux contours flous et changeants, et donc plus faible pour servir de modèle esthétique aux autres arts cherchant des instances de validation, comme c’est le cas du cinéma. Pourtant, il nous semble quand même fort improbable que Dulac ait ignoré toutes les innovations chorégraphiques qui dès la naissance du cinéma avaient fasciné tant de cinéastes, elle qui depuis sa jeunesse côtoyait le milieu artistique parisien et se montrait si sensible à tous les arts, notamment la musique, le chant et la photographie, jusqu’à la découverte du cinéma. Effectivement, il suffit de se pencher sur le parcours de vie de la cinéaste pour trouver plusieurs indices qui nous font croire qu’elle aurait été influencée par des créations chorégraphiques modernes et par des figures proéminentes des arts de la scène.

2 – Les trois rencontres de Germaine Dulac avec la danse

Issue d’une famille bourgeoise d’Amiens, la jeune Dulac est confiée à sa grand-mère qui habite à Paris, où elle reçoit une éducation progressiste et une formation musicale ; elle apprécie la musique classique et l’opéra, surtout Wagner, Debussy et Chopin[13]. Comme toute « fille de bonne famille », elle doit également avoir fréquenté les spectacles de ballet classique à l’Opéra de Paris, mais c’est le souvenir d’un spectacle de danses serpentines de Loïe Fuller, vu possiblement aux Folies Bergères, alors qu’elle était trop jeune pour y aller, qui va marquer sa vision du cinéma. Dulac débute sa carrière de journaliste et critique de théâtre peu après son mariage avec le romancier Albert Dulac, et, entre 1906 et 1913, elle travaille au sein du journal féministe La Française. C’est aussi pendant cette période que Dulac fait les deux rencontres qui vont jouer un rôle déterminant dans son avenir de cinéaste : la première est le mime français Georges Wague, plus tard pédagogue de pantomime et acteur de cinéma ; la deuxième est Stacia de Napierkowska, danseuse-étoile de l’Opéra et future vedette de cinéma, célèbre pour son rôle dans L’Atlantide (1921) de Jacques Feyder.

Bien que Dulac ne parle pas de Wague ou de Napierkowska dans ses textes sur le cinéma, elle a écrit sur eux des critiques théâtrales : nous apprenons ainsi qu’elle admirait leur épure gestuelle, définie comme une sorte de « danse-pantomime », et nous supposons que c’est leur sublimation du geste comme moyen d’expression des sentiments qui plus tard inspire Dulac dans la recherche du jeu d’acteur qu’elle voulait pour ses films impressionnistes. Selon Williams, les affinités entre les conceptions du geste chez Wague et Dulac rappellent en outre l’importance d’approfondir les recherches sur les liens entre la pantomime moderne et le langage gestuel du cinéma muet :

« Des similitudes peuvent être observées entre la conception de la pantomime de Wague et la notion de cinéma pur de Dulac, de ses manifestations les plus figuratives aux plus abstraites, enracinées dans la vie, le mouvement, le rythme et la sensation. Leur discours partagé autour des problèmes de l’expression sans parole, de la narrativité, de la performance et de l’esthétique symboliste en est révélateur. »[14]

Wague commence par gagner en notoriété avec ses Chansons de Pierrots, des « cantomimes » composées par Xavier Privas, puis avec des rôles dans des ballets à l’Opéra, et son prestige est définitivement confirmé lorsqu’il remplace le langage conventionnel de la « pantomime blanche » par le mimodrame, qu’il considère plus accessible et universel. L’art de son mime, réduit à une palette de gestes et d’attitudes corporelles très simples et abstraites pour exprimer des pensées et des sentiments qui autrement seraient inexprimables, anticipe des préoccupations qui sont au cœur du courant impressionniste du cinéma français, dont Dulac fait partie.

Si nous pouvons considérer que la pantomime épurée de Wague inspire la gestuelle des personnages des premiers films de Dulac, il nous semble que c’est Napierkowska qui lui donne le modèle pour ses héroïnes à l’écran. C’est d’abord en compagnie la danseuse que Dulac découvre le cinéma lors d’un séjour à Rome, en 1915 ; Napierkowska joue ensuite le rôle principal dans deux des premiers films que Dulac réalise en 1916, Venus Victrix et Dans l’ouragan de la vie[15], et elle inspire par la suite son exploration de l’intimité des protagonistes féminines dont les troubles sentimentaux s’expriment par des gestes poétiques inattendus et des pratiques physiques déviantes. La recherche d’une physicalité poétique est encore renforcée par le fait que Dulac a plus souvent travaillé avec des danseurs et des athlètes qu’avec des vrais comédiens, car elle trouve qu’ils sont davantage capables de dégager une harmonie des gestes pour exprimer l’intériorité des personnages.

« Harmonie de gestes »[16] est l’une des rares formules que la cinéaste utilise pour définir à la fois la danse et le jeu d’acteur, mais elle ne dit rien d’autre sur ce qui sous-tendrait cette forme d’harmonie produite par l’articulation des postures physiques, sauf l’idée que « l’être humain est mouvement puisqu’il se déplace, vit, agit, reflète des impressions successives »[17]. Cette expression devient trop simpliste lorsque Dulac s’éloigne du modèle pantomimique de ses films impressionnistes, et qu’elle se tourne vers le cinéma abstrait, à travers ses explorations de « symphonies visuelles »[18]. Or c’est justement par un détournement de la figuration gestuelle vers l’abstraction formelle que la pensée théorisante de Dulac qui accompagne ses recherches expérimentales autour de 1927-1929 laisse deviner une autre façon d’envisager la danse, que la cinéaste pressent mais n’ose pas formuler, peut-être parce qu’elle ne dispose pas encore de concepts théoriques pour le faire.

La difficulté à reconnaître dans les écrits de Dulac la formulation précise du passage de la vision de la danse en tant qu’harmonie des gestes à une conception de la danse abstraite comme art du pur mouvement sensible peut aussi être liée au fait que, pour sortir la danse de son acception générale,  il a fallu à Dulac découvrir une autre dimension, abstraite et immatérielle, de l’art chorégraphique. Cela nous amène à énoncer la troisième rencontre marquante de Dulac avec une figure artistique du début du XXe siècle : la danseuse Loïe Fuller.

C’est justement dans un article intitulé « Trois rencontres avec Loïe Fuller » paru en février 1928[19], que Dulac établit de manière directe un premier rapprochement entre danse, musique et cinéma. Dulac fait plus que rendre hommage à cette danseuse qui l’a toujours fascinée, elle remarque aussi la coïncidence entre les premières danses de Fuller et la naissance du cinéma, et expose les trois moments qui lui ont permis de faire connaissance avec l’art fullérien : ses créations scéniques de danses de lumières, les captations de danses serpentines exécutées par des imitatrices et filmées par les cinéastes pionniers, et le seul film achevée réalisée par la danseuse, Le Lys de la vie (1921). L’émerveillement que Dulac éprouve en regardant une danse serpentine pour la première fois montre à quel point il s’agit pour elle d’un moment de véritable révélation esthétique :

« Loïe Fuller ! Tout le monde parlait de cette artiste américaine qui dansait avec la lumière : voiles blancs dont la légèreté malléable et mobile évoquait fleurs et papillons ; projecteurs aux rayons multicolores qui peignaient sur les blancheurs mouvantes de la gaze de rutilantes gammes. Un corps invisible fondu dans les étoffes diaphanes d’où émergeait une tête… Un cerveau porté par la lumière. C’est ainsi que Loïe Fuller m’apparut dans une fin d’après-midi de musique austère, autre musique, visuelle celle-là, qui me fut révélée presque à la dérobée, à moi dont l’âge interdisait l’entrée du music-hall. »[20]

La découverte, grâce à l’art fullérien, d’une forme de « musique visuelle » est le détour qui permet à Dulac d’envisager le mouvement dans sa dimension immatérielle, voire spirituelle : sa description de la performance de Fuller comme une « légèreté malléable et mobile », un « corps invisible » et un « cerveau porté par la lumière »[21] montrent que l’auteure est amenée à considérer le mouvement de la danseuse dissocié de son corps, ce qui lui permet d’imaginer un cinéma à son tour détaché de la figuration, en tant qu’inscription du pur mouvement par la lumière. Dulac emploie l’expression « musique visuelle » à la fois pour célébrer sa rencontre avec l’art fullérien et pour parler de l’aube du cinéma, ce qui corrobore l’idée que les danses serpentines ont eu besoin du même type de validation artistique que le cinéma naissant, l’analogie musicale ayant joué un rôle déterminant dans les deux cas. Enfin, c’est la révélation de la musique visuelle qui donne à Dulac l’inspiration pour sortir le cinéma de son registre représentatif et l’ouvrir au champ du mouvement cinégraphique, comme pure sensation visuelle et rythmique :

« Sans penser peut-être que cela était aussi le cinéma ; le jeu de la lumière et des couleurs en relief et en mouvements sur l’écran normal, manifestation d’art qui fut ma dernière rencontre et mon dernier éblouissement. Loïe Fuller créa ses premiers accords de la lumière à l’heure où les Frères Lumière nous donnaient le cinéma. Étrange coïncidence à l’aube d’une époque qui est et sera celle de la musique visuelle. »[22]

L’un des aspects les plus importants de la théorie de Dulac vise en effet à dépasser le stade de la captation du mouvement brut par les cinéastes pionniers, pour engager une véritable démarche artistique et parvenir vers un cinéma d’avant-garde en tant que « jeu de la lumière et des couleurs en relief et en mouvements »[23]. Il n’en demeure pas moins que ce qui a permis à la cinéaste de commencer à envisager autrement le mouvement et à songer à la cinégraphie intégrale a été un spectacle de danse et l’image poétique d’une danseuse, comme le prouve le texte de 1928.

3 – Quelques images évocatrices de la danse dans les écrits de Germaine Dulac

Déjà dans un autre texte écrit l’année précédente, « Du sentiment à la ligne » (1927)[24], Dulac avait décrit plusieurs images de mouvements pour décrire le passage, suggéré par le titre, du cinéma impressionniste vers la cinégraphie intégrale. En enchainant dans son discours des évocations de mouvements dramatiques et géométriques (que nous pouvons, d’ailleurs, retrouver dans ses films), et en insistant sur le fait que ces images étaient capables d’émouvoir par leur simple évolution visuelle et par leur force dynamique, la cinéaste montre que c’est le travail du rythme par des procédés cinématographiques qui accorde une signification intime et spirituelle aux images filmées. Dans l’extrait suivant, nous pouvons observer comment s’enchainent dans le discours de Dulac diverses images de mouvement emblématiques de sa pensée sur le cinéma ; elle va de l’exemple d’un réflexe musculaire ou d’un geste fonctionnel au mouvement d’une forme abstraite, évocatrice des formes mouvantes des danses serpentines de Loïe Fuller, en passant par la célèbre image de la germination d’un grain de blé :

« Qu’un muscle joue sur un visage, qu’une main se pose sur une autre main, qu’une plante grandisse attirée par le soleil, que des cristaux se superposent, qu’une cellule animale évolue, nous trouvons à la base de ces manifestations mécaniques du mouvement, une impulsion sensible et suggestive, la puissance de la vie, que le rythme exprime et communique. (…) Qu’un cercle tournoie, parcoure un espace et disparaisse, comme lancé par la force et la mesure de son mouvement en dehors de notre cadre de visions, nous créons une impression sensible, si les rythmes de vitesse sont coordonnés à une inspiration définie. »[25]

Nous avons l’impression que les mouvements décrits dans ce passage acquièrent un sens poétique et concourent à invoquer des images de danse : qu’il s’agisse de filmer des gestes humains réalistes, des phénomènes naturels ou des formes abstraites, toute image semble danser, et ce grâce au cinéma qui permettrait de saisir la « danse de toute chose », pour reprendre les mots de Didi-Huberman[26]. Cette conviction est soulignée plus bas dans l’article, lorsque Dulac évoque l’image iconique d’une danseuse, qui n’est pas nommée mais dont le texte permet de penser sans aucun doute qu’il s’agit de Loïe Fuller, pour illustrer son idéal d’abstraction cinégraphique.Voyons donc comment la cinéaste définit son concept de cinégraphie intégrale, dans les deux versions connues du texte en question :

« J’évoque une danseuse ! Une femme ? Non. Une ligne bondissante aux rythmes harmonieux. J’évoque sur des voiles une projection lumineuse. Matière précise ? Non. Rythmes fluides. Les plaisirs que procure le mouvement au théâtre, pourquoi les mépriser à l’écran. Harmonie de lignes. Harmonie de lumières. Lignes, surfaces, volumes évoluant directement, sans artifices d’évocations, dans la logique de leurs formes, dépouillées de tout sens trop humain pour mieux s’élever vers l’abstraction et donner plus d’espace aux sensations et aux rêves : Le Cinéma Intégral. »[27]

« J’évoque Isadora Duncan. Une danseuse. Non. Une ligne bondissante aux rythmes harmonieux. J’évoque Loïe Fuller. Des voiles. Non. Rythmes fluides. Les plaisirs que procure le mouvement que l’on aime en certaines formes au théâtre, pourquoi les bannir, en certaines autres à l’écran. Avec Isadora une harmonie de lignes. Avec Loïe Fuller une harmonie de lumières. Lignes, surfaces, dépouillées de tout sens trop humain pour mieux s’élever vers l’abstraction des sentiments : Le Cinéma Intégral. »[28]

La découverte d’une première ébauche du texte de 1927 dans les archives personnelles de Dulac est attribuée à Tami Williams, qui a ainsi dévoilé une dimension inconnue des rapports de la cinéaste avec la danse, concernant l’évocation à la danseuse Isadora Duncan[29]. Bien qu’elle n’approfondisse pas le lien avec Duncan et que seule la référence à Fuller ait été maintenue dans la version finale, ceci laisse supposer que la cinéaste avait une connaissance des figures de la culture chorégraphique de son époque plus profonde que ce que ses textes publiés laissent deviner.

Très différentes dans leurs approches du mouvement et du corps, l’une par sa grande liberté d’expression marquée par un retour au modèle de la statuaire de l’Antiquité grecque, l’autre par sa forte dimension d’intermédialité, concevant le dispositif scénique, vêtements et éclairage, comme des prothèses des virtualités de son corps, Duncan et Fuller accordaient toutes les deux une place centrale à l’expression de la spiritualité, dimension qui était également chère au cinéma de Dulac. Nous ajouterions que le simple fait que la cinéaste évoque les danseuses Fuller et Duncan pour clarifier des concepts fondamentaux de ses théories sur le cinéma intégral semble être un argument solide pour que nous estimions que sa pensée sur le mouvement cinématographique est aussi inspirée par les propositions innovatrices de ces deux danseuses modernes, même si ces références ne sont pas conscientes ou systématiquement formulées, ni ne se concrétisent forcément dans sa pratique filmique expérimentale par une exploration de la corporéité et de la figuration gestuelle. Apparemment, la cinéaste ne garde des danses duncaniennes que le libre cours du mouvement, et des danses fullériennes que leur force suggestive de formes naturelles rendues abstraites.

Nous pouvons en outre observer que, dans les rares occasions où Dulac filme des corps humains en train de danser, les images renvoient à des performances plus conventionnelles de danse, comme la danseuse de flamenco dans Danses Espagnoles, ou la ballerine classique dans Thèmes et variations. Du reste, son approche du mouvement abstrait par le biais de la danse se matérialise dans l’imagerie de ses courts-métrages à travers quelques gestes épurés (« une main se pose sur une autre main »), le souvenir de certaines formes organiques (la germination des plantes, le scintillement des étoiles, la course des eaux) ou l’exploration graphique de motifs propres de l’esthétique de l’Art Nouveau (des arabesques, des volutes, des lignes serpentines).

Ainsi, le passage « du sentiment à la ligne » annoncé par le titre de l’article de 1927 ne préconise pas uniquement l’avenir cinégraphique du cinéma, mais suggère également une nouvelle acception du mouvement chorégraphique, libre, fluide et abstrait. L’ancienne formule « harmonie de gestes », qui était encore inspirée par les codes de la danse classique et de la pantomime ayant influencé les films impressionnistes du début des années 1920, est remplacée par de nouvelles expressions telles que « rythmes harmonieux », « harmonie de lignes » et « harmonie de lumières », qui apparaissent dans le texte de 1927 et auxquelles renvoient certaines images des films expérimentaux de 1928-1929. Nous croyons en outre qu’il suffirait de regarder ces courts-métrages pour être confrontés à une expérience du mouvement évocatrice d’une autre sorte de danse, immanente aux formes mouvantes, « dépouillée de tout sens trop humains »[30] mais plus proche des sensations pures.

Nous partageons l’opinion de Tami Williams, selon laquelle ces œuvres sont « l’aboutissement d’une longue période de réflexion et de recherches sur les moyens pour parvenir à un cinéma pur ou intégral qui capterait l’essence du nouveau médium sans rien devoir aux autres arts »[31] ; pourtant, nous considérons que dire que la conception du mouvement cinématographique prônée par Dulac emprunte à l’univers de la danse n’infirme en rien le postulat de l’autonomie artistique du cinéma, car ce que la cinéaste prouve, finalement, ce n’est pas que le cinéma peut « faire comme » la danse, mais plutôt qu’il peut donner origine à une autre forme de danse, qui ne saurait pas exister en dehors des capacités expressives et perceptives du dium filmique.

En guise de conclusion, nous dirions que Dulac a développé une pensée ciné-chorégraphique qui se rapproche de la définition de ciné-danse[32] énoncée par la cinéaste américaine Maya Deren à propos de son œuvre-phare A Study in Choreography for Camera (1945) : « une danse qui ne peut exister que sur pellicule »[33]. Nous espérons ainsi avoir montré comment, même sans le vouloir, Dulac a anticipé dans ses réflexions sur le mouvement cinématographique un mode d’expérience sensorielle propre à la rencontre entre le cinéma et la danse, et qui serait le fondement même d’une définition de la ciné-danse avant la lettre.


[1] Combinant dès 1915 la carrière de réalisatrice, productrice et scénariste avec le travail de critique et de théoricienne du cinéma, Germaine Dulac (1882-1942) a toujours milité pour la production indépendante en opposition au cinéma commercial de tradition narrative, et elle s’est également investie dans la promotion de circuits alternatifs de diffusion des films dans les ciné-clubs, ainsi que dans la défense de la valeur éducative du cinéma scientifique et documentaire. Ses films s’inscrivent dans l’avant-garde du cinéma français, d’abord de tendance impressionniste (collaborant avec Louis Delluc dans La Fête espagnole, 1919), puis surréaliste (lorsqu’elle réalise La Coquille et le Clergyman, 1928, d’après un scénario d’Antonin Artaud), jusqu’à s’éloigner du cinéma figuratif en profit de la quête d’un cinéma abstrait, dont témoignent les courts-métrages expérimentaux réalisés à la fin des années 1920 (Danses espagnoles, Thèmes et variations, Disque 957 et Étude cinégraphique sur une arabesque). Après l’arrivée du cinéma parlant, Dulac continue de développer ses idées par la voie de la presse écrite et filmée, en tant que rédactrice en chef des Actualités Gaumont.

[2] Germaine Dulac, « L’essence du cinéma – L’idée visuelle », Cahiers du mois, n°16-17, 1925, et « Le cinéma, art des nuances spirituelles », Cinéa-ciné pour tous, janvier 1925 ; repris dans Prosper Hillairet (ed.), Écrits sur le cinéma (1919-1937), Paris, Paris Expérimental, 1994, pp. 51-52 et pp. 63-66. D’après Dulac, le cinéma est un art visuel parce qu’il rend visible des idées et des sentiments par des actions et des mouvements, mais pour que ces actions ne soient pas vides, il faut que le mouvement soit articulé temporellement. Selon la cinéaste, c’est la dimension temporelle explorée par le rythme qui donne au mouvement sa forme sensible et sa signification intime ; on déduit par-là que le mouvement du cinéma a deux dimensions, à savoir une dimension physique, matérielle ou mécanique (les mouvements du monde) et une dimension immatérielle, morale et spirituelle (les mouvements de l’âme ou les mouvements abstraits).

[3] Les théories de Dulac à propos du rythme visuel, l’analogie musicale et le cinéma pur sont clairement exposées dans l’ouvrage incontournable de Laurent Guido, L’Âge du Rythme (2007). Nous pouvons également citer deux autres livres qui attestent de la spécificité des propos théoriques de Dulac dans le contexte de son époque : l’ouvrage collectif codirigé par Tami Williams et Laurent Véray, Germaine Dulac, Au-delà des impressions (2006), qui reste à l’heure actuelle la principale publication en français sur la cinéaste, et l’ouvrage plus récent de Tami Williams, Germaine Dulac, A Cinema of sensations (2014), qui constitue la première étude intégrale de la biographie et de l’œuvre filmique de Dulac.

[4] Les rapports entre Loïe Fuller et le cinéma ne se résument pas aux innombrables captations de danses serpentines par les cinéastes pionniers, le spectacle fullérien étant aussi un lieu commun dans l’imaginaire des cinéastes d’avant-garde. Depuis le tournant du XXe siècle jusqu’à nos jours, l’art fullérien a inspiré des penseurs modernes (Mallarmé, Dulac), et son influence sur le cinéma a été beaucoup étudiée par des théoriciens de l’art (Lista, Garelick), du cinéma (Gunnning, Coffmann) et de la ciné-danse (Brannigan, Tomasovic).

[5] Tom Gunning, « Light, Motion, Cinema! The Heritage of Loïe Fuller and Germaine Dulac », Framework: The Journal of Cinema and Media n° 46.1, printemps 2005, pp. 106-129.

[6] Tami Williams, « Dancing with Light : Choreographies of Gender in the Cinema of Germaine Dulac », dans Alexander Graf et Dietrich Scheunemann (ed.), Avant-garde film, Amsterdam/ New York, Rodopi, 2007, pp. 121-131.

[7] Marion Carrot, « Une idée du mouvement. Étude de quelques figures dansées dans la filmographie de Germaine Dulac », Screendance Studies, 2014. URL : https://screendancestudies.wordpress.com/2014/05/08/ [Consulté le 01/11/2017].

[8] Ricciotto Canudo, « Manifeste des sept arts », Gazette des sept arts, n° 2, janvier 1923 ; repris dans L’usine aux images, Paris, Séguier-Arte, 1995, pp. 161-164. Les propos de Dulac rejoignent la position de Ricciotto Canudo, en ce que tous les deux ont pour but d’affirmer la spécificité du cinéma, mais se distinguent sur un aspect : tandis que Canudo conçoit le cinéma comme une synthèse de tous les arts, ou « l’art total vers lequel tous les autres, depuis toujours, ont tendu », pour Dulac, les procédés expressifs du cinématographe ne sont pas à chercher dans les arts traditionnels, mais dans la façon propre du nouveau médium de s’exprimer par le déroulement temporel et le mouvement des formes visuelles.

[9] Germaine Dulac, « La musique du silence », Cinégraphie, janvier 1928 ; repris dans Prosper Hillairet (ed.), Op. cit., pp. 106-107. Dulac parle d’ « insaisissable musical » pour se référer à la dimension transcendante de la musique, qu’elle définit comme « la profondeur rendue sensible ». Selon l’auteure, c’est la révélation des mouvements de la nature et de l’âme qui échappent à la perception normale que le cinéma conçu en tant que musique visuelle doit chercher à exprimer. Pour illustrer son propos, Dulac prend l’exemple d’un film scientifique montrant en accéléré la germination d’un grain de blé, qui revient comme un motif poétique au fil de ses écrits. Cette image constitue pour elle un véritable drame  purement visuel, par lequel le cinéma prouve qu’il est en mesure de montrer ce qui est invisible à l’œil nu, c’est-à-dire  « non seulement la synthèse de ce mouvement de croissance, mais la psychologie de ce mouvement » (Ibid.).

[10] Il faut préciser qu’il n’y a pas une seule conception moderne du mouvement : d’une part, la Modernité est marquée par la volonté de faire entrer les notions de mouvement et de rythme visuel dans les arts plastiques et par l’intérêt porté à la recherche d’une esthétique propre à la vie moderne, dominée par l’énergie et la vitesse de l’élément mécanique ; d’autre part, pour le champ de la danse, la fin du XIXe siècle constitue un moment de rupture avec les conventions du ballet classique, encore très marqué par le culte de la pose, les contraintes imposées au corps et la gestualité mimétique, de sorte que l’on assiste à l’émergence de multiples langages corporels fondés sur des mouvements plus libres, fluides, sinueux et spontanés ; enfin, nous pouvons encore considérer que l’avènement du cinéma dans le tournant du siècle marque le passage du régime esthétique de l’image fixe à celui de l’image en mouvement.

[11] Ricciotto Canudo, Op.cit. La danse n’est même pas considérée dans la première hiérarchie des arts établie par Canudo où il revendique le statut de Sixième Art pour le cinéma. C’est seulement après l’ajout de l’art chorégraphique, qui prend la place du cinéma, que ce dernier devient le Septième Art, la danse étant désormais considérée l’un des Arts du Temps, envisagée par Canudo comme un complément de la musique et côtoyée par la poésie.

[12] Germaine Dulac, « L’essence du cinéma – L’idée visuelle », Op. cit., p. 53.

[13] Des compositions musicales de ces auteurs ont inspiré Dulac dans la création de certains de ses films expérimentaux, comme c’est le cas des Préludes de Chopin qui ont servi de base à Disque 957, et des Deux Arabesques de Debussy qui ont inspiré son Étude cinégraphique sur une arabesque.

[14] Tami Williams, « The Silent Arts : Modern Pantomime and the Making of Art Cinema in Belle Epoque Paris », dans André Gaudreault et al. (ed.) A Companion to Early Cinéma, Malden, Wiley-Blackwell, 2012, p. 100. Citation originale en anglais : “Similarities can be seen between Wague’s conception of modern pantomime and Dulac’s notion of ‘pure cinema’, from its most figurative to its most abstract manifestations, as rooted in life, movement, rhythm, and sensation. They shared discourse around issues of wordlessness, narrativity, performance, and symbolist aesthetics is revealing.”

[15]  Par coïncidence ou pas, Napierkowska avait aussi croisé Wague dans le début de sa carrière d’actrice de cinéma et, dès le début des années 1910, ils sont plusieurs fois partenaires sur la scène et à l’écran.

[16] Germaine Dulac, « Les esthétiques, les entraves, la cinégraphie intégrale », L’Art Cinématographique, Paris, Librairie Félix Alcan, 1927 ; repris par Prosper Hillairet (ed.), Op. cit., p. 99.

[17] Germaine Dulac, Ibid.

[18] Laurent Guido, « Germaine Dulac, théoricienne du rythme et de l’abstraction », dans Muriel Andrin et al. (ed.), Femmes et critiques(s). Lettres, Arts, Cinéma, Namur, Presses Universitaires de Namur, 2009, pp. 165-180. Selon Guido, la symphonie visuelle désignerait pour Dulac les œuvres attachées au filmage des éléments photogéniques du réel, qu’elle envisage comme une étape transitoire vers le cinéma pur. D’après l’auteur, l’aspiration ultime de Dulac est la cinégraphie intégrale, mais dans ses films elle nuance sa position « en prenant pour modèle les rythmes universels qui gouvernent l’ensemble des mouvements naturels », ce qui explique son apologie du cinéma documentaire et scientifique.

[19] Germaine Dulac, « Trois rencontres avec Loie Fuller », Bulletin de l’Union des Artistes n° 30, février 1928 ; repris dans Prosper Hillairet (ed.), Op. cit., pp. 109-110.

[20] Germaine Dulac, Ibid.

[21] Germaine Dulac, Ibid.

[22] Germaine Dulac, Ibid.

[23] Laurent Guido, Op. cit., p. 169. Selon Guido, Dulac propose « une réflexion sur le passage graduel du mouvement au rythme (…) qui la pousse à distinguer différentes étapes au sein de la jeune histoire du cinéma ». La cinéaste remonte à l’invention des Lumière pour attester que le cinéma fut originellement une invention conçue pour « reproduire le mouvement mécanique de la vie, le mot mouvement n’évoquant en notre esprit que la vision banale des gens et des choses animées, allant, venant, s’agitant » (Germaine Dulac, « Les esthétiques, les entraves, la cinégraphie intégrale », Op. cit., p. 99.) ; à cette vocation documentaire, viennent s’ajouter d’abord la découverte de la capacité du cinéma à raconter des histoires par des images, puis la découverte du rythme comme principe directeur des mouvements filmés, inaugurant la tendance de la symphonie visuelle des expérimentations avant-gardistes et annonçant l’évolution vers la cinégraphie intégrale à laquelle, selon Dulac, le cinéma devrait aspirer. Il faudra pourtant nuancer cette distinction entre les différents étapes historiques identifiées par la cinéaste, puisque nous savons aujourd’hui que les diverses vocations documentaire, narrative et expérimentale du cinéma co-existent presque depuis sa naissance.

[24] Germaine Dulac, « Du sentiment à la ligne », Schémas, n° 1 [unique], février 1927 ; repris dans Prosper Hillairet (ed.), Op. cit., p. 87-89.

[25] Germaine Dulac, Ibid, p. 89.

[26] Georges Didi-Huberman, « La danse de toute chose », dans Georges Didi-Huberman, Laurent Mannoni, Etienne-Jules Marey. Photographe des fluides, Paris, Galimard RMN, 2004, p. 240-241.

[27] Germaine Dulac, 1927, « Du sentiment à la ligne », Op. cit., p. 89.

[28] Germaine Dulac, texte inédit, 1927.

[29] Tami Williams, « Germaine Dulac, du figuratif à l’abstraction » dans Nicole Brenez et Christian Lebrat (ed.), Jeune, dure et pure ! Une histoire du cinéma d’avant-garde et expérimental en France. Paris : Cinémathèque Française, 2001, pp. 78-82. Dans cet article, Tami Williams confronte la version publiée du texte de 1927 avec l’ébauche qu’elle avait découvert dans les archives de la cinéaste, attestant ainsi pour la première fois de l’existence d’un lien inavoué entre Germain Dulac et Isadora Duncan.

[30] Germaine Dulac, 1927, « Du sentiment à la ligne », Op. cit., p. 89.

[31] Tami Williams, Op. cit., p. 78.

[32] À l’instar de Marion Carrot, nous admettons qu’il serait anachronique de considérer les films expérimentaux de Dulac comme des films de danse à proprement parler, mais nous rejoignons son idée selon laquelle ces films proposent des « expériences spécifiquement cinématographiques du mouvement » (Marion Carrot, Op. cit.). L’auteure considère en outre que le travail dans ces films de décentrement de la figure humaine et d’exploration haptique des gestes inscrits dans l’espace filmique constituent des démarches qui sont au cœur des recherches en ciné-danse.

[33] Maya Deren, Écrits sur l’art et le cinéma, Paris, Paris expérimental, 2004.


Référence électronique, pour citer cet article
Barbara Janicas, « Évocations de la danse dans les théories de Germaine Dulac : Une théorie de la ciné-danse avant la lettre », Images secondes. [En ligne], 01 | 2018, mis en ligne le 10 mai 2018, URL : http://imagessecondes.fr/index.php/2018/05/10/evocations-de-la-danse-dans-les-theories-de-germaine-dulac/

Bárbara Janicas

Diplômée de l’École Supérieure de Théâtre et Cinéma de Lisbonne en 2011, avec une spécialisation en écriture de scénario, Bárbara Janicas a notamment écrit et coréalisé quelques courts-métrages en rapport avec la danse, parmi lesquels le documentaire O Corpo Maior (Le Plus Grand Corps, 2013, Prix Vo’Arte de Meilleur Film Portugais lors de la 5ème édition du festival InShadow – Festival de Vidéo, Performance et Technologies). En 2014, elle s’installe à Paris pour effectuer un master Arts et Langages – Parcours Images et Cultures Visuelles à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, sous la direction de Jean-Marie Schaeffer. Son mémoire de master L’incompossibilité au cinéma. Rendre l’incompossible possible a été publié en 2017 par ESTC Edições.

Actuellement, elle est doctorante à l’Université Paris VIII. Son projet de thèse, sous la direction de Dominique Willoughby, vise à revisiter l’histoire du cinéma expérimental en pellicule sous le signe de la danse ; ses recherches portent notamment sur l’idée que la danse constitue un modèle formel pour certains cinéastes expérimentaux qui se sont inspirés du langage chorégraphique pour explorer autrement le mouvement des images filmiques.